Ill. : Aleister Crowley
par Leon Engers KennedyPris sur Academia.edu. Le
Chevalier de la spermatophagie : le mystère de Georges Le Clément de
Saint-Marcq, par Marco Past, traduction de l’anglais par Nedotykomka, no
copyright infringement intended.
Voulez-vous connaître un secret ? Un secret
maintenu pendant des siècles, d’une importance capitale, indispensable pour
comprendre l’essence du christianisme et ses répercussions sur la culture
occidentale. La clef qui vous permettra de pénétrer dans le Saint des Saints de
toutes les traditions de ce monde. Le voici : au cours de la Dernière
Cène, le Christ n’a pas offert symboliquement sa chair et son sang à des
disciples, mais son sperme. Depuis, les plus hautes autorités ecclésiastiques
se livrent à la spermatophagie en secret, mais il existe des références à ce
cultes dans toutes les traditions du monde.
Ce que je viens de décrire forme le cœur de la
doctrine d’un spiritualiste wallon, le Chevalier Georges Le Clément de
Saint-Marcq (1865-1956) qu’il révéla en 1906 dans un pamphlet intitulé L’Eucharistie, intimement convaincu
d’avoir découvert une vérité cruciale pour le bien-être et le progrès de
l’humanité. Il était de son devoir de répandre la bonne nouvelle partout selon
ses ressources personnelles ; il allait y vouer le reste de sa vie, payer
le prix fort et devenir un des personnages les plus excentriques et
énigmatiques de l’ésotérisme occidental. Sa doctrine serait interprétée comme
une forme de « magie sexuelle », phénomène qui réapparaîtrait dans
l’occultisme occidental à la fin du dix-neuvième siècle.
Néanmoins, son œuvre n’a jusqu’à présent guère attiré
l’attention des spécialistes ou du monde académique et son nom n’est connu que
par on-dit. Pour écrire cet article, j’ai me suis entretenu avec ses
descendants en ligne directe, les trois enfants de sa fille, Madeleine-Jeanne
(1888-1972), épouse de René V. Regnier (1887-1970), professeur de toxicologie à
l’université de Liège. Cette fratrie l’a personnellement connu et ils ont vécu
sous le même toit dans leur jeunesse, le plus âgé de la fratrie étant âgé de 21
ans à la mort de Le Clément. Ils m’ont ouvert leurs archives privées, qu’ils en
soient remerciés.
Brève biographie
Georges-Philippe-Alphonse-Marie-Alexandre Le Clément de
Saint-Marcq est né à Jodoigne (Wallonie), le 12 mai 1865, fils d’Alexandre
Joseph II (1829-1873) et d’Anne-Catherine Staes (1833-1913) : son père
appartenait à l’aristocratie militaire et était lui-même membre de la
Cavalerie. Son titre de Chevalier lui avait été décerné en 1827 par Guillaume
I, roi des Provinces-Unies. Le père de Georges décéda d’une chute de cheval
alors qu’il n’avait que huit ans et sa mère se remaria en 1876. Nous ignorons
quelles furent les suites de ce drame sur le jeune homme et comment il passa sa
jeunesse. Il suivit les cours d’une école privée à Bruxelles et, à douze ans,
entra à l’Athénée Royal où il excella en mathématiques, avant de se vouer à une
carrière militaire.
En 1881, il entre à l’École militaire où il reste
jusqu’en 1886. A la fin de son écolage, il rejoint le Régiment du Génie où il
passera le reste de sa carrière. Sans doute a-t-il également suivi les cours de
l’École Polytechnique de l’Université Libre de Bruxelles où il étudia la
physique et reçut un doctorat en 1885. En 1886, il épouse Marie van
Cauwenberghe (1862-1943) avec qui il aura trois enfants, dont un fils mort en
bas-âge et deux filles, Madeleine et Jeanne. Sa femme, une dévote catholique,
n’approuvait pas l’intérêt de son mari pour l’occultisme, le spiritualisme et
la maçonnerie.
Le Clément détonnait parmi les officiers de l’armée
belge : brillant, ambitieux, il se préoccupait des possibilités pour le
vol aérien et les hélices ; dans les années 1880, il s’impliqua dans les
recherches commanditées par le gouvernement. Le vol aérien se limitait alors à
de brèves ascensions de ballons ou de dirigeables à des fins militaires. En
1888, alors que Le Clément est âgé de 23 ans, il est nommé responsable d’une
section du Corps des Ingénieurs spécialisée dans les ballons captifs qui
servaient alors à déterminer les positions de l’ennemi et ses défenses.
Non seulement, il participe activement à ces
expériences, mais il contribue aussi à leur développement théorique et présente
ses résultats dans un essai détaillé : « Applications des procédés de
station et de navigation aérienne à l’art de la guerre », publiée dans un
fascicule spécial de la Revue de l’Armée belge. (1893) Deux ans plus tard, il
publie un volume sous les auspices de la Société Royale de Géographie d’Anvers
dont il avait été nommé secrétaire général. Dans les années qui suivent, il
progresse rapidement au sein de la hiérarchie ; en 1907, il annonce la
réalisation d’un « aérostat basé sur un nouveau principe. » Bien que
l’annonce ait de quoi attirer l’attention de la presse internationale, nous
ignorons si ce projet a dépassé le stade du prototype.
En 1887, il intègre la franc-maçonnerie et est initié
dans la loge anversoise du Grand-Orient de Belgique, « Les Amis du
Commerce et de la Persévérance Réunis. » En 1888, il obtient le grade de
Maître ; à l’époque, la maçonnerie belgicaine ne recrutait que parmi la
bourgeoisie libérale et anticléricale. Son adhésion paraît donc peu compatible
avec ses vues ultérieures. En 1890, il intègre le Chapitre anversois du Rite Écossais
Ancien et Accepté, Les Vaillants
Chevaliers de l’Âge d’Or, attaché à la loge du Grand-Orient dont il était
déjà membre. En avril 1904, il est initié Chevalier Kadosh du trentième degré
et enfin, en mars 1910, il accède au plus haut degré du rite, le
trente-troisième, rejoignant ainsi le Suprême Conseil, soit deux ans avant de
provoquer un tollé avec son pamphlet sur l’Eucharistie.
Selon ses propres dires, ce serait en 1983 que Le
Clément aurait développé un attrait pour le spiritualisme qui ne le quitterait
jamais : il s’impliqua dans les cénacles occultistes des années 1890,
s’imprégnant des écrits de Papus, alias Gérard Encausse (1865-1916), de Stanislas
de Guaïta (1861-1897) ou de Joséphin Péladan (1858-1918). Selon Sébastien
Clerbois, spécialiste de l’ésotérisme et du symbolisme belge, l’occultisme
français exerçait alors une forte influence en Belgique. En 1890, une section
du Groupe Indépendant d’Études Ésotériques (GIEE) fut créé à Bruxelles sous le
nom Kumris ou Kvmris, comme une sorte d’université occultiste, en imitation de
celle créée en décembre 1889 par Papus
La seconde période de l’association Kvmris reste nébuleuse et Le Clément
semble être le seul lien indirect entre les deux. De nombreux occultistes
français en auraient fait partie, proposant aux membres belges des cours sur la
kabbale, sur la magie, l’hermétisme, l’alchimie, l’astrologie, mais aussi des
expériences psychiques, malgré le mépris de Papus pour le spiritualisme, selon
lui inférieur à l’occultisme. Le but principal du GIEE était de recruter pour
d’autres organisations, réservées à une élite dont les activités seraient plus
discrètes, comme l’Ordre Kabbalistique de
la Rose-Croix, fondé en 1888 par Stanislas de Guaïta et Péladan, et l’Ordre Martiniste, créé par Papus aux
alentours de 1889. Cette dernière société secrète s’inspirait des enseignements
de Louis Claude de Saint-Martin (1743-1803) et de son mentor Martinès de
Pasqually (1727-1774). Le journal L’Initiation
fondé et publié par Papus servit d’organe officiel au GIEE aussi bien qu’à
d’autres organisations de ses associés, Papus affirmant détenir le savoir de
Saint-Martin par deux chaînes ininterrompues.
Quel fut le rôle de Le Clément dans Kumris ? Sans
doute celui d’un dirigeant. Néanmoins, lorsque Kumris se livrait à des
activités à Bruxelles, Le Clément passait plus de temps à Anvers où son
régiment stationnait et où il poursuivit ses occupations jusqu’au déclenchement
de la Première Guerre mondiale. En mars 1892, une nouvelle loge fut créée à
Anvers sous le nom Viscum à
laquelle il se consacrerait sous le pseudonyme de Michaël. Au départ, le groupe
était présidé par G. de Rosport, mort en 1895 lors d’une expédition
scientifique au Congo, alors propriété de Léopold II. Pendant l’absence de
Rosport, la présidence de la loge fut accordée ad interim à son père, mais après la mort de ce dernier, le jeune
Le Clément en fut responsable.
Lorsqu’il prit la tête de Viscum, la loge Kumris de
Bruxelles était déjà en proie aux dissensions et aux conflits personnels, une
situation qui découlait ce qui se passait alors à Paris : la prise de distance
de Péladan et de son ami de Guaïta par rapport au mouvement de Papus. Vurgey,
responsable de Kumris, mais aussi des
activités papussiennes en Belgique, se rangea aux côtés de Péladan et dut
démissionner. Kumris ne survivrait
pas à ces événements ; entre fin 1895 et début 1896, la loge est dissoute
et vers cette époque, Papus nomme Le Clément délégué général de l’Ordre martiniste pour le GIEE en
Belgique. Visiblement, ses qualités impressionnaient Papus, mais Le Clément ne
resta pas en poste longtemps. En février 1888, le titre de délégué général fut
transmis à un certain Tekel, sans doute Jules Fiévet, alors président de la
Loge Pollux de Liège.
Par la suite, nous ignorons ce que devint le mouvement
papussien en Belgique ; en tout cas, Le Clément y avait terminé sa
carrière et il devait s’être aperçu que spiritisme et occultisme représentaient
deux voies distinctes. Il opta pour la première et ne s’en départit jamais,
bien qu’il ait sans doute poursuivi à présider sa loge anversoise, tout en
réorientant ses activités. En effet, il consacra toute son énergie à établir un
mouvement spiritualiste en Belgique, avec un certain succès : en 1905, il
devient président de la Fédération
Spirite Nationale Belge, qui regroupait la plupart des organisations
spiritualistes du pays, la fédération la plus importante. En 1906, il publie un
premier fascicule de L’Eucharistie,
dont le dépôt légal figure à la Bibliothèque Nationale de France, mais qui ne
connut apparemment pas de diffusion en Belgique.
Les problèmes de Le Clément ne commencèrent que dix
ans plus tard, vers 1912, lorsque le pamphlet circula en Belgique, provoquant
un scandale aussi bien dans les milieux spiritualistes que catholiques. Un
schisme s’ensuivit au sein du mouvement que Le Clément présidait : la
majorité des spiritualistes belges exprimèrent leur opposition et se séparèrent
alors qu’une petite minorité restait fidèle à Le Clément. Plus tard, d’autres
scissions se produisirent jusqu’à la Première Guerre mondiale et le mouvement
ne s’en remit jamais. Afin de propager ses idées, Le Clément avait créé un
journal Le Bulletin Mensuel du Bureau
permanent d’étude des phénomènes spirites ; en 1913, il prit le nom de
Le Sincériste, un périodique mensuel,
rédigé presque entièrement de la main de Le Clément, jusqu’en 1947, soit sept
ans avant sa mort. Ce journal ne s’interrompit que deux fois, c’est-à-dire au
cours des deux guerres mondiales.
Le scandale provoqué par L’Eucharistie ne toucha pas seulement les responsabilités de Le Clément au sein du spiritualisme belge, mais sa carrière maçonnique et militaire en pâtirent également. Toutefois, aucune preuve tangible ne vient étayer un lien entre les événements, mais la coïncidence est surprenante : vers 1910, Le Clément occupait une position en vue dans ces trois domaines et quatre ans plus tard, il n’en était plus rien. Apparemment, il avait payé le prix fort pour ses convictions concernant la spermatophagie.
Nous ignorons
comment se déroula sa vie après le début de la Première Guerre mondiale, lors
de l’invasion allemande de la Wallonie; il fut rapidement déchargé de ses
fonctions. Après guerre, il se retira et vécut à Waltwilder, un petit village
du Limbourg où il possédait une propriété et où il passa le reste de ses jours
avec sa famille. En dehors de son journal Le
Scincériste, il continua à publier des livres et des pamphlets
spiritualistes, ainsi que des essais sur l’histoire des religions dans lesquels
il professait ses vues sur l’eucharistie. La Seconde Guerre mondiale n’eut
apparemment pas d’effet sur lui ; hormis Le Sincériste, il ne publia plus rien après 1945 et décéda en 1956,
à l’âge de 91 ans.
Thèse séminale
La thèse fondamentale de l’Eucharistie est que la principale cérémonie du christianisme
renferme un secret : le pain et le vin, la chair et le sang du Christ,
seraient en fait la semence du Christ. Le Clément se base sur L’Évangile de
Jean où, lors d’un discours à la synagogue de Capharnaüm, Jésus se décrit comme
le « pain descendu du ciel »
envoyé par son Père. (Jean 6 :41-55) Ensuite, il enseigne à ses disciples
que ceux qui mangeront sa chair et boiront son sang auront la vie éternelle.
Interprétant le passage littéralement, Le Chevalier se demande comment
l’humanité entière pourrait l’imiter ? C’est une impossibilité matérielle.
La théologie catholique l’explique bien sûr par la transsubstantiation, alors
que les protestants adoptent une lecture allégorique.
Pour Le Clément, ils ont également tort, ou plutôt
catholiques et réformés ont menti : la seule explication est que le Christ
parlait d’un fluide corporel, semi-liquide, semi-matériel, vecteur de la
procréation, à la fois chair et sang. Par ailleurs, sa source était
inépuisable, sans entraîner de mutilation comme c’eût été le cas avec de la
chair et du sang. Cette transmission « spermatique » expliquait la
succession apostolique : en ingérant le sperme de Jésus, les disciples
étaient éternellement liés à lui en une transmission qui n’était pas que
spirituelle, mais aussi physique. Enfin, cette hypothèse expliquait aussi la
vie éternelle promise aux disciples.
Telles sont les idées principales de Le Clément, mais
elles comportent des corollaires tout aussi étranges. D’abord, pourquoi offrir
son sperme aux disciples ? Selon Le Clément, ce rite était présent dans
toutes les traditions, bien avant le Christ. « Il n’est pas une contrée au monde, pas une race ayant eu quelque teinte
de civilisation religieuse, qui n’ait connu ces mystères et où la communion
habituelle entre les êtres et les dieux n’ait été consommée selon ce rite. »
Afin de le démontrer, Le Clément compare des extraits
de l’Ancien Testament avec la Bhagavad-Gita,
mais il se réfère aussi à l’Égypte, aux druides, à la Chine, à l’Afrique et aux
précolombiens. Mais on ne voit pas très bien pourquoi cette prédilection pour
le sperme comme médium ; d’autre part, Le Clément considère l’enseignement
du Christ comme un tournant révolutionnaire dans l’histoire. Si la
spermatophagie était si communément répandue, quelle différence alors ?
Pourquoi les paroles du Christ lors de la dernière Cène sont-il si
remarquables ? Pas de réponse dans L’Eucharistie,
bien que des prémices d’explications s’y trouvent, sans doute suite aux
pressions critiques.
En fait, selon Le Clément, la spermatophagie a été
dissimulée par les prêtres de tous les cultes antérieurs afin de dominer et
d’exploiter le reste de l’humanité et Jésus a décidé de mettre un terme à leur
hégémonie. Ce faisant, il a déclenché une réaction en chaîne dont les
conséquences allaient s’étendre à l’humanité entière. Hélas, au bout du compte,
cet effort fut neutralisé par l’institutionnalisation du christianisme et par
la constitution d’un clergé. « L’objectif
final en vue duquel Jésus a calculé ses actes et ses paroles semble être
l’affranchissement de l’humanité subjuguée, dominée, exploitée, et asservie par
la coalition infernale des riches, des prêtres et des rois. » La
pratique spermatophagique se déroulerait depuis dans le secret des monastères
et parmi les prêtres alors qu’ils emploient publiquement des hosties et du vin.
Le christianisme s’est donc dédoublé entre une liturgie publique et une autre,
cryptique.
D’où Le Clément le tient-il ? Tout d’abord, il
présente Jésus comme un personnage historique qui souhaitait démocratiser la
religion, mais qui a complètement échoué. Cette lecture n’a rien
d’original : elle remonte au moins la Réforme, avant de devenir un lieu
commun du protestantisme et des Lumières. Dans son ouvrage « Drudgery divine », Jonathan Z.
Smith mentionne des théologiens protestants comme Joseph Priestley (1733-1804)
pour qui la corruption du message originel des Évangiles proviendrait de
contaminations platoniciennes et grecques, notamment par les cultes à mystères.
Néanmoins, Le Clément n’envisage pas les sources antiques et se montre tout
aussi hostile au protestantisme. En fait, l’influence de Le Clément se trouve
plutôt dans la maçonnerie belge et le spiritualisme — il cite un auteur de la
première moitié du dix-neuvième siècle M. Reghellini de Schio (1766-1858)
Toutefois, aucun des cénacles spiritualistes n’encourageait
la spermatophagie. Le Clément allait trop loin mais pour lui, il était clair
que l’histoire entière n’était qu’un « monstrueux
et séculaire complot » qu’il était le premier à révéler depuis
Jésus-Christ. L’humanité se divisait donc entre « Sincéristes » et « Mensongistes. »
Entre les deux, on trouvait la plus grande partie de l’humanité, les simples
qui ne se rendaient pas compte du combat qui se livrait et qui acceptaient les
mensonges colportés par les Mensongistes, sans trop se poser des questions.
On est assez proche de la mentalité popularisée par le
Da Vinci Code, ce qui nous amène à
une précision importante. Pour Le Clément, être un Sincériste impliquait de
s’opposer à tout mystère. « Il y a
dans l’Église et dans la Religion un principe et des habitudes de duplicité qui
en dénaturent l’influence morale, ce défaut résulte de ce qu’on appelle les
Mystères de la religion. Seule une divulgation complète de ces mystères
peut mettre un terme à cette situation déplorable. » Cette hostilité à
l’ésotérisme paraît peu compatible avec le parcours maçonnique de Le Clément,
mais c’est une rhétorique fréquente dans le spiritualisme, plus démocratique
que l’occultisme et cela explique probablement la rupture de Le Clément avec
Papus.
Egalement significatif : dans ses écrits, Le
Clément souligne l’importance de la « réforme sexuelle » dans
l’éducation de la jeunesse. En cela, il est proche de personnalités comme
Paschal Beverly Randolf, Theodor Reuss ou Aleister Crowley. Si Le Clément condamne
les prêtres qui s’adonnent soi-disant à la spermatophagie, c’est seulement
parce qu’ils le font en secret alors que, selon lui, tout le monde devrait
se livrer à cette pratique. « Ce
n’est donc point une superstition totale que cette croyance universelle à la
possibilité d’établir un lien entre l’homme et Dieu. Il y a au fond de ces
pratiques un élément sérieux, fondé dans la nature des choses et qu’il
conviendrait de mettre en lumière d’une manière définitive et irréfutable. »
Le Clément n’avance pas explicitement que le
spiritualisme devrait se livrer à la spermatophagie, mais il observe qu’à
toutes les périodes de l’histoire, il s’est trouvé des personnes qui vivaient
en marge de la société, qui s’abstenaient de connaître des femmes et qui prétendaient
entrer en contact avec des entités spirituelles dont le spiritisme avait
démontré l’existence : « Ces
hommes se livrent à la méditation et semblent en rapport, selon leurs discours,
avec une autre population spirituelle de ce monde que nos sens ne perçoivent
pas, mais dont l’existence semble prouvée par les phénomènes spirites de plus
en plus étudiés de nos jours. »
D’où la question : Le Clément suivait-il de tels
rites ? Nous l’ignorons. Il y a d’une part la corrélation qu’il établit
entre les religions traditionnelles et la spermatophagie et d’autre part celle,
indirecte, qu’il établit avec le spiritualisme mais qui n’est jamais explicite,
comme dans le passage cité ci-dessus. Ensuite, Le Clément n’a jamais dit
ouvertement qu’il s’était livré à la spermatophagie et surtout, ses écrits
manquent de clarté sur la manière dont cette pratique serait censée permettre
un contact avec des êtres surnaturels. Est-ce lié aux propriétés matérielles,
biologiques de la semence ou à des qualités spirituelles ? Dans d’autres
écrits, il admet ses doutes et déconseille explicitement de la pratiquer
aujourd’hui. Dans son catéchisme du Sincérisme, il écrit
Q. : Puisque l’Eucharistie
a de si grandes vertus, faut-il la pratiquer ?
R. : Non.
Q. : Pourquoi ne doit-on
pas mettre en pratique l’ordre de Jésus-Christ ?
R. : Parce que,
actuellement, il est possible de propager verbalement les idées qui ne
pouvaient cheminer autrefois dans le monde que par la mise en action de l’œuvre
eucharistique.
Q. : Pourquoi est-il
préférable de recourir à la propagation verbale ?
R. : Parce que de cette
manière, on éclaire davantage les esprits, on attaque ouvertement les idées
fausses et les institutions malsaines dont l’Eucharistie ne faisait que
préparer la ruine et on agit ainsi d’une manière beaucoup plus efficace pour le
salut de l’humanité.
Le Clément est-il « sincère » ? En
déclarant l’eucharistie superflue, comment explique-t-il sa justification de la
spermatophagie ? En l’absence de son opinion personnelle, la question
reste ouverte. [Tout simplement : on peut en déduire que ce qui était vrai
à une époque ne l’est plus aujourd’hui]
L’énigme de l’Eucharistie de Le
Clément
Dans l’hypothèse où Le Clément aurait été un
anticlérical enragé, dont la doctrine n’aurait été que la reprise d’un argument
anticatholique — hypothèse défendue par Massimo Introvigne dans son Enquête sur le satanisme — son appel au « sincérisme »
n’aurait alors été qu’une entreprise de dérision et de tromperie. Cela le
rapprocherait de Léo Taxil (1854-1907) mais, au contraire de Taxil, Le Clément
défendit publiquement ses idées, avec cohérence, durant une période beaucoup
plus longue, de 1906 aux années quarante. Peu d’indices tendent à nous prouver
qu’il mentait. En fait, ses sources proviennent plutôt d’Épiphane de Salamine,
un des premiers hérétiques, et de la secte « gnostique » des
Phibionites ou des Borborites, qu’il cite dans L’Eucharistie.
« Saint Épiphane
donne une description complète de la cérémonie eucharistique, mais il
l’attribue exclusivement aux gnostiques et a soin de la représenter comme une
aberration indigne des vrais chrétiens dans leurs assemblées, dit-il : les
hommes et les femmes mangent réciproquement la semence reproductive de l’espèce
humaine en se tournant vers l’autel et en disant au très-haut : nous
t’offrons en sacrifice le corps de Jésus-Christ. Mais, mais d’une part, pendant
que les scribes, à la solde de l’Église essaient ainsi de sauver sa réputation
en jetant sur des sectes hérétiques le mauvais renom du culte secret, d’autre
part, les autorités de ce grand mouvement social s’efforcent de discipliner les
agapes, d’y rétablir l’ordre, de les rendre moins effrayantes pour les fidèles,
afin qu’ils aient plus présents à l’esprit l’idée du sacrifice qu’ils viennent
y offrir à Dieu. »
D’où la question
pourquoi cette pratique serait-elle propre à l’église catholique et pas
à toutes les autres ? En quoi se distinguerait-t-elle dans la liturgie
catholique ? Nous n’avons pas de réponse à ce stade des recherches. En
1913, un des opposants spiritualistes de Le Clément, un certain Van Geebergen
l’accusait d’inspiration diabolique, ce à quoi l’intéressé répondit en publiant
un démenti dans Le Sincériste :
le secret de la spermatophagie lui aurait été révélé au cours d’une séance de
spiritisme. Cette communication ne figure pas dans L’Eucharistie et comme pour le reste, les détails restent
mystérieux. Le Clément avait-il un médium ? Était-il lui-même
médium ? Paul Pillant, président du cénacle spiritualiste Fraternisme, prétendait que Le Clément
était sujet à « diverses psychoses », terme qui n’est pas
nécessairement péjoratif. Selon René Guénon, le terme psychose désigne des « influences invisibles » et d’autre
part, le cénacle Fraternisme
« évoquait les Bonnes Psychoses » par opposition aux Mauvaises.
Bien que Le Clément ait attaché beaucoup d’importance
au doute systématique du spiritualisme, il s’était finalement persuadé qu’il
détenait la vérité historique à la suite d’une séance de tables tournantes. On
pourrait comparer son cas à celui d’Aleister Crowley et de son Livre de la Loi : en 1904, Crowley
prétendit avoir reçu d’une entité nommée Aiwas
les fondements d’une nouvelle à laquelle Crowley consacra des centaines de
pages pour la rendre cohérente et lui donner une finalité pratique, en mettant
sa propre situation sociale en jeu.
L’influence de Le Clément
Très tôt apparaissent des liens entre Le Clément et la
magie rouge. Dans L’Erreur spirite,
René Guénon se montrait très critique du spiritualisme et suggérait
l’implication de ces cénacles dans une forme de magie sexuelle.
En 1914, Theodor Reuss écrivit une lettre à Le Clément
pour le féliciter de ses publications et lui assurer que les rituels de
l’O.T.O. s’accordaient parfaitement à ce qu’il exposait dans L’Eucharistie. Le Clément imprima la
lettre dans Le Sincériste et fut
reprise par Guénon dans L’Erreur
spirite : « Je vous adresse deux
brochures Oriflammes [sic] dans lesquelles vous trouverez que l’ordre des
Templiers Orientaux a la même connaissance comme on trouve dans la brochure
Eucharistie. »
En 1914, dans Parisfal
et le mystère du Graal dévoilé, Reuss mentionnait L’Eucharistie comme une des sources de l’O.T.O. Howe and Möller,
dans leur biographie de Theodor Reuss, établissent une « affinité
spirituelle » entre les deux auteurs mais reconnaissent qu’il n’existe
aucune preuve d’une relation suivie entre les deux, hormis la lettre citée plus
haut ; ce contact n’alla probablement pas plus loin, Reuss ne devant pas
obtenir beaucoup plus de Le Clément en termes d’enseignements pratiques, ce
dernier étant entièrement tourné vers la théorie alors que Reuss cherchait à
produire un système pratique. Par ailleurs, il est intéressant de noter que les
premières tentatives de Reuss en ce sens remontent à 1906, la même année où le
premier fascicule de L’Eucharistie
parut internationalement, à l’exception de la Belgique.
D’autre part, dans ses articles « Arcana Arcanorum » et « Presenza de Cagliostro », Massimo
Introvigne rapporte l’existence d’une tradition de spermatophagie dans
l’ésotérisme occidental dès le dix-huitième siècle, dans les documents de la Rose-Croix dorée, une obédience
allemande ; cette pratique aurait également été transmise par Cagliostro
et son rite égyptien, via l’Italie, la France et l’Angleterre, mais cette
filiation n’est pas clairement établie. D’autre part, il pourrait s’agir d’une
interprétation libre des propos de Cagliostro qui, lui, n’aurait jamais
encouragé de telles pratiques.
La spermatophagie n’est pas nécessairement une
pratique homosexuelle bien que Le Clément lui prête cette connotation. Nulle
part dans son œuvre, il ne mentionne la possibilité d’un mélange des sécrétions
corporelles masculines et féminines. Seul le sperme lui semble pourvu de
qualités propres à l’illumination. Or, dans la magie sexuelle de Crowley et de
Reuss, le rite consiste à absorber un mélange des deux, « énergisé »
par concentration mentale et par d’autres techniques psycho-physiques.
Cette méthode diffère de celle enseignée par Paschal
Beverly Randolph et par la Fraternité
Hermétique de Louxor qui précéda l’apparition de l’O.T.O., non seulement
historiquement, mais sur le plan du mythe. Ni Randolph, ni la Fraternité Hermétique
de Louxor n’accordaient d’importance aux sécrétions sexuelles et il y a encore
moins de preuves qu’ils aient préconisé leur absorption. Ce dernier aspect,
dans la magie sexuelle moderne, est une innovation caractéristique de l’O.T.O. ;
ce pourrait être cette même idée que Reuss emprunta à Le Clément. Dès lors, il
est logique que cette pratique fût imprégnée d’homosexualité chez Reuss et cela
avant même l’apparition de l’O.T.O.
Le secret de la magie rouge transmise par Reuss à
Crowley était-il de nature homosexuelle ? Nous connaissons peu les
pratiques et les enseignements de Reuss au sein de l’O.T.O. avant l’implication
de Crowley. Néanmoins, il est significatif que les premières expériences de
magie sexuelle entreprises par Crowley après avoir reçu le « secret »
de Reuss aient été homosexuelles. L’Œuvre
parisienne, à laquelle participa le disciple de Crowley Victor Neuburg, fut
réalisée entre décembre 1913 et février 1914 et il existe également un carnet
de notes inédit à ce jour « Liber
Agape » en date de 1912 qui semble faire référence à des pratiques
autoérotiques ou hétérosexuelles de magie rouge — Crowley affirme s’être ainsi guéri
d’une maladie grave.
En fait, il est probable qu’il s’agisse d’une
relecture de Reuss par Crowley selon la bisexualité de ce dernier, le système
de Reuss étant hétérosexuel. Toutefois, on peut se poser la question si Reuss
n’y avait pas malgré tout introduit des connotations homosexuelles… mais cela
importe peu en regard de l’influence indéniable qu’exerça sur lui Le Clément.
Par ailleurs, il est quelque peu ironique que sa révélation sur les secrets de
l’Eucharistie ait été reprise par des occultistes dans ce contexte de secret et
de magie, tout le contraire de ce que Le Clément professait.
Selon Peter-R. Köning, l’influence de Le Clément
transparaîtrait d’un chapitre de Magick
in Theory and Practice (1929) la somme de Crowley. Ce chapitre s’intitule
« Of the Eucharist and the Art of
Alchemy » et contient des allusions à des pratiques d’alchimie
intérieure, voire à l’absorption de sécrétions sexuelles. Mais Crowley ne
mentionne pas explicitement Le Clément pas plus qu’il n’insiste sur la
spermatophagie, privilégiant au contraire un mélange des fluides corporels
féminins et masculins. En 1930, Crowley tentera de créer un commerce de pilules
miraculeuses dont l’effet était censé provenir de son propre sperme. Là non
plus, aucune référence à Le Clément ; il est plus vraisemblable que
Crowley ait entendu parler de ses œuvres par Reuss, voire par le peintre
anversois Leon Engers Kennedy (1890-1970) qui, dans ses jeunes années,
rejoignit à Londres, l’Ancient and
Primitive Rite de Reuss, puis l’O.T.O. Kennedy aurait rencontré Le Clément
dans les cercles spiritualistes belges. Signalons également que Kennedy réalisa
un portrait de Crowley, conservé à la National
Portrait Gallery de Londres.
Conclusion
Une histoire de la magie rouge reste à écrire et cela vaut également pour l’aspect sexuel de l’occultisme, du spiritualisme et même de la franc-maçonnerie. Dans le cas de Le Clément de Saint-Marcq, nous avons affaire à un individu impliqué dans ces différents contextes et dont le « secret » était essentiellement sexuel. À ce titre, il est un excellent médiateur pour nous guider parmi cette mouvance occultiste et spiritualiste belge dans laquelle son rôle reste cependant à définir.
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