L'irrégulier

 

Ill. : Le Chevalier, la mort et le Diable par Theodor Baierl. Article transmis par Academia.edu. Henry Corbin : le Chevalier du Temple par Wouter J. Hanegraaff, Chapitre 8 de New Perspectives on Henry Corbin, édité par Hadi Fakhoury, éditions Palgrave Studies in New religions and alternative spiritualities, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended — cette traduction en mémoire de Joseph B., géomètre et gentleman spirite.

Introduction.

En 1974, quatre ans avant sa mort, Henry Corbin a prononcé sa vingtième conférence pour le cercle Eranos, sur la thématique de cette année-là : « Repères pour un monde changeant. »

La conférence s’intitulait : « l’Imago Templi à l’épreuve de la sécularisation » Contrairement à ses précédentes conférences, Corbin n’abordait presque pas l’ésotérisme shiite, ce qui a pu surprendre le public. Cette fois, il avait choisi de se concentrer sur les relations entre judaïsme et christianisme. La conférence devait culminer par une évocation de la tradition ésotérique templière.

Toutefois, Corbin souhaitait se distinguer des occultistes et des néo-templiers. D’emblée, il déclarait sans équivoque : le Temple authentique, à l’instar de tout concept religieux essentiel, ne devait pas être conçu comme une réalité historique.

Le Temple n’existait que dans le monde supérieur imaginal, mundus imaginalis, là où les trois religions du livres convergeaient en parfaite harmonie, où tout autre aspect extérieur chutait et où il ne subsistait que « l’église invisible de l’esprit. » Avec une émotion perceptible, Corbin répète à quel point l’essence de la réalité spirituelle du Temple réside strictement « en dehors du processus historique du devenir, de la causalité et de toute forme de chronologie ou de généalogie dont l’authenticité est archivistique ou documentaire. »

Comme c’est le cas dans la plupart de ses communications tardives, le discours de Corbin exprime un mépris palpable pour la méthode historique et l’historiographie, mais aussi un profond désespoir quant à l’oubli fondamental du monde moderne. D’après Corbin, la destruction du Temple de Jérusalem n’était pas seulement un phénomène historique, mais une catastrophe spirituelle et la condition d’un exil de l’humanité au sein d’un monde qui n’était plus qu’une terre gaste, « une dévastation spirituelle plus inéluctable encore que ne l’était le Graal avant la venue de Perceval. »

Le Temple en tant que représentation du Sacré s’était évanoui dans les décombres de la culture occidentale. Seule l’image était restée. Sa mise en réserve dans l’imaginal la rendait indestructible, impérissable, toujours disponible pour le petit nombre des Awliya Allah, « les amis de Dieu », amici Dei, ou Gottesfreunde.

Seules les réalités imaginales transcendantes, comme le Temple ou le Graal, pouvaient encore inspirer quelque espoir eschatologique, pour briser l’ensorcellement de l’histoire moderne et restaurer le Sacré. Les dernières vérités spirituelles authentiques étaient soit mortes ou en voie d’extinction, condamnées par notre espace-temps : « Et pourtant, écrivait Corbin, de quelque façon, quelque part, à un certain moment, le temple final  sera de nouveau debout, au centre du monde, là où l’authentique souveraineté divine sera reconnue et visible. »

Corbin revenait au judaïsme des origines par le détour de la thèse de l’historien Shozo Fujita qui l’avait fortement impressionné, mais aussi par l’école judéo-hellénique d’Alexandrie, en particulier Philon. Après de nombreuses réflexions sur le Livre d’Ézéchiel, sa conférence à Eranos se concluait par une évocation de la « synchronicité imaginale non-historique » qui établissait un lien entre la communauté juive essénienne et les Templiers. Les Manuscrits de la mer Morte venaient alors d’être découverts, ainsi que la communauté de Qumran et la réflexion de Corbin insufflait une vie nouvelle dans de vieilles jarres. 

Ces théories s’étaient épanouies parmi les milieux maçonniques depuis le dix-huitième siècle ; elles se fondaient jusque-là sur quelques références aux Esséniens, éparses chez Philon d’Alexandrie ou chez Flavius Josèphe.

Le postulat était le suivant : les communautés esséniennes étaient restées actives en Terre sainte au temps des Croisades, et elles avaient conservé un savoir ésotérique dont on pouvait trouver la trace dans les doctrines pythagoriciennes. Les membres de l’Ordre des Chevaliers du Temple, fondé en 1119 afin de protéger les pèlerins en route vers Jérusalem, auraient établi des contacts avec ces Esséniens qui leur auraient transmis leurs secrets.

À partir de là, il était possible d’établir une continuité historique sur le très long terme. Après le procès de l’Ordre et l’exécution de Jacques de Molay en 1314, les templiers survivants auraient migré vers l’Écosse où la franc-maçonnerie aurait poursuivi la tradition. Ce grand mythe d’une transmission écossaise mènerait à l’éclosion de nombreux cénacles, néo-templiers, mais pas uniquement maçonniques.

Corbin consacra la dernière décennie de sa vie à tenter de reconstituer une « chevalerie spirituelle » enracinée dans la mystique néo-templière ; il entreprit de rechercher les initiations de différents ordres maçonniques ou non. Cette partie de sa vie, essentielle, qui concrétise ses aspirations spirituelles les plus profondes, n’a jamais été étudiée et est même totalement négligée.

Trois ans après sa mort, Christian Jambet publia un volume des Cahiers de l’Herne qui lui était dédié, mais qui ne comportait aucune mention à cet aspect de sa vie. La bibliographie omettait même ses contributions à des publications maçonniques. Voilà une erreur qu’il convient de réparer et ce chapitre peut être considéré comme une modeste contribution.

La Commanderie de l’Île verte.

Les travaux de Corbin, au cours des années 60, reflètent son attrait pour la « chevalerie spirituelle. » En 1966, dans sa conférence pour Eranos, « De l’épopée héroïque à l’épopée mystique » figure une longue évocation du « Récit du Graal chez Sohravadi » ; Corbin y étudie les légendes du Graal ainsi que l’œuvre d’Arthur Edward Waite (1857-1942)

Ce dernier était un ésotériste britannique, très prolifique et dont l’influence sur Corbin est elle aussi négligée, en particulier pour ce qui est de l’idée d’une « église de l’esprit » cachée ou invisible ; Waite la désignait comme la « Sainte Assemblée » et affirmait que ses membres étaient présents à la fois dans ce monde et dans d’autres.

Gilbert Durant se souvient du milieu des années 1960, lorsque Corbin lui exprima son désir de rejoindre une « sodalité » qui partagerait ses préoccupations spirituelles :

« Au cours d’une conversation en 1966, sous les cèdres d’Ascona, je lui demandai s’il avait jamais éprouvé l’envie de rejoindre une tariquâ islamique. Sans me répondre directement, il me dit : ‘C’est très difficile si vous n’avez pas été éduqué dans ce milieu culturel et religieux. Vous savez ce qu’un Shaykh me dit un jour quand je lui demandai : ce serait très facile si vous étiez déjà initié en maçonnerie’. »

L’idée n’était donc pas neuve chez Corbin. Deux ans plus tard, il rencontre Paul Jouveau du Breuil (1932-1991), un ethnologue spécialiste du Zoroastrisme qui menait des recherches à l’École Pratique des Hautes Études de Paris ; il s’apprêtait à publier Vocation spirituelle de la chevalerie (1969)

Quelques années plus tard, en 1972, cette fois, sous le pseudonyme de Paul Arfeuilles, Paul du Breuil publierait L’épopée chevaleresque : de l’ancien Iran aux Templiers. Il se fondait sur une généalogie spirituelle, la « chevalerie essentielle », qui aurait débuté avec Zoroastre, en ancienne Perse, avant de se ramifier au travers de Pythagore, des Esséniens, de Jésus (qui aurait été un initié essénien) et l’apôtre Jean, puis vers l’arianisme et le gnosticisme jusqu’aux Goth, l’islam, puis les Templiers.

Ces guerriers gnostiques au service de la lumière johannique, premiers fidèles du Christ, avaient pour antagoniste les forces du catholicisme romain, l’Église de Saint Pierre. Il n’est pas inutile de le savoir : le père de Jouveau du Breuil, Guy Jouveau du Breuil, joua un rôle essentiel dans une Obédience russe de l’Ordre johannique : L’Ordre hospitalier Saint-Jean de Jérusalem. Lorsque Corbin l’apprit, il eut sans doute l’idée de rejoindre une telle association ou d’en créer une.

Un peu d’histoire pour mieux comprendre. L’Ordre médiéval de Saint-Jean, les Hospitaliers, fut créé en 1099, après la première croisade ; à l’origine, il prenait soin des malades, mais bientôt, sa mission inclut la défense du christianisme contre les infidèles. Par la suite, il se rapprocha des Templiers ; après la chute de Jérusalem, en 1187, à la fin de la deuxième croisade, l’Ordre de Saint Jean perdit son lieu de résidence ; il se déplaça alors vers l’île de Chypre, puis à Rhodes, puis, toujours plus à l’Ouest, il s’établit en 1522 sur l’île de Malte. Ses membres allaient devenir célèbres sous le nom de Chevaliers de Malte où ils restèrent jusqu’en 1798.

Après la révolution française, l’Ordre perdit de nouveau sa résidence et se déplaça en Russie. Après bien des pérégrinations qui sortent de notre propos, l’Ordre s’établit en Amérique ; à partir de 1959, il fonda également une Obédience en France.

Dès lors, on comprend mieux l’intérêt porté par Corbin aux publications de Jouveau du Breuil. Dès l’automne 1968, il rejoignit l’Ordre et persuada d’autres collègues universitaires de le rejoindre, notamment l’anthropologue Gilbert Durand et le spécialiste de l’illuminisme Antoine Faivre. Peu après, un groupe de travail fut créé au sein de l’Ordre afin d’élucider « les principes spirituels qui guidaient la vie intérieures des chevaliers johanniques. » Il s’agissait de La Commanderie de l’île verte, cité dans le bulletin de l’Ordre, en date du 20 mai 1970.

Jusqu’à quel degré Durand et Faivre partageaient-ils l’intérêt de Corbin, cela n’est pas clair. Faivre s’exprimerait par la suite avec mépris et regretterait d’avoir intégré l’Ordre. Quant à Durant, il entreprit de démontrer que l’Ordre était celui de Malte, sans pour autant parvenir à un résultat probant : la documentation manquait et il en sortit déçu.

Le nom même de La Commanderie de l’Île Verte est une allusion à une découverte qui avait enflammé l’imagination de Corbin. En 1953, l’anthroposophe Wilhelm Rath (1897-1973) avait publié Der Gottesfreund vom Oberland ; il y racontait l’histoire de Rulman Merswin (ca.1307-1382), un disciple fortuné de Johannes Tauler qui, en 1367, avait crée un conventicule mystique dont les membres se prénommaient les « amis de Dieu. » La communauté s’était installée sur une île, non loin de Strasbourg, dans les ruines d’un monastère, das grüne Wört ou Grünenwörth, l’île verte.

De nombreux traités furent attribués au Maître qui rendit visite à Merswin et qui nous est connu sous le pseudonyme de « l’Ami de Dieu venu de l’Au-delà. » En 1371, la communauté de Grünenwörth fut adoptée par les Chevaliers de Saint-Jean et cette association exerça un charme irrésistible sur Corbin. C’était ce type même de communauté qu’il recherchait, dont il aurait aimé faire partie, pour y bénéficier de l’enseignement d’un maître secret, très similaire à Suhrawardi.

Une fois qu’il eut établi sa propre Commanderie de l’Île verte au sein de l’Ordre Johannique français, Corbin évoqua Rulman Merswin lors d’une conférence improvisée à Eranos et intitulée : « Juvéilité et chevalerie en Islam iranien. » Plus tard, une version révisée paraîtrait sous le titre « La Chevalerie spirituelle », dans le quatrième volume d’En Islam iranien.

Bien évidemment, le Merswin que Corbin avait en tête n’avait rien du personnage historique. Au contraire, il affirmait un « synchronisme anhistorique » produit par des forces métaphysiques à l’œuvre à la fois dans le christianisme et dans l’islam dont on trouvait des échos chez Goethe, dans son poème rosicrucien inachevé :

« Quand nous disons ‘de l’Île verte des Johannites jusqu’au poème inachevé de Goethe’, nous ne visons pas la continuité matérielle objective et extérieure d’une institution qui aurait duré à partir du quatorzième siècle jusqu’au 19e siècle, mais nous visons plutôt le synchronisme qui gouverne un champ de conscience, dont les lignes de force nous montrent une même réalité métaphysique à l’œuvre…

« Il s’agit du champ de conscience défini par la réunion des douze amis des Dieu d’Oberland et des douze chevaliers que Goethe situe à Montserrat. Cette configuration de lignes de forces a également entraîné la floraison au cœur même du Chiisme d’une conception de la chevalerie spirituelle, déjà présente dans toute la tradition abrahamique, et qui allait entraîner à son tour la floraison, chez Wolfram d’Eschenbach, d’un idéal de chevalerie, adopté aussi bien en Occident qu’en Orient, c’est-à-dire, en islam. »

Corbin n’a jamais révélé d’autre source que l’essai de Wilhelm Rath. Si cette interprétation de l’islam ésotérique s’enracinait dans ses propres recherches linguistiques sur l’origine des langues, ses croyances tardives sur le néo-templarisme ne se basaient que sur un nombre restreint de sources secondaires, celles qui allaient dans son sens. Dès leur entrée au sein de l’Ordre johannique, Corbin et ses compères tentèrent de le redéfinir selon leurs propres termes.

Paul Jouveau du Breuil n’était apparemment guère satisfait par la tutelle exercée par son père sur l’Ordre et c’est ainsi qu’il conspira activement avec l’aide de Durand, Faivre et Corbin, préparant un putsch. Leurs efforts ne menèrent cependant à rien.

Et pour cause… L’entreprise de ces néophytes avait de quoi déplaire à de nombreux membres déjà en place. Le 6 avril 1972, Corbin et ses amis reçurent une mise en demeure de Guy Jouveau du Breuil, les priant de se plier au règlement intérieur, sous peine d’être contraints de poursuivre leurs recherches ailleurs.

On ne sait pas exactement quand le groupe de Corbin quitta l’obédience : d’après la correspondance de Jouveau et de Faivre, probablement aux alentours de septembre 1972 ou octobre 1973.

Rite Écossais Rectifié.

Corbin est ses amis tentèrent de transformer l’Ordre de Saint-Jean en une loge maçonnique et Faivre joua un rôle essentiel en ce sens. La maçonnerie d’alors était particulièrement embrouillée.

La Grande Loge Nationale Française avait été fondée en 1913 ; connue sous l’appellation GLNF-Bineau parce qu’elle était située sur le Boulevard Bineau, elle se scinde en 1958 et apparaît alors la Grande Loge Nationale Française, ou Grande Loge Nationale Française Opéra, rebaptisée en 1982 Grande Loge Traditionnelle et Symbolique Opéra, ou plus simplement Opéra. Cette nouvelle entité va elle-même se scinder en 1968 à la suite d’une controverse provoquée par Louis Pauwels, un des deux auteurs du Matin des Magiciens. La nouvelle obédience s’appelle désormais la Loge Nationale Française ou LNF.

Faivre rencontre le Jésuite et ancien résistant Michel Riquet, lequel parvient à le ramener à la maçonnerie. Faivre se fait initier à la Loge Opéra en 1969. Il y poursuit alors la pratique théosophique chrétienne très particulière dont il était familier depuis ses études sur l’Illuminisme au dix-septième siècle.

Le Rite Écossais Rectifié fut créé par Jean-Baptiste Willermoz dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, mais Faivre s’intéressait plus spécifiquement à « l’Ordre interne », imprégné de symbolisme templier et connu sous l’appellation Chevaliers bienfaisants de la Cité sainte. C’est précisément ce que Corbin cherchait alors. En 1970, ou peu après, il avait découvert l’étude en deux volumes, écrite avant la Seconde Guerre mondiale par René le Forestier et publiée à titre posthume par les soins de Faivre en personne. Ce dernier débutait alors en maçonnerie et l’enthousiaste néophyte était encore plein de louanges pour le Rite Écossais Rectifié. Corbin se montra très désireux de suivre ses traces.

Peu après l’échec de leur putsch, le petit groupe de conspirateur autour de Corbin entreprit une autre stratégie, révélée par un document inédit, préservé dans les archives de Faivre aujourd’hui disponibles à la Bibliothèque Carnegie de Reims. La lettre avait été adressée à un collectif de six amis qui se désignaient comme des « frères » et qui portaient des pseudonymes. L’Ordre d’Abraham et de Melchisédech avait établi un rituel templier, le « rituel abrahamique », et le « rituel de Melchisédech » dont l’auteur semble avoir été Corbin lui-même. Apparemment, il ne fut accompli qu’à de rares occasions, avant d’être « mis en sommeil. »

Deux membres de l’Ordre étaient maçons : Faivre, qui signait A Sole Occidente, et Jean-Claude Frère, qui signait Aquila Jovis et qui officiait comme vénérable ou Grand Maître d’un loge « verte » ou néo-templière à Opéra. Cette loge avait été réactivée, grâce aux efforts de Faivre et de ses amis et se nommait Loge du Temple de Saint-Jean. Les quatre autres membres du groupe étaient Henry Corbin, Ab Insula Viridis, Gilbert Durand, A Cedro Libani, Robert Salmon, A Lapide Aureo, et Jean de Foucauld, A Novis Temporibus.

Faivre avait écrit une procédure hautement novatrice et très irrégulière pour que ses quatre amis soient initiés le plus vite possible. Pour des raisons techniques, cette procédure requérait la collaboration de quatre autres associés d’Opéra qui partageaient leurs préoccupations spirituelles, notamment l’ami de Frère, Jean Moreau.

Tout se passa à merveille. Au cours d’une tenue en mai 1972, Corbin, Durand, Salmon et de Foucauld furent initiés dans tous les degrés bleus de la maçonnerie, passant directement au grade de Maître Maçon. Lors d’une seconde tenue, en juin 1972, tous les quatre, accompagnés de Faivre, furent reçus au degré de Chevalier Parfait de Saint-André et la Loge du Temple de Saint-Jean fut rebaptisée Vénérable Chapitre des Chevaliers Profès de Temple de Saint-Jean.

À présent, ils avaient rejoint l’Ordre interne du Rite Écossais Rectifié, ce qui avait toujours été leur but. Corbin et ses amis se qualifiaient de Chevaliers bienfaisants de la Cité sainte. Quelques mois plus tard, le 1 Septembre 1972, le nom de Corbin apparait sur un tableau de loge, intitulé « Maçonnerie willermozienne et spiritualité du temple. »

À juste titre, Jean Albert Clergue affirme que cette manœuvre tortueuse a choqué les maçons réguliers. Qu’un néophyte puisse se familiariser en un temps record avec le symbolisme de chaque degré, alors que cela nécessitait une méditation sur le long terme. L’initiation était un processus de longue haleine, pas à pas.

Mais le cas Corbin était exceptionnel : à soixante-neuf ans, il n’avait plus de temps à perdre et il cherchait un raccourci pour le Temple. Après tout, il avait déjà acquis une profonde compréhension du symbolisme spirituel et il aurait été humiliant de le forcer à parcourir laborieusement toutes les allées du labyrinthe. À leurs yeux, Corbin était déjà un Maître, un véritable Chevalier du Temple et le reste n’était qu’une formalité.

À partir de là, les putschistes n’eurent aucun scrupules à s’arroger le même traitement extraordinaire, mais il y a mieux encore. D’après les archives officielles de l’Opéra, Corbin n’aurait pas été initié en 1972, mais dix ans plus tôt, et admis comme apprenti, en mai 1962, puis en tant que compagnon en 1963 et enfin, en tant que Maître maçon en 1964. Il s’agit clairement de malversation et d’écriture rétroactive pour justifier l’ascension foudroyante de Corbin.

Qui fut responsable d’un tel jeu d’écriture ? Cela n’est pas clair, mais on peut s’en douter. Dans un article intitulé En quête d’Henry Corbin, paru dans L’Initiation, (2009) Jean Albert Clergue-Vila le décrit comme « une forte personnalité, entreprenant, énergique, trop généreux », manière de l’absoudre. « Paix à son âme pour ce péché administratif découvert trente-six ans après. »

Désastre iranien.

Ainsi donc, Henry Corbin se présentait comme Maître Maçon et Chevalier initié de l’Ordre du Temple. Il était donc en possession d’un laissez-passer maçonnique qui allait lui donner accès à « toutes les obédiences régulières et loges maçonniques du monde entier. » Évidemment, il n’allait pas rechigner à s’en servir.

Après l’été de la même année, il se rendit en Iran, à Téhéran, où il demanda à être immédiatement reçu par la loge francophone La France. Le 10 octobre, une tenue aurait été organisée en son honneur et en novembre 1972, Corbin l’évoquera en ces termes à Pierre Fano : « C’était à la fois très beau et très émouvant. La Bible, le Coran et l’Avesta étaient côte à côte, ouverts sur l’autel. » Voici un extrait du discours qu’il tint à la Fraternité, discours préservé dans le Fonds Corbin de Clergue-Vila, transcrit par Manuel Quinon.

« Vous devinez aisément mon émotion et ma joie de me trouver parmi vous ce soir. Je suis heureux de vous adresser les salutations fraternelles de notre Loge Les Compagnons du Temple de Saint-Jean. Notre Loge est une création récente et notre intention est d’insister sur la mission essentiellement spirituelle de notre Ordre, car notre Ordre est le seul foyer régulier pour les Sciences traditionnelles, c’est-à-dire : tout ce qui tombe sous le nom d’ésotérisme.

« C’est cet enseignement spirituel dont notre monde a le plus besoin tellement notre désarroi est grand aujourd’hui. Le message que je voudrais formuler est que notre Loge… éprouve le plus grand désir de joindre ses travaux aux vôtres. Nous sommes tous Templiers, parce que chacun de nous aspire à reconstruire le Temple spirituel. Et il y a plus encore…

« On pourrait dire que l’éthique du zoroastrisme iranien vibre d’un idéal chevaleresque qui s’exprime d’abord dans le registre de l’héroïsme mythologique puis dans celui de l’épique médiéval… Notre épopée Templière occidentale a passé au travers de telles métamorphoses.

« Après la chevalerie mystique et militaire sont venus les Chevaliers du Graal selon Wolfram d’Eschenbach ; au dix-huitième siècle, nous voyons réapparaître la spiritualité templière au sen de notre maçonnerie. La réapparition de l’ésotérisme au cœur de la chevalerie templière nous mène à nous demander si ce phénomène n’a pas son origine dans l’ésotérisme de l’Islam, dans le soufisme, ou chez les Ismaéliens.

« Ces voies mériteraient une exploration plus profonde ; je veux dire par là non pas une recherche historique, mais l’œuvre que nous avons à accomplir ici ensemble, en tant que Chevaliers de l’Occident et Templiers iraniens. »

Nous sommes tous des templiers… Corbin cite ses sources : de Wolfram d’Eschenbach jusqu’à Joachim de Flore et à la tradition johannique, pour aboutir au douzième Imam, et au Paraclet mentionné dans l’Évangile de Jean. Il conclut en évoquant les noms de Suhrawardi, Sayyed Haydar Amoli, et Molla Sadra Shirazi.

À la fin de son discours, Corbin appelle ses frères à « rompre la routine de la philosophie moderne de l’Histoire » et de le rejoindre dans son grand œuvre, la reconstruction du Temple. Ses frères iraniens partageaient-ils cette conception néo-templière ? Peu vraisemblable, et c’est un euphémisme. En réalité, la loge La France ne suivait pas le Rite Écossais Rectifié, mais le Rite Écossais ancien et accepté.

La réjouissance de Corbin en ce 10 octobre 1972 fut de courte durée : le réveil l’attendait le lendemain matin lorsque la régularité de son initiation fut mise en doute par ses hôtes. La loge iranienne obéissait à l’autorité internationale de la Grande Loge Unifiée d’Angleterre laquelle n’avait jamais reconnu la Loge Française Opéra. Corbin, à sa propre surprise, découvrit ainsi qu’il n’était pas reconnu comme un véritable maçon.

Pis encore : en dépit de sa renommée à Téhéran, certains de ses frères iraniens le considéraient à présent comme un imposteur qui avait profané le secret de leur temple. Dès qu’elle apprit la vérité, la loge iranienne lui ferma immédiatement la porte au nez.

Corbin était-il ou non un maçon ? Tout dépend qui répond à la question. Ses frères de l’Opéra tentèrent de le rassurer en lui assurant la validité de son initiation : après tout, seule la cérémonie comptait et toute cette histoire de « loge régulière » n’était que du sectarisme. Pour Corbin, rien n’était résolu : il lui fallait à tout prix devenir un « maçon régulier » et réparer l’affront fait à sa réputation. Tout cela allait lui prendre un certain temps.

L’Université de Saint-Jean de Jérusalem.

Corbin n’en avait pas fini avec l’Ordre de Saint-Jean. En 1971, alors qu’il était toujours impliqué dans les travaux de la loge, il reprend contact avec un ancien élève, Robert de Chateaubriant (1906-1992) Assez étonnamment, ce dernier appartenait lui-même à un autre ordre de Saint-Jean, totalement distinct et indépendant de celui que présidait Jouveau du Brueil : l’Ordre Souverain de Saint-Jean de Jérusalem, créé par Charles T. Pichel en 1956. L’Ordre avait son quartier général dans un ancien monastère à Vaucelles, et les trois monothéismes y étaient étudiés et comparés ; le genre de centre spirituel dont rêvait Corbin depuis longtemps.

Au cours de leurs échanges, Corbin et Chateaubriant parvinrent à une idée merveilleuse : placer le centre sous l’égide de l’Ordre de Saint-Jean auquel Corbin appartenait. Le monastère servirait de lieu de rencontre. Telle est l’origine de L’Université de Saint-Jean de Jérusalem, conçue comme le versant ésotérique des réunions d’Eranos. Après sa séparation d’avec Jouveau du Breuil, Corbin rejoignit Chateaubriant et reçut en 1974 le titre de Chevalier de Grâce. En juillet de la même année, la première conférence eut lieu et un mois plus tard, Corbin donnait sa conférence à Eranos sur l’Imago Templi.

Néanmoins, sa correspondance nous prouve qu’il entretenait une tout autre conception de la mission du centre. Des tensions s’ensuivirent. Antoine Faivre, dans  l’entrée de son journal du 27.05.1976, écrit à propos de Corbin : « C’est un enfant doublé d’un génie, malheureusement, en général, on ne voit que le génie, pas l’enfant. »

« Ce colloque était l’idée de Henry : ramener une vingtaine de personnes, triées sur le volet, entièrement gagnées à nos idées. Selon lui, ce serait une réunion d’ésotéristes en parfait accord spirituel. Chateaubriant, Durand et moi-même n’étions pas du tout d’accord et nous eûmes beaucoup de mal à le ramener à nos vues. » (4 mars 1974)

« Corbin a de nouveau tenté de nous imposer un programme d’étude ésotérique, avec un titre destiné à faire fuir tous ceux qui ne partageaient pas absolument nos idées : selon lui, le terme ‘chevalerie’ devait être la clef de notre colloque. Il ne se sent heureux que parmi ceux qui sont entièrement d’accord avec lui, et n’envisage jamais ce que nous pourrions offrir d’autre à ceux qui auraient besoin de nous, sans nécessairement le savoir eux-mêmes. Par ailleurs, il fait preuve d’une naïveté à la fois charmante et dangereuse : il s’amourache de personnalités douteuses, du moment qu’ils témoignent d’un intérêt pour l’ésotérisme. Il n’a toujours pas compris (à présent, c’est un peu tard) que notre milieu grouille de requins et d’hypocrites. »

Par la suite, Faivre serait encore plus sévère et parlerait d’un milieu « essentiellement constitué de mondains et de marchands de chaussettes » et il refuserait l’initiation de chevalier. De son côté, Corbin dut finalement courber l’échine. Mais sa conférence inaugurale, publiée dans le premier volume de ses Cahiers, montre clairement qu’il pensait uniquement dans les termes de la chevalerie néo-templière. Tout participant était censé devenir « un vrai croyant et un homme spirituel. »

Un croquis préservé dans ses archives nous montre un emboîtement de cercles. Le cercle extérieur des  simples auditeurs ; le cercle des compagnons membres ; le cercle du Conseil scientifique des douze, les « amis de Dieu », les douze imams, les douze initiés aux Geheimnisse de Goethe, les douze signes du zodiaque, et, bien sûr, les douze apôtres. On y trouve des noms familiers d’Eranos : Ernst Benz, Pierre Deghaye, Gilbert Durand, Antoine Faivre, Bernard Gorceix, Jean-François Maillard, Jean-François Marquet, Charles Pisot, Jean Servier, Richard Stauffer, Jean-Louis Veiillard-Baron et Henry Corbin.

Mais d’autres degrés existaient au sein du comité des douze : il y avait d’abord le conseil d’administration de l’Université de Saint-Jean de l’Ordre de Saint-Jean — les deux ont fusionné —, puis les Chevaliers du Temple de Saint-Jean et enfin, l’ordre intérieur, les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, d’inspiration willermozienne.

Régulier… enfin !

Les mois de l’été 1974 furent sans doute une époque de joie et de consécration pour Corbin. Enfin, la frustration et la vexation de son statut d’irrégulier au sein de la maçonnerie se dissipait. Le problème avait enfin été résolu. Que s’était-il passé ?

Le 12 et le 13 janvier, alors qu’il était encore en Iran, une violente dissension apparut au sein de la loge Opéra. Au centre de la tempête : Jean Moreau, un fidèle de Corbin et de Faivre lors de leur tentative de putsch. Ce dernier, accompagné d’autres frères, venait de quitter l’Obédience.

Moreau avait éteint les flambeaux de l’entrée du temple, descendu le grand escalier et éteint la lumière avant de refermer la porte, pour bien montrer que toute lumière spirituelle avait quitté les lieux. Ensuite, après avoir quitté l’édifice, le mutin ferma la porte de sorte que les frères se retrouvent pris au piège. Moreau fut expulsé à la suite de cet esclandre.

Près de la moitié de l’Obédience se scinda et différentes scissions apparurent, parmi lesquels les proches de Corbin et de Faivre qui commencèrent à suivre leurs propres rites, Rue St Bon. D’après le journal de Faivre, l’impression qui domine est celle d’une révolte et d’un profond mépris à l’encontre de ceux qui prétendent établir qui est régulier et qui ne l’est pas.

Pour Corbin, il en allait tout autrement : il espérait toujours la reconnaissance de la maçonnerie iranienne. Faivre lui avait conseillé d’entrer à la Loge Nationale de France, laquelle s’était, on s’en souvient, séparée de la Loge Opéra en 1968 et paraissait plus conforme à l’idée de la chevalerie, telle que s’en faisait Corbin. Cependant, la LNF provenait déjà d’une loge irrégulière, ce qui ne résolvait pas le problème.

Corbin téléphona à Faivre et lui annonça son retrait de leur loge, celle-là même qui avait été créée spécialement pour lui, deux ans auparavant. Il se tournait désormais vers la Grande Loge Nationale Française Bineau où il avait pris contact avec Charles Pidoux et Jean Granger, alias Jean Tourniac. Tous deux l’avaient mis en garde : l’atmosphère était très différente de celle d’Opéra mais la promesse du statut de Régulier était trop forte.

Et c’est ainsi que le 11 juin 1974, un mois après la première conférence de l’Université de Saint-Jean, suivie de celle d’Eranos sur l’Imago templi, Corbin fut initié, pour la seconde fois en deux ans, cette fois à la Loge Le Centre des Amis n°1 de GLNF-BIneau. Là aussi, ce fut une procédure expresse qui lui fit franchir d’un coup les trois degrés bleus, en une seule soirée, en récitant une version abrégée des serments.

Mais cela ne suffisait pas encore pour cet ardent néophyte qui se considérait déjà comme un Chevalier bienfaisant de la Cité sainte. Il semblerait que Corbin ait reçu l’initiation au haut degré de chevalerie du Grand Prieuré des Gaules. Tourniac, un an plus tard, dans une lettre à Corbin, lui témoignait de sa satisfaction « d’avoir pu accomplir votre réintégration en un temps record comme Chevalier bienfaisant… ainsi que votre accueil dans l’Arche royale. »

À partir de là, tout se déroula très vite pour Corbin. En 1975, il est intronisé membre honoraire de la loge Villard d’Honnecourt ; un an avant sa mort, à Edimbourg, il est également reçu à la Grande Loge de l’Ordre Royal écossais. Reste une question... Entre 1974 et sa mort, Corbin est revenu chaque automne en Iran, sur l’invitation de Seyyed Hossein Nasr. Retourna-t-il à la loge La France dont il avait été cruellement exclu en octobre 1972 ? Nous l’ignorons à ce jour. Les archives maçonniques de Téhéran furent détruites lors de la révolution de 1979.

Le 9 et 13 décembre 2023, le Professeur Nasr m’a personnellement déclaré qu’il « n’avait jamais connu ni rencontré Corbin, pas plus qu’il n’avait jamais fréquenté les loges maçonniques de Téhéran, ni entendu parler de maçonnerie. » En revanche, le Dr Houman m’a déclaré que son oncle Mahmoud Houman avait été le fondateur et le Grand Maître Commandeur de l’Ordre écossais ancien et accepté, mais elle n’avait jamais entendu parler de Corbin.

Le chevalier solitaire, la mort et le diable.

Corbin, à la fin de sa vie, semblait enfin parvenu au terme de sa quête : devenir un Chevalier du Temple, mais cet aboutissement était-il conforme à son désir originel, celui d’une sodalité spirituelle, semblable à celle qu’il prêtait à Rulman Merswin et sa communauté de l’ïle verte, un cénacle d’amis de Dieu, qui aurait existé au quatorzième siècle. On peut raisonnablement en douter.

Faivre avait déjà remarqué combien Corbin se lassait vite des nouveaux rituels ou des communautés que ses amis lui présentaient. Il poursuivait une quête sans fin, avec impatience. Il espérait en quelque chose au-delà de ce monde, mais qui devait également être présent en ce monde. Dès lors, la communauté dont il rêvait ne pouvait exister qu’à l’état idéal et il se condamnait ainsi à une déception permanente. Les réalités mondaines de n’importe quelle initiation faisaient pâle figure devant l’inaccessibilité de son rêve éveillé.

Corbin cherchait désespérément un sens. Comme il ne pouvait le trouver dans l’Histoire, il devait bien se trouver quelque part d’autre. Ses incessantes attaques contre l’historicisme, les historiens, l’histoire séculaire, la critique historique et la philosophie de l’histoire masquent un terrible désarroi.

L’Histoire implique le temps, qui implique la mortalité. On pense à la célèbre gravure de Dürer, Le Chevalier, la mort et le Diable, dont une copie était accrochée dans le bureau de Durand et Corbin l’avait certainement vue. L’archétype du chevalier poursuit sa route, indifférent aux périls, affermi d’une opiniâtre détermination, prêt à accomplir sa tâche, quel qu’en soit le prix. Le Diable sur sa gauche le lorgne mais le chevalier refuse de se laisser distraire. La mort qui brandit son sablier y parvient tout aussi peu.

Corbin se voyait-il comme le chevalier de Dürer ? Dans son Mémento sur la Commanderie de l’Île verte, nous pouvons lire : « L’éthique fondamentale de la Chevalerie se fonde sur la souveraineté absolue de l’Esprit. Un chevalier ne peut faillir à sa parole, ni au pacte contracté auprès de son souverain qui lui demande son aide. Même si, d’un point de vue ésotérique, la cause paraît au-dessus de toute espérance humaine. »

Ce combat « humainement sans espoir » était sans doute trop difficile dans une perspective strictement quotidienne et immanente. Corbin ne pouvait s’empêcher, de temps à autre, de jeter un coup d’œil sur le sablier et de pourfendre, une fois de plus, ces maudits historiens, ces fossoyeurs mesquins du rêve spirituel.

Lorsque son médecin, le Docteur Gonnot, lui déclara qu’il ne lui resterait sans doute pas assez de temps pour terminer le livre sur lequel il travaillait, Corbin lui répondit : « Vous et moi, chacun à notre manière, nous combattons le même ennemi. »

Corbin était un homme contre le temps, contre l’Histoire, mais peut-être son plus secret désir n’était-il pas de lutter. Il aurait plutôt souhaité la délivrance, être relevé de ce combat solitaire, « pour la défense du Temple », et trouver enfin un peu de repos auprès d’une « communauté invisible », ou une Awliya Allah, une « assemblée secrète », une « église intérieure », exempte de querelle et d’iniquité, une communauté qui n’aurait connu ni l’aliénation ni la mort.

En cela, il a toute ma sympathie.

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