Source : Histoire des enfers par Georges
Minois, éditions Fayard
Rabelais va beaucoup plus loin dans l’impertinence, on
s’en serait douté ! Le chapitre XXX de Pantagruel, entièrement consacré à
l’enfer, loin d’inspirer la peur, d’un burlesque irrésistible, ne respecte ni
les Anciens, ni Dante, ni la théologie, ni peut-être même les Évangiles.
Parodie multiforme de tous les enfers païens et chrétiens, c’est le véritable
antidote des sermons terroristes de l’époque.
Rappelons les faits. Au cours d’une bataille contre les
géants, Épistémon a eu la tête coupée (ou « couppe testée »)
Panurge console ses amis et, constatant qu’il « est encore tout chault »,
entreprend de le ressusciter. Il réchauffe la tête sur sa braguette, puis, avec
de la « poudre de diamerdis » et de « l’onguent
ressuscitatif », il redonne vie à Épistémon, dont la première réaction
est d’émettre un pet retentissant. Une scène qui ne pouvait que mettre mal à
l’aise les gens d’Église, en évoquant la résurrection de Lazare.
Épistémon fait alors le récit de ce qu’il a vu dans
l’au-delà, car, bien entendu, il est descendu aux enfers. Son voyage est une
parodie de multiples visions infernales dans laquelle tout élément de
souffrance a disparu. Les diables sont de « bons compagnons » ;
Lucifer se montre fort sociable ; quant aux damnés, on ne les traite pas
si mal que vous ne le penseriez. » Ils occupent un emploi, dont l’humilité
contraste avec la gloire que chacun a connue sur terre. Il y a d’ailleurs là,
pêle-mêle, des personnages historiques de l’Antiquité, de la chrétienté, et des
héros mythologique. Leur présence n’a aucun lien avec leur passé moral. César
et Pompée sont goudronneurs de navires, Cléopâtre marchande d’oignons, le roi
Arthur dégraisseur de bonnets, Ulysse faucheur, Trajan pêcheur de grenouilles,
les chevaliers de la Table ronde pêcheurs de grenouilles, les chevaliers de la
Table ronde rameurs sur le Styx, Jules II crieur de pâtés, Boniface VIII
écumeur de marmite, et ainsi de suite. Nicolas III n’est là que pour justifier
un jeu de mots : « Nicolas pape tiers estoit papetier »
Le point commun, c’est le renversement des situations,
les orgueilleux étant humiliés par ceux qui furent des petits sur terre.
Diogène vit dans le luxe et bâtonne Alexandre qui ne lui a pas bien préparé ses
chaussures. Épictète, riche et oisif, s’amuse avec les filles tandis que Cyrus
vient mendier un denier. Jean Lemaire de Belges est là, jouant au pape, se
faisant baiser les pieds par les rois et les pontifes pour leur vendre des
indulgences et des dispenses « de ne valoir jamais rien. » Les fous
du roi sont ses cardinaux. Villon est là aussi. Il fait son marché et comme
Xerxès vend sa moutarde trop cher, il urine dans son baquet. Dans ce monde
grouillant et obscène, les vérolés sont plus de cent millions.
Lucien Febvre, étudiant cet épisode dans Le Problème
de l’incroyance au quinzième siècle, en a bien montré le caractère de
plaisanterie. On ne peut tirer de ce texte l’idée d’une contestation profonde
de l’Enfer. Rabelais a plus de verve et d’audace que la plupart de ses
contemporains, mais il ne songe pas à mettre en cause le dogme de l’enfer. Il
s’amuse, comme d’autres avant lui. Son enfer n’est que le monde à l’envers,
thème qui n’est pas étranger à la mentalité médiévale. N’oublions pas que le
quinzième siècle a été la grande époque de la « fête des fous » qui,
une fois par an, tolérait ce genre d’inversion et de dérision. Parfois appelée
« fête de l’Âne », elle donnait lieu à des mascarades et à des
bouffonneries auxquelles se prêtait le bas clergé, dans les églises mêmes.
Prières et formules liturgiques y étaient dites à
rebours et les plaisanteries frisaient le sacrilège. Les jurons prenaient le
contre-pied des prières : en Angleterre et en Allemagne apparaît le
« Dieu me damne » ; en Bourgogne, « Je renie Dieu » Le
culte des plaies du Christ engendra « Ventre Dieu » et celui du
saint sacrement « Corps Dieu » Défoulement, besoin de prendre du
recul par rapport à une religion étouffante, sans soude. Les clercs sont les
premiers à se livrer à des plaisanteries. Mais s’agit-il seulement de
plaisanteries ? Il est probable que, comme le note Francis Rappe,
« l’impiété grimace sous la bonhomie. »
On en trouve la confirmation sous une forme sérieuse, dans des écrits humanistes comme l’Enchiridon militis christiani, « Manuel du chevalier chrétien », d’Érasme, écrit en 1504. D’après Pierre Chaunu, ce fut le « livre le plus lu, le plus souvent édité dans les trente premières années du seizième siècle » et aussi le « sommet de l’évangélisme humaniste. » Érasme y déclare : « Parmi les interprètes de l’Écriture sainte, choisis de préférence ceux qui s’éloignent le plus du sens littéral. » En vertu de ce principe, il pense que toutes les peines de l’Enfer, des flammes aux vers, ne sont que des allégories, des images ou même des inventions de poètes. Le châtiment sera purement moral. L’enfer est la « perpétuelle angoisse qui accompagne l’habitude du péché. » La Sorbonne s’en inquiéta ; en 1526, l’humaniste dut la rassurer en confirmant qu’il croyait bien au feu éternel.
Commentaires
Enregistrer un commentaire