Haute tension


Source : Marx-Heidegger, les philosophies gnostiques de l’histoire par Heinz Dieter Kittsteiner, éditions du Cerf, collection Passages. 

« Un habitus gnostique était déjà familier aux jeunes hégéliens : dès 1835, Christian Baur situait Hegel dans la lignée de la gnose valentinienne. » Toute la modernité est-elle imprégnée d’un tel « habitus gnostique » ? Peut-on comparer des penseurs qui vivaient à des siècles de distance ? L’essai de H.D. Kittsteiner apporte un élément à la « querelle de la sécularisation » en « identifiant les homologies structurelles de deux visions de l’histoire, chez Marx et Heidegger. » 

Marx est mort en 1883 et Heidegger ne connaissait, semble-t-il, que ses textes de jeunesse, d’avant le Capital. Néanmoins, on trouve chez les deux philosophes, des « échos » gnostiques. — Hans Jonas, qui avait déjà remarqué cette parenté, soutenait que les systèmes gnostiques de l’Antiquité se manifestaient par une tonalité, « stimmung », par une sorte de petite musique, plus que par des motifs clairement identifiables. Dans quel Dasein j’erre ? Prolétaires de tous les éons unissez-vous ! 

Vous avez dit aliénation ? Précisément, Marx et Heidegger sont deux penseurs de l’aliénation : après les insurrections françaises de 1848, Marx, réfugié au British Museum, comprend que les révolutionnaires ne sont pas les sujets de l’histoire,tout comme Heidegger encaisse le choc de 1918 qui fait voler en éclat « l’herméneutique de l’intelligibilité. » Dans cette création ratée, il y a quelque chose qui nous échappe… 

Marx pense ce qui est, Heidegger ce qui manque à être : ce que l’argent fait chez Marx, le « On » le fait chez Heidegger. Alors que Marx remet Hegel à l’endroit et identifie « l’esprit universel » au marché mondial, Heidegger se tourne vers l’origine du« dévoilement de l’être » et questionne notre mode d’appartenance à l’histoire « inauthentique. » Pour le premier, la révolution est à venir, pour le second, elle prend sa source en amont. Pour l’un, le Travail, pour l’autre, le Souci. 

Premier point commun avec les gnostiques : « Pire c’est, mieux la gnose se porte. » En l’occurrence, l’aliénation est une phase nécessaire. Pour Marx, le capital doit poursuivre sa logique de captation de plus-value — les analyses de la baisse tendancielle du taux de profit — jusqu’à ce que ses contradictions s’exacerbent et entraînent une prise de conscience internationale, tandis que pour Heidegger, la facticité, le règne anonyme du « on » doit rencontrer la mort à l’horizon et procéder à son retournement. Pour le dire clairement : le national-existentialisme de Heidegger dans « Sein und Zeit » implique un retour au peuple(allemand) et à ses traditions. 

« Y-a-t-il dans cet ensemble englobant l’histoire autant que le social, des formes qui ne sont pas humaines, qui ne sont pas objectivées par l’homme, mais par des choses, ou par des rapports entre les choses, et qui poursuivent leur mouvement propre par-dessus nos têtes, héritières, de quelque façon, de l’esprit universel hégélien ? » 

Deuxième point commun avec les gnostiques : « nous sommes dirigés par des forces occultes. » Ces formes inhumaines et auto-engendrées sont, pour Marx, la valeur (monétaire)et, pour Heidegger,l’être secret de la technique. On pourrait objecter que la monnaie, les marchandises et les outils sont issus d’une fabrication humaine,mais ils acquièrent une vie et une vitesse propres qui finissent par produire un impalpable égrégore qui détermine le comportement des hommes à leur insu.Les deux archontes de notre monde se nomment respectivement la« plus-value » et le « Gestell », terme qu’on pourrait traduire par « arraisonnement. » 

Troisième point commun avec les gnostiques : l’attente d’un « événement » qui mettra fin à l’histoire. La révolution chez Marx, la « résolution » chez Heidegger. Et après ? On connaît les pages controversées où Heidegger juxtapose en un étonnant raccourci les camps de concentration et l’agriculture intensive. Quant à Marx, il n’assista jamais à la Révolution d’Octobre dont il aurait été le premier étonné et qu’il aurait sans doute. De sorte qu’on pourrait se poser la question : si la gnose est la réponse lorsque l’apocalypse a échoué, quelle est la réponse lorsque la gnose échoue ? 

Le livre du Professeur Kittsteiner crépite comme un feu d’artifice : beaucoup de gerbes lumineuses, interrompues par des plages nocturnes qui sentent un peu la traduction… Néanmoins, l’auteur procède à des branchements audacieux et croise les connexions des deux penseurs allemands, le fil rouge sur le bouton brun et inversement. 

Néanmoins, si Marx parvient souvent à éclairer Heidegger, l’inverse semble moins assuré — d’abord parce qu’en ce Kali Yuga, l’Avoir économique l’emporte sur l’Être métaphysique. Ensuite, parce qu’il ne faut pas confondre une centrale électrique (Marx) avec une étoile (Heidegger), bien que tous deux aient leur charge énergétique. Une lecture sous tension, en tout cas. 

En 1933, lorsqu’il était recteur de l’université de Fribourg, Heidegger ouvrit les amphithéâtres aux ouvriers pour les former aux arcanes de sa pensée. Marx a-t-il parlé en personne aux prolétaires ? Je l’ignore… En tout cas, il est paradoxal que des penseurs qui eurent un tel souci du collectif et du peuple se soient exprimés dans des termes aussi obscurs — c’est un autre trait gnostique.

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