Source : L’Entretien infini par Maurice Blanchot, éditions Gallimard, relecture 2008-2025.
La damnation reste un mouvement
terrible, mais riche : tantôt, on l’identifie avec ces sentiments brûlants
que sont la haine, le ressentiment, l’envie — les damnés contemplent
éternellement ce qu’ils abhorrent —, tantôt avec le désespoir, le bonheur
perdu, l’amour séparé ; mais, de toute manière, bien que, passant par le
néant et l’abjection, subsiste un rapport avec le monde d’en haut.
L’enfer ne peut pas exténuer ce
rapport. Le damné reste celui qui semble toujours pourvoir aimer Dieu à travers
sa damnation, cette possibilité lui reste, le refus de cette possibilité est sa
damnation, mais dans celle-ci, et dans la répétition du refus, la possibilité
est encore présente. Il semble que, pour le monde de la foi, l’enfer aurait dû
devenir le lieu pur de l’athéisme et en symboliser le mystère. Les damnés ne
sont-ils pas les seuls véritables athées, non seulement retranchés de Dieu, mais
ceux dont Dieu s’est absolument retiré, et l’enfer est alors cet espace
extrême, vide et pur de Dieu, où cependant un tel abandon, une telle chute hors
de l’être, loin de se mesurer par le néant, se poursuit et s’affirme dans le
tourment d’un temps infini.
On peut imaginer que sauver les damnés
soit le souci obsédant qui tourne autour de la croyance. Plus étrange serait la
pensée qui demanderait aux damnés le secret et la voie du salut de tous.
Pourtant, c’est là ce qu’a recherché toute une part de notre monde. Non par un
égarement de la sensibilité ou par un attachement affectueux à ce qui est bas.
Ce n’est pas non plus que l’on ait cherché, au lieu de sauver simplement
l’homme souffrant, à sauver aussi sa souffrance, en une prétention que l’on
peut facilement appeler hégélienne, ou encore à le sauver de par sa souffrance
qui ne lui laisse aucune issue ni du côté de la vie, ni du côté de la mort, le
sauve.
Penser cela est peut-être secrètement
en nous, mais les choses ne sont pas aussi simples. Le souci de se tourner vers
un moment extrême, en deçà duquel l’homme, la possibilité de penser l’homme,
semble disparaître, moment nécessairement obscur, est un souci lui-même obscur.
Il ne signifie pas seulement, comme la simplicité nous engagerait à le
supposer, qu’en ce moment où l’homme nous échappe, c’est la vérité de l’homme
qui pourrait être saisie : ainsi resterions-nous penchés sur un trou vide,
au lieu de le combler et d’en faire l’assise d’une demeure véritable.
Très ambiguë est la recherche d’un commencement assez ferme pour qu’à partir de là ce qui s’affirme ne soit pas, invisiblement, absorbé par l’incertitude d’une région instable et inconnue, située dans un infini antérieur et ruinant secrètement notre marche.

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