« Toute littérature est assaut contre la frontière »

 

Je comprenais mieux ainsi pourquoi c’était cela, écrire : je le comprenais, je veux dire que ce mot devenait tout autre, beaucoup plus exigeant encore que je ne l’avais cru. Assurément, ce n’était pas à mon pouvoir qu’il était fait appel, ni davantage à moi-même, mais à ce moment où je ne pourrais rien, et ainsi, il me semblait qu’écrire devait consister à me rapprocher de ce moment, ne me donnerait pas pouvoir sur lui, mais, par un acte que j’ignorais, me ferait don de ce moment auprès duquel, depuis un temps infini, je séjournerai sans l’atteindre ; loin d’ici et cependant ici. J’apercevais bien à quel risque j’allais m’exposer : au lieu de faire repasser aux paroles la frontière qu’elles avaient franchie, celui de les troubler au contraire toujours davantage, de les tourmenter en les rendant folles d’un désir vide et sans frein, au point que, à un certain moment, passant à travers moi dans leur poursuite effrénée, elles me traîneraient à nouveau vers un espace dangereusement ouvert sur l’illusion d’un monde auquel nous n’aurions cependant pas accès, car la pensée que cet accès nous serait accordé, si l’assaut était conduit avec suffisamment de véhémence et d’adresse, ne venait pas encore me tenter, cette tentation faisait seulement partie du risque, le risque était le pivot autour duquel ce qui était une menace tournait aussitôt en espoir et moi-même, je tournais autour de moi-même, livré à tous les appels de ce lieu où je ne pouvais qu’errer.

Franz Sedlaceck : Le Fugitif (1930)
Maurice Blanchot : Celui qui ne m’accompagnait pas  

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