Source : Le Messianisme juif, essais sur la spiritualité du judaïsme, par Gershom Scholem, éditions Les Belles lettres, collection Le Goût des idées par Jean-Claude Zylberstein
Le mystère de la divinité dont le sabbataïsme venait de
faire la « découverte » et qu’il tenait pour identique au
« mystère du Dieu d’Israël » et
à la « foi de notre père Abraham » n’était autre qu’un avatar
du vieux paradoxe gnostique. Cardoso en a donné la présentation suivante, qui
est devenue la version courante.
Tous les peuples, tous les philosophes ont toujours
reconnu par les lois irréfutables de la raison l’existence d’une cause
première, source de tout mouvement. Puisque tout homme doué de raison logique
peut démontrer pour son propre compte l’existence de cette Cause première,
pourquoi celle-ci serait-elle l’objet d’une révélation spéciale à
l’humanité ? Que peut ajouter, du point de vue religieux, cette révélation
si nous en savons autant en dehors d’elle ? Il faut répondre que les
choses ne se présentent pas du tout ainsi.
Si Pharaon et Nemrod, ainsi que les sages de l’Inde
également, ont rendu à la Cause première un culte, elle ne saurait pour autant
constituer l’objet de la religion, car la Cause première n’intervient pas dans
les affaires de ce monde, ni dans la création : elle n’exerce aucune
influence sur celle-ci, ni pour le bien ni pour le mal. Si la révélation divine
nous fait connaître quelque chose, ce ne peut être que parce qui ne peut être
saisi par l’intellect même, c’est-à-dire ce qui a une valeur ou un contenu
spécifiquement religieux.
C’est précisément le cas de la Loi juive qui ne
s’intéresse aucunement à ce Principe caché dont l’existence peut être démontrée
par la raison mais qui nous parle seulement du Dieu d’Israël, créateur du monde
et lui-même émanation de la Cause première. Ce Dieu a deux configurations
« parstsufim » ou visage, un visage masculin et un visage féminin.
C’est ce second visage qui est connu sous le nom de Shekhina. C’est lui qui
crée, qui se révèle et qui rachète et c’est à lui seul que la prière et le
culte peuvent être adressés.
Ce paradoxe d’un Dieu de la religion distinct de la
Cause première est l’essence même du judaïsme, de cette foi de nos pères qui se
trouve consignée dans les livres de la Bible et dans les paroles obscures des
Aggadot et de la kabbale. Du fiat de la confusion et de la démoralisation
produites par l’exil, ce mystère (dont le christianisme n’est qu’une expression
déformée et s’est trouvé oublié et le peuple juif en est venu, par erreur, à
identifier la Cause première impersonnelle avec le Dieu personnel de la Bible.
Ce fut un désastre spirituel dont Maïmonide et les
autres philosophes sont les grands responsables. « Car pendant de longs
jours les enfants d’Israël resteront solitaires et sans roi » (Osée, 3, 4)
Mais, à la fin de l’exil, le Dieu d’Israël se révélera encore. Tel est le
secret qui est la source d’un grand réconfort pour les croyants.
C’est là un schéma gnostique, mais inversé : le Dieu bon n’est plus le dieu caché. Ce dernier est le Dieu des philosophes et ne saurait être l’objet d’un culte. Le Dieu bon est ici celui d’Israël, qui a créé le monde et qui a donné la Loi à Israël. Par quels détours de l’esprit a-t-on pu parvenir à ce nouveau credo ?

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