Imiaslavie / Имяславие

 

Pris sur Academia.edu. Orthodoxie russe et kabbale juive, en quête de pérennialisme par Konstantin Brumistrov, châpo et traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.

« La Création n’a pas eu lieu par charité divine, mais par nécessité. »

Jean-Marc Vivenza : Le Martinisme

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« Le Créateur fit force de loi sur son immutabilité en créant cet univers physique en apparence de forme matérielle… »

Louis Claude de Saint-Martin : Traité sur la réintégration des êtres.

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Le dix-huitième siècle et la maçonnerie russe

En Russie, le dix-huitième siècle fut une période de profondes transformations sociales doublée d’une crise religieuse au cours de laquelle émergèrent les tendances essentielles qui allaient dominer la Russie pour les deux siècles à venir : libre-pensée, libéralisme, « laïcité », réforme du culte. Depuis le milieu du siècle, un courant philosophique avait commencé à se développer et différentes sectes apparurent dans son sillage. D’autre part, la franc-maçonnerie avait pénétré toute la société russe et donné naissance à une intelligentsia.

Les temps étaient rudes pour l’Église orthodoxe : Pierre le Grand avait privé l’Orthodoxie de son autonomie, la réduisant à une simple institution parmi d’autres, réduisant les privilèges du clergé et des monastères, soumettant tous les écrits à une sévère censure. Dans l’ensemble, la théologie russe entamait son déclin ; l’historien George Florovsky décrit ainsi ce crépuscule : « la captivité babylonienne de l’Église orthodoxe russe, lorsque la conscience religieuse se contracta à l’abri, dans le chagrin et le silence. »

Les maçons russes se retrouvèrent alors dans une double opposition : d’une part, ils s’opposaient aux agnostiques libres-penseurs et au voltairianisme, rejoignant sur ce point l’Orthodoxie. Encouragés par la tsarine « éclairée » Catherine II, les voltairiens russes prétendaient établir une nouvelle morale fondée sur la raison plus que sur l’éthique chrétienne, ce qui suscitait un vif refus des maçons, qui, pour la plupart, restaient fidèles à l’Orthodoxie, « même si leurs propres enseignements en divergeaient fortement » (A. Dobroklonsky) Dans le même temps, la maçonnerie russe rejetait ce qu’elle considérait comme des interprétations simplistes des Écritures, la foi aveugle dans les rites et plaidait pour un retour à une tradition byzantine éclairée.

Dans le dernier tiers du dix-huitième siècle, les premières traductions patristiques furent l’œuvre de maçons, y compris les œuvres d’Augustin d’Hippone, de Basile le Grand, de Grégoire de Nazianze, de Macaire de Scété, Clément de Rome, et le pseudo-Denys Aréopagite. Et c’est ainsi que certains pères de l’Église russe, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, reçurent une formation théologique grâce aux efforts des maçons dont la symbolique et le vocabulaire avait laissé des traces dans la terminologie et les œuvres homilétiques de figures de premier plan comme Mikhaïl Desnitsky (1761-1824), le Métropolite de Saint-Pétersbourg.

L’Église orthodoxe et la tradition maçonnique.

Selon la doctrine maçonnique, l’homme est au centre de la Création et joue un rôle essentiel dans la réintégration générale du monde déchu.

« Il est clair que Dieu nous a créés et qu’il nous guide pour que nous révélions sa Majesté, sa Force et sa Sagesse. Nous sommes créatures et la créature se doit de louer son Maître et nous sommes les créatures les plus parfaites, car quelles autres vivants auraient pu être créées à notre place… dès lors, nous possédons la forme la meilleure et la plus vénérable de l’univers » (Nikolaï Novikov, 1744-1818)

L’homme est donc théurge, selon une conception typique de la Renaissance, que restreint cependant le canon orthodoxe. En fait, les maçons russes cherchaient le salut au sein de l’Église, même si les limites de leur église ne correspondaient pas toujours exactement avec l’église orthodoxe russe. Ils croyaient en l’existence « d’une église intérieure, établie par Dieu aux premiers jours » — Ivan Lopuchine, in. Quelques traits de l’Eglise intérieure (1798) Ces maçons russes étaient surtout des rosicruciens ou appartenaient à des obédiences qui se revendiquaient de « la voie spéculative des Sciences de Salomon » et qui se tournaient vers des courants occidentaux divers tels que l’hermétisme ou la kabbale juive et chrétienne.

Toutefois, la Tradition dont ils se revendiquaient provenait en grande partie de la kabbale chrétienne, « sacra traditio » ou « Predaniye » selon laquelle la deuxième source de la foi chrétienne, après la Bible, était la somme d’enseignements oraux que le Christ avait apporté à ses disciples, à quoi il faut ajouter les commentaires des Pères de l’Église, les Actes des Apôtres et d’autres exégèses, y compris la kabbale juive. De nombreux écrits maçonniques de l’époque décrivent la chaîne de transmission de ce savoir. Ainsi, en 1785, le magazine maçonnique Le Repos de l’Homme de labeur, publiait un article anonyme intitulé De la Science appelée Kabbale dans lequel on pouvait lire :

« Le terme kabbalah provient de l’hébreu kabal, ‘recevoir’. Les Juifs prétendent qu’il existe 72 sages dotés d’une étincelle spirituelle mosaïque, héritage du savoir ésotérique que Moïse aurait reçu avec la Loi divine et qu’il aurait transmis à ses descendants sous forme orale, non écrite… Les kabbalistes, qu’on peut ranger parmi les philosophes, affirment qu’aucune science en dehors de la kabbale ne peut être appelée philosophie au sens strict et que les maîtres de cette kabbale se rencontrent parmi toutes les nations, chez les Chaldéens d’Assyrie, chez les Mages de Perse, chez les Hiérophantes d’Égypte, chez les Brahmanes et Gymnosophistes de l’Inde, chez les Druides de la Gaule, et chez les Sages et les Philosophes de la Grèce. Les Juifs attribuent la conservation de ce savoir ésotérique à Ezra qui aurait retrouvé les livres qui avaient été perdus. »

Cette antériorité judaïque ne gênait pas les maçons russes : ils allaient jusqu’à la revendiquer, comme dans un bref traité intitulé Lettre du Rabbi de Lisbonne au Rabbi de Brest, soi-disant écrit directement en hébreu, en réalité composé en 1817 par un maçon polonais, le Prince Michal Dluski et dans lequel on apprend que la maçonnerie européenne descend de la « Société des Justes » établie par le peuple d’Israël, par la volonté de Dieu, après la captivité à Babylone. Néhémie, Zorobabel, Serayah d’autres « sages de Sion » figuraient parmi ses membres fondateurs, mais le Christ aurait également appartenu à cette fraternité secrète. Voici ce qu’écrit Michal Dluski :

« Dans un bref traité publié, comme il a été dit, par le très érudit docteur Gamaliel, [Historien juif, plutôt libéral envers les chrétiens, cité dans Actes 5 :35 et 22 :3] sous le règne d’Hérode d’Edom, j’ai trouvé que le bien connu Jésus de Nazareth, condamné à la crucifixion par notre peuple, et dont les enseignements se sont répandus de par le monde, avait appartenu à cette Société des Justes et qu’il en avait perfectionné les principes. Cette doctrine, d’une morale indépassable, est devenue la loi fondamentale de la société Hofshim Gaderim [franc-maçon en hébreu, ou Bonim Hofshim]. »

Kabbale et mystique russe.

À partir de la Kabbale, la maçonnerie russe allait retenir le cadre général d’une sagesse pérenne, ainsi que la notion d’humanité globale de l’Adam Kadmon et d’une réparation générale ou « tikkoun ha-olam. »

L’influence souterraine de la maçonnerie russe se poursuivit malgré son interdiction en 1822 [sous Nicolas I] et des représentations comme l’Ain-Sof ou les Sefiroth allaient jouer un rôle significatif dans la littérature romantique de la première moitié du dix-neuvième siècle, chez Sergueï Bobrov, Vladimir Odoïevsky, Alexander Veltman, Nikolaï Gogol. On peut même dire que cette influence fut plus importante que le mouvement slavophile pour ce qui concerne l’utopisme de la première moitié du dix-neuvième siècle.

D’autre part, l’Âge d’argent du début du vingtième siècle puiserait également à cet héritage : si Vladimir Soloviev (1853-1900), Pavel Florensky (1882-1937), Sergueï Boulgakov (1871-1944) et Nikolaï Berdiaev (1874-1948) n’appartenaient pas à des loges maçonniques ou à des sociétés secrètes, ils doivent beaucoup à la maçonnerie du dix-huitième siècle et d’une certaine manière, ces penseurs se retrouvèrent dans la même « double opposition » que leurs prédécesseurs Ivan Elaguine (1725-1793) ou Nikolaï Novikov en leur temps. Eux aussi luttaient contre le matérialisme, l’athéisme, mais aussi contre le dogmatisme de l’Eglise Orthodoxe dont ils se considéraient comme les réformateurs et les rénovateurs.

Ain-sof, infini et Dieu irreprésentable.

Dans la kabbale, Ain-Sof — de l’hébreu, infini — désigne le Dieu dissimulé et inconcevable à l’entendement humain, la perfection absolue, sans attribut, indifférenciée. Selon Gerschom Sholem, il s’agit de « la négation de toute négation » que nous ne pouvons déduire que d’après la nature finie de toutes choses appartenant à la Création.

Ain-Sof est la cause première et infinie que les cabalistes chrétiens concevaient comme tellement ineffable qu’ils évoquaient un Deus absconditus, une notion clairement formulée par Johannes Reuchlin dans De Arte Cabalistica :

« Ain-Sof, Infinité, est inconnaissable, imprononçable, retiré dans les régions les plus inaccessibles de sa propre divinité, abîme insondable de la source de lumière, d’où le néant provient. Il est être et non-être, tout ce que la raison considère comme auto-contradictoire. Il est à part, unité indivisible, qui renferme tout sans solution de continuité. »

Les auteurs chrétiens empruntèrent à la kabbale juive trois Sefirot supérieurs, Kether, Hochmah, Bina, qu’ils identifièrent à la Trinité, tout en réservant une fonction apophatique à Ain-Sof que rien n’égale — cf. Jacob Böhme et la Kabbale (1993) par J. R. Schulitz.

La littérature maçonnique présente différents modèles cosmogoniques qui dérivent des kabbalistes chrétiens. Dans de nombreux manuscrits maçonniques russes de la fin du dix-huitième siècle, Ain-Sof est décrit comme la source première d’émanation, comme dans le traité anonyme intitulé Des Dix Sefirot (ca.1783) :

« Au-dessus de tout, il y a Ain-Sof, infini, parfait, sans limite, l’Être ou Dieu Lui-même, qui réside dans le sanctuaire le plus lointain, à la source de l’inaccessible lumière, dans une ténèbre inscrutable par l’esprit créé. Il est sans qualité, sans caractéristique. Ainsi est Ain-Sof dont les dix Sefirot émanent, dont proviennent toutes les forces qui animent les créatures, toute essence de l’existence, toute bonté, beauté, force et vertu. »

Dans le même temps, la manière dont les maçons russes traitaient Ain-Sof diffère notablement de l’intelligence du concept à la fois dans la kabbale juive et chrétienne. Ils identifiaient Ain-Sof avec la première Sefira, Kether. Conformément à la cabale chrétienne, Kether était, pour eux, Dieu le Père, ou Père Éternel et Ain-Sof, l’ensemble des forces naturelles toujours changeantes et interagissant au sein des créatures.

Ain-Sof selon Ivan Elaguine.

Le sénateur Ivan P. Elaguine (1725-1794) était le Grand Maître de la Grande Loge Provinciale de Russie, célèbre pour son enthousiasme pour la kabbale juive. Diplomate de haut rang, familier de Catherine la Grande, Elaguine consacra sa vie à la « quête de la connaissance authentique. » Il se considérait comme un réformateur de la théologie orthodoxe dont il cherchait à révéler le fondement métaphysique. À cet effet, il recourait à diverses « clefs » censées lui donner accès à la Tradition primordiale.

Dans son traité Interprétations du sens caché de la Genèse dans les Saintes-Écritures qui est une des clefs de compréhension du Livre de la Vérité et des Erreurs (1780), un manuscrit resté inédit et conservé aux Archives Maçonniques de Moscou, Elaguine aborde le sujet d’Ain Sof : il se focalise sur la question : où se trouvait Dieu avant la Création ? Selon l’Orthodoxie, il s’agit d’un grand mystère, au-delà de notre compréhension. Pour Origène, Saint-Augustin ou Justin Martyr et d’autres Pères de l’Église, le chaos préexistait au sein de la face divine, mais cette tradition était quasi oubliée chez les théologiens russes.

Dans ses Interprétations, Elaguine désigne Ain-Sof comme « l’abyme de Dieu » et « l’Éternelle essence » tout en décrivant sa structure interne comme suit :

« Avant la Création, il n’existait que l’éternelle essence divine ; le Fondement ultime dont toutes choses proviennent. L’Essence éternelle, source de toutes choses, existait depuis le commencement et contenait toutes choses : la perfection de l’être renfermait l’Essence éternelle, avec toutes ses Puissances, Paroles et Formes. Les pouvoirs de l’Essence éternelle se combinaient et interagissaient l’une à travers l’autre, elles formulaient et imaginaient des myriades de milliards de formes et d’images, qui adoptaient couleurs et apparences et qui apparaissaient et disparaissaient instantanément. »

Elaguine décrit avec abondance de détails ce processus au sein d’Ain-Sof, avant l’émanation des Sefirot, ou avant la Création. Selon lui, l’ensemble de ces puissances et formes constituent au sein d’Ain-Sof une entité : Sophia, la Sagesse divine, qui « contient les recours, les règles et les lois utiles à la création de toutes choses, mais aussi toutes les images, formes et motifs de ces mêmes choses. » Ain-Sof constitue donc la réserve de l’être et des potentialités et sa structure interne représente le mystère de la Kabbale, la source de savoir la plus fiable, qui fait le plus autorité sur le monde divin.

Ain-Sof désigne la Couronne ou Kether, première hypostase de la Trinité, Dieu le Père : « Ain-Sof est le Père miséricordieux, appelé ainsi car Il créa tous les peuples et leur essence éternelle, et Jésus-Christ Lui-même fut créé par Lui. » Selon Enguine, au commencement, Ain-Sof / Dieu le Père engendre le Fils et la Sophia-Saint-Esprit, triade à laquelle Enguine superpose celle des trois Sefirot Kether, Hochmah, Binah : « Cette Trinité indivisible et de toujours est le Triangle que toutes les nations ont connus, bien que sa signification ultime n’ait été révélée qu’aux initiés. Les trois sommets de ce triangle correspondent aux trois plus haut Sephirot et tous les autres Sephirot émanent de lui. »

Alors que Ain-Sof, dans la kabbale, est la désignation apophatique de Dieu, étrangère à la Création, Elaguine considère Ain-Sof comme Dieu le Père qui contient toujours-déjà Sophia la Sagesse, comme un réservoir d’archétypes, dont émane le Fils-Logos et sa Sagesse sous la forme du Saint-Esprit, c’est-à-dire la deuxième et troisième Sephirot, Hochmah et Binah, la Sagesse et l’Intelligence.

Nous trouvons une interprétation semblable parmi les penseurs russes de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle, eux aussi intéressés par la mystique juive. Ainsi, Vladimir Soloviev, dans la première partie de son œuvre, entre 1870 et 1880, se trouva confronté au même problème que son compatriote Elaguine : il identifia Ain-Sof à Dieu le Père et employa ces deux termes comme synonymes, mais en ajoutant que l’existence même d’Ain-Sof était conditionnée par celle du Logos, « car Ain-Sof en lui-même ne peut être sans la Parole, qui l’exprime, ni sans l’Esprit, qui le soutient. »

Elaguine et Soloviev subordonnent ainsi Ain-Sof en le réduisant à la première hypostase de la Trinité, tout en affirmant que l’Esprit-Saint et la Sophia résident éternellement en Lui. Il vaut la peine de noter que l’interprétation de Soloviev reçut de vives critiques de la part d’un de ses plus fidèles disciples, le père Serge Boulgakov — dans La Lumière incréée, ce dernier reconnaissait que « Soloviev ne distinguait pas assez, voire confondait, Dieu en tant que néant et Dieu à Son premier degré de manifestation dans le monde.

Soloviev et Elaguine considéraient Ain-Sof comme une entité positive car il leur fallait bien expliquer comment un être absolu, autosuffisant, illimité, avait bien pu créer quelque chose d’imparfait et de fini. Si les métaphysiciens orthodoxes du dix-neuvième siècle n’ont pas clarifié ce point, il faut admettre qu’il fut extrêmement important pour les kabbalistes juifs, dès le départ et que, dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que certains mystiques orthodoxes se soient tournés vers eux.

Adam Kadmon : l’Homme primordial de la Kabbale

L’Adam Kadmon est un autre concept kabbalistique adopté par les maçons russes : l’homme céleste, originel, première et suprême émanation d’Ain-Sof, « première image de la face divine » qui s’étend aux dix Sephirot et qui contient l’archétype de l’humanité entière. Ce concept fut particulièrement développé par la kabbale lourianique dans laquelle l’Adam Kadmon est interprété comme un « mésocosme », une sorte de « golem cosmique », entre la source des émanations et le monde des Sephirot — le terme apparaît pour la première fois, au treizième siècle, dans le Sod Yedi’at ha-Mezi’ut, traité issu du cercle du Sefer ha-Iyyun.

Adam Kadmon devint un des arcanes essentiels de la kabbale chrétienne entre le seizième et le dix-huitième siècle ; chez les cabalistes chrétiens, en particulier Pic de la Mirandole, il s’identifie au Christ primordial, une idée qui deviendra un lieu commun de l’ésotérisme occidental au dix-septième siècle.

Cependant, le Messie des cabalistes chrétiens différait radicalement de la doctrine officielle de l’Église : à la suite de Knorr von Rosenroth, ils identifiaient le Christ à l’Adam Kadmon et au partsuf nommé Ze’ir Anpin dans la kabbale lourianique. Partsuf désigne la face de Dieu, mais aussi le potentiel des Sephirot, dans chacun desquels est présent un aspect de la divinité, tout en formant toujours une seule et même unité. Ainsi, la configuration Ze’ir Anpin comprend dix Sephiroth, de Chesed à Yseod, et représente la plus grande partie de l’Adam Kadmon, mais aussi du programme de réintégration général du monde. Selon Louria, en Ze’ir Anpin, Dieu donne naissance à lui-même.

Dans Adumbratio Kabbalae Christianae, un dialogue entre un Chrétien et un Kabbaliste juif, composé par F. M. Van Helmont, on peut lire que « celui que vous les juifs nommez Adam Kadmon, nous les chrétiens, nous le nommons Christ. » C’est sur de tels principes que prit naissance l’idée d’une Église universelle : dès lors que toutes les âmes humaines se trouvaient initialement au sein de l’Adam Kadmon/Christ, alors, le Christ est toujours-déjà présent au sein de chaque âme, d’où s’ensuit la notion d’apocatastase, de rédemption universelle, d’annulation de l’enfer — cette perspective de réintégration allait devenir la base de la sotériologie de Christian Knorr von Rosenroth (1636-1689) et du cercle de Sulzbach des kabbalistes chrétiens — cf. L’Impact de la kabbale au dix-septième siècle par (1999) A.P. Coudert.

Adam Kadmon dans la doctrine maçonnique russe.

Les maçons russes établissaient une stricte distinction entre l’Adam Kadmon comme Christ primordial et le Jésus historique, ce qui n’était a priori pas le cas dans la littérature russe ésotérique antérieure. Ainsi, Ivan Elaguine réservait le rôle de Sauveur à l’Adam/Christ et le Jésus historique n’était quant à lui qu’un « hiéroglyphe » ou « un symbole actif » du Christ premier, mais non pas le véritable Rédempteur, ce qui le menait à formuler des spéculations au bord de l’hérésie :

« Celui qui vivait il y a 1780 ans ne peut être nommé, ni honoré comme Premier-né de Dieu, comme Fils aimé, comme Fils de l’Homme, et pas même comme Dieu. Celui qui naquit d’une femme ne vient pas de Dieu, mais de l’homme, avec toutes les passions humaines, ce qui fait de lui un hiéroglyphe de l’Adam premier. Et ce même Hiéroglyphe… Christ ou Jésus Hiéroglyphe souhaitait se présenter comme le Vrai Jésus Immortel, ou se montrer comme Adam… Mais se proclamer « Jésus » c’est se dire Sauveur et le Sauveur ne peut l’être car une Race lui préexistait, et cette Race fut abolie ; car pour celui-là, la mort de la chair ne lui épargna pas la mort tout court ; le premier Adam, avant que l’espèce humaine ne croisse et ne remplisse le monde, lui, fut le Sauveur de sa Race, par la traversée de la véritable Mort spirituelle, par la traversée de la mort de la chair. »

Plus loin, pour expliquer le nom Jésus, Elaguine le décompose en caractères hébreux yod, shin, yod, ou יהשוה : « C’est un nom, ou la désignation d’un homme… le nom יהשוה, Yishai, Jésus, se divise en trois Yishai, Sheker, Yomos, ce qui veut dire ‘le faux Jésus mourra paisiblement’ et ce faux Jésus, parmi de nombreux imposteurs, même s’il meurt, professe la Vérité, parce qu’il était un grand prêtre, un maître de l’école essénienne qui venait d’Égypte. »

Elaguine rejoint de vieilles hérésies chrétiennes [le docétisme] qui dénient l’incarnation et la divinité du Christ : le Jésus historique n’était qu’un homme, adepte d’une école secrète. Tout comme les Juifs qui réfutaient la dogmatique, il en vient également à rejeter l’Incarnation.

Saint-Nom, Philosophie du langage et Kabbale en Russie.

Les maçons russes s’intéressaient à la nature du langage, en tant que symbole universel, ainsi qu’aux noms de Dieu comme clefs pour atteindre à une appréhension mystique de la face divine. Les fraternités russes croyaient à l’usage de hiéroglyphes qui « représentent les attributs secrets du monde » ainsi qu’à un langage originel qui serait la source de tous les autres.

Parmi le fonds des archives maçonnique de Moscou, à la cote F14-N1655, on trouve deux copies d’une traduction manuscrite de « Sha’are Orah », Les Portes de la Lumière de Joseph Gikatilla, un traité qui se consacre à une description exhaustive des symboles de l’émanation des Sephirot, de leur correspondance avec les Noms de Dieu, et à l’interprétation des Saints Noms. Afin de parfaire la théologie orthodoxe, les maçons russes tentaient d’accorder les théories des noms de Dieu avec une tradition chrétienne de vénération du Nom qui remontait au Pseudo-Denys Aréopagite, Maxime le Confesseur, Syméon le Nouveau Théologien et d’autres Pères de l’Église.

Ces préoccupations trouveraient un débouché près d’un siècle plus tard, lorsqu’un groupe de prêtres du Mont Athos développa sa propre interprétation des Noms de Dieu et de leur glorification, « Imyaslaviye. » Dès ses débuts, ce mouvement suscita une forte réaction négative parmi l’Église orthodoxe officielle et sa doctrine fut condamnée. En conséquence, des philosophes et théologiens orthodoxes comme Pavel Florensky (1882-1937), Sergueï Boulgakov (1871-1947) ou Alexeï Lossev (1893-1988) vinrent en renfort auprès des Adorateurs du Nom (imyaslavtsi) et tentèrent d’élaborer un système philosophique commun.

Alors que Soloviev traitait principalement de cosmogonie, de panthéisme et de la présence de Dieu en ce monde, Florensky et ses collègues fournissaient des arguments philosophique en faveur d’une pratique orthodoxe ancestrale : la récitation incessante du nom Jésus, accompagnée de techniques psychophysiques de contrôle respiratoire, de postures corporelles censées provoquer une expérience mystique intense, de réunion à Dieu, de vision d’une Lumière insoutenable. Un des points essentiels de cette doctrine : la présence réelle de Dieu dans son nom, ce qui s’avère très proche de la kabbale. Rien d’étonnant à ce que les Adorateurs du Noms aient dégagé une odeur de fagot…

Selon Gershom Scholem, « la kabbale considère les noms de Dieu comme des émanations de la Lumière, d’énergie, de forces, d’idées et contiennent donc le savoir ultime. » C’est précisément ce que nous apprend le système de Lossev et il faut mentionner ici l’influence du Sefer Yetsira selon lequel les lettres de l’alphabet hébreu constituent les éléments essentiels, ontiques, de l’être, bien plus que ne le sont les mots ou les concepts.

En effet, pour la tradition juive, les lettres l’emportent sur les mots, ces derniers ne pouvant que restreindre la variété innombrables de significations contenue dans chaque lettre. Comme l’écrit Moshe Idel dans Mystique et langage (1992) : « Les lettres ne servent aucunement de canal de transmission d’une signification car elles constituent un instrument bien trop puissant pour cela. Les lettres sont des éléments créatifs en elles-mêmes, comme le seraient des pierres, des entités autonomes, autosuffisantes, des composants destinés à édifier un édifice de mots qui servira à la fois de temple à Dieu et de lieu où le mystique pourra le rencontrer. »

Les philosophes russes appréciaient, selon les termes  mêmesde Lossev dans Personnalité et Absolu, « la doctrine kabbalistique de l’alphabet divin des saints noms : le système le plus parfait d’onomatologie qui ait jamais existé dans l’histoire des religions. » Et il ajoutait : « la Kabbale développe la doctrine des Saints Noms mieux que tout autre système. » De son côté, Pavel Florensky considérait les noms comme des « nœuds », des centres mystiques, pour entrer en contact avec le monde céleste des idées et de la réalité dernière. Les noms de Dieu possédaient, on s’en doute, le potentiel le plus élevé. Réciter les noms saints, ou une prière, était « entrer en relation avec Dieu », et prononcer le nom de Dieu, « c’est entrer en Lui. »

Ces pratiques évoquent fortement les techniques de la kabbale extatique d’Abraham Aboulafia pour qui « toute la puissance de Dieu s’exprime dans son nom » — Gershom Scholem : Zur Kabbala und ihrer Symbolik. L’homme qui contemple le Saint Nom en une vision intérieure parvient à se joindre à Dieu Lui-même. Selon Rabbi Eleazar de Worms, le Nom de Dieu, « le Tétragramme s’identifie complètement à la face divine… La parole n’est pas un moyen par lequel Dieu se dévoilerait, la parole est Dieu Lui-même. »

Joseph Dan, dans Le Nom de Dieu, le Nom de la Rose et le concept du langage dans la mystique juive (1996), affirme : « une telle union d’éléments linguistiques et d’essence divine ne se rencontre nulle part ailleurs dans la culture occidentale. » Le Moine Hylarion Dolmatschev (1845-1916) écrivait dans son célèbre Des Montagnes du Caucase (1910) : « Dieu Lui-même est Son Nom, dans toute Sa plénitude et Ses innombrables caractéristiques. »

Cette formule est une paraphrase du célèbre extrait du Shi’ur Qomah, traité de l’Antiquité, dans lequel on peut lire : « Son nom est Lui et en Lui est le nom de Sa Gloire tout comme Ton nom est Toi et comme Tu es Ton nom. » Le pope resté célibataire Antony Bulatovitch (1870-1919), principal théoricien de l’imyaslaviye, reproduit cette notion : « Le Nom Jésus est en son essence Dieu Lui-même : la Vérité consubstantielle à la Trinité, la tri-unité Vraie. » Jean de Cronstadt, dans son essai Ma vie en Christ répète à plusieurs reprises que « le Nom de Dieu est Dieu Lui-même » et que « Dieu est entièrement présent dans Son Nom, dans toute Sa plénitude. »

Dans son essai Philosophie du Nom (1922), le père Sergueï Boulgakov affirme que les lettres et les nombres mènent une vie autonome, indépendante des mots. Selon lui, l’hébreu est une langue sacrée, un langage ontologique absolu qui coïncide dans le moindre détail avec la structure même de l’univers ; il constitue donc l’arcane suprême. « Le langage cache dans ses profondeurs la nature ultime du réel, d’où son pouvoir extraordinaire. »

Comme l’écrit Joseph Dan : « Dans la doctrine du Saint Nom de Dieu, le langage cesse d’être un moyen pour devenir une essence et non pas une simple expression du divin. Il ne s’agit pas d’une révélation mais du Révélateur lui-même, non pas l’instrument de la Création mais la Création… Dieu, entité linguistique. »

Différences et similitudes entre Kabbale et philosophie russe du langage.

Seul l’hébreu entre en ligne de compte dans cette linguistique bien que, selon Florensky, les Noms soient, dans leur essence, une réalité extralinguistique : « Il est impossible de traduire correctement un des Noms ; aucun des noms ne peut être introduit dans une langue étrangère qui deviendrait son élément naturel, tout Nom doit être entièrement recrée au sein de cette langue étrangère pour ensuite ne plus être qu’un autre aspect du Nom archétypique original. »

Chez Florensky et Boulgakov, nous pouvons détecter l’influence du prophète italo-espagnol de la kabbale extatique du treizième siècle Abraham Aboulafia, connu pour ses exercices théurgiques de combinaisons et de permutations de roues de chiffres et de lettres qui composaient le Nom de Dieu.

Aboulafia affirmait que chaque langue, dans sa mesure, conservait un lien avec la langue hébraïque originelle, mais sous une forme affaiblie ou distordue. Toutefois, Aboulafia n’hésitait pas à recourir à des termes latins, grecs anciens, arabes, italiens et d’autres car il croyait que « tout mot prononcé consistait de lettres sacrées et qu’en les divisant et en les recombinant, on pouvait révéler les profonds mystères qui lui expliqueraient l’énigme du lien qui unissait toutes les différents langues du monde, jusqu’à ce qu’il soit clair que tout mot prononcé par un locuteur se composait de lettres sacrées, au nombre de 22, les consonnes de l’alphabet hébreu » — Moshe Idel.

Conclusions

Il y a tout lieu de penser que la kabbale juive représenta une source importante pour les penseurs et philosophes russes. On peut distinguer deux approches : la première, théosophique ou métaphysique qui recourt à la kabbale pour tenter d’expliquer les structures de l’univers, sa hiérarchie, sa dynamique, en particulier comment l’Absolu a pu créer et la relation de celui-ci avec la Trinité chrétienne.

La seconde tendance est une approche linguistique, qui tente de révéler une réalité dernière à partir du langage en manifestant le lien intérieur entre la langue et la nature de Dieu. Cette division recoupe la distinction opérée par Moshe Idel entre kabbale théurgique / théosophique, la branche principale et kabbale extatique ou prophétique qui tente de se rapprocher de Dieu par le moyen de la répétition et de la permutation des Noms de Dieu.

Il importe de noter que les penseurs russes tentaient d’établir une base philosophique rationnelle et pratique à leur mystique en fonction de ce qui était déjà présent en Russie. Qu’il s’agisse d’Elaguine, de Florensky, de Boulgakov, tous — en particulier Soloviev qui eut quatre visions de la Sophia et qui était également un médium qui composait ses textes en écriture automatique — connurent des expériences métaphysiques intenses qui les aidèrent à appréhender la kabbale et sans doute ces expériences les ouvrirent-elles à des notions ésotériques étrangères, tout en les enracinant plus profondément dans l’Orthodoxie et son Église.

Les maçons russes au tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle transmirent la kabbale à leurs successeurs philosophiques et ces derniers en usèrent pour résoudre leurs propres problèmes théologiques et pour surmonter la dogmatique, notamment l’Incarnation, en formulant le concept gnostique d’un Rédempteur qui s’écartait du canon. En fait, de nombreux philosophes s’inspiraient de la Kabbale parce que l’acte de Création, le déroulement de la Genèse et le Salut y apparaissaient comme des phénomènes plus étroitement dépendants d’une volonté absolue.

Si le syncrétisme est une caractéristique de la maçonnerie, l’originalité des philosophes et penseurs russes du début du vingtième siècle réside dans leur tentative de réconcilier un strict conservatisme religieux avec des doctrines et des systèmes étrangers. Ils avaient compris que l’Orthodoxie était entrée en stagnation et cherchaient une issue, hors des cadres théologiques qui étaient les leurs, mais ils cherchaient en-dehors.

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