Rakhmatov

 

Pris sur Academia.edu. Que faire ? par Nicolas Tchernychevsky, tentative d’interprétation non-révolutionnaire par Grzegorz Przebinda, Université Jagellon, Przeglad Rusycystyczyny, 2020, numéro 2/170, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.

Le philosophe allemand de l’Aufklärung, Gotthold Ephraïm Lessing (1729-1781) fut la principale source d’inspiration esthétique de Nikolaï Tchernychevsky (1828-1889) ; d’après l’auteur russe, Lessing avait parfaitement compris le rôle de la littérature dans le processus historique.

Dans son traité « Lessing, son temps, sa vie, son œuvre », « Лессинг, его время, его жизнь и деятельность », Tchernychevsky écrit : « La littérature a toujours exercé une influence, faible ou importante, dans le processus historique, pour expliquer la nature de la vie, servir de médiateur entre la science et le grand public, fournir des œuvres édifiantes sur le plan esthétique, stimuler l’activité intellectuelle. » La science est la plus importante, l’économie et le politique lui sont subordonnée.

Néanmoins, au cours de l’histoire des nations, la littérature eut tout de même une part congrue, comme le prouve la Grèce et Rome : « En conséquence, nous ne trouverons pas une seule époque où la littérature eut une première importance. À Rome, la guerre et la loi étaient les deux forces créatrices alors que la littérature n’était qu’un répit ou un divertissement. »

Et pourtant, Tchernychevsky ne voit pas ce statut d’un mauvais œil : au contraire, d’après lui, là où un pays accomplissait sa destinée rationnelle et historique, la littérature n’était pas nécessaire pour enseigner la vie.

Tout au plus n’était-elle qu’une possibilité parmi d’autres. Si la science du droit était essentielle au législateur et aux représentants du peuple, si l’économie régulait le cours du pain et des denrées nécessaires, la littérature avait alors le droit sacré de ne pas interférer avec ces domaines, et tel était le cas à Rome, que Tchernychevsky considérait comme un état plus rationnel que ne le serait l’Europe médiévale.

D’après lui, l’Allemagne était le pays le plus arriéré de l’Europe au milieu du dix-huitième siècle : « Les Allemands avaient deux siècles de retards sur les Anglais et les Français et leur nation semblait alors décrépite, privée de tout avenir. »

Dans les cinquante années qui suivirent, depuis le début de la carrière de Lessing jusqu’à la mort de Schiller (1805), l’Allemagne accomplit des bonds de géant… grâce à la littérature. Ce qui paraît pour le moins étrange : même en 1840, il n’existait aucun parlement en Prusse, pas de tribunaux, encore moins de liberté de la presse et les princes détenaient leur pouvoir de Dieu. En ce sens, la Prusse différait à peine de la Russie de Nicolas II, que Tocqueville considérait comme le modèle du despotisme.

Tchernychevsky poursuit néanmoins la même idée : « Le déroulement du processus historique et à la fois inexorable et irréversible comme le puissant flot d’un fleuve. » Ce déterminisme aurait pu le mener à une forme de quiétisme, mais : « ce ne fut pas la naissance de Lessing qui détermina la suite de l’histoire allemande, mais ce qui se produisit, rapidement, décisivement et harmonieusement, grâce à lui aurait tout aussi bien pu se produire avec quelqu’un d’autre, mais plus lentement et sous une forme plus désordonnée. » Du temps de Lessing, la science allemande restait un domaine séparé de la vie publique, pratiquée par des spécialistes qui ne souciaient pas de vulgarisation.

Selon Tchernychevsky, l’Aufklärung avait changé tout cela : désormais, la littérature devenait « le sublime intermédiaire entre la science et la vie. » Bien que l’histoire humaine obéisse à des lois aussi immuables que la gravité, l’apparition de fortes personnalités comme celle de Lessing accéléra le processus et l’Allemagne put surmonter sa crise de croissance. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, la Russie affrontait le même problème et seuls des « littéraires » pouvaient accomplir cette œuvre civilisatrice, une tâche colossale compte tenu de l’archaïsme de la division du travail qui persistait depuis la première moitié du dix-huitième siècle.

« Dans le domaine scientifique, il n’y a aucune séparation des tâches et tout aussi peu de personnes préparées à une activité scientifique. Un scientifique de talent se retrouve toujours dans la même situation que Lomonossov : il doit tout faire lui-même. En Allemagne, en Angleterre, un historien peut se consacrer entièrement à un seul sujet parce qu’il est au service de la science et de son seul domaine : on n’exige de lui qu’il ne soit bon que dans celui-ci et d’autres s’occupent du reste. Chez nous, la situation n’a rien d’encore comparable : à ce jour, le scientifique s’occupe de la science en général. »

Tchernychevsky se considérait comme un « disciple des Lumières », ainsi qu’il ressort d’une lettre de 1878 adressée à ses fils, depuis sa déportation à Vilyuysk en Yakoutie. « Je suis un scientifique, un de ceux qu’on appelle philosophe. Je crois à un point de vue strictement scientifique. Je crois aux hommes de sciences, au sens le plus strict et je suis resté fidèle à cet idéal depuis toujours. »

Au cours des sept années qui suivirent la publication de son article sur Lessing et son roman Que faire ?, « Что делать ?, Tchernychevsky, « désireux de faire œuvre authentiquement utile », entreprit plusieurs tâches en même temps  et, dans le journal Sovremennik, il publia une série d’articles sur l’esthétique, l’éthique, la philosophie, l’anthropologie, la gnoséologie, l’histoire, la géographie, l’économie.

Dans sa jeunesse, Tchernychevsky aurait voulu construire un moteur à mouvement perpétuel, du moins imposer une révolution copernicienne ; parvenu à l’âge d’homme, il espérait devenir le Lessing russe et il y continua d’y croire malgré son arrestation de 1862, puis son emprisonnement d’un an à la forteresse de Saint-Pierre et Paul à Pétersbourg.

De ces grandes espérances, il résulta un roman-essai didactique : « Mon art poursuit une noble et généreuse mission : représenter ce qui devrait être, lui servir de substitut à un certain degré et de manuel pour l’œuvre à venir. » Que faire ? devait accomplir ce programme : faire évoluer la Russie des années 1860 selon les règles professées par l’auteur : « Magnifique est la créature qui se réalise selon nos concepts : toute création est magnifique si elle contient la vie ou si elle nous rappelle la vie. »

Dans une scène-clef du livre, Lopukhov explique à Véra Pavlovna qu’il faut considérer la vie « froidement et pragmatiquement » Tous les sentiments et les rêves idéalistes ne sont que des masques qui dissimulent l’égoïsme de l’individu. 

« Cette théorie est froide, mais elle nous permet de réchauffer l’humanité. Une allumette est froide jusqu’à ce qu’on l’allume, cet grâce à cette flamme, nous pouvons nous procurer de la nourriture et nous réchauffer à notre tour. Ma théorie est impitoyable mais si elle est suivie, le peuple ne restera pas un simple objet de charité. Le fer ne doit pas trembler, il ne faut pas plaindre le patient, il ne souffrira pas moins si on lui manifeste de la sympathie. Cette théorie a beau être prosaïque, elle révèle la vraie vie et la poésie de la vérité vivante. »

Vera Pavlovna suit volontiers Lopukhov bien qu’elle soit peu habituée à de tels raisonnements romanesques : « Cela faisait longtemps que je ressentais la même chose, en particulier après avoir entendu parler de vous et après avoir lu votre livre. Au départ, je croyais me faire des idées, je croyais que les scientifiques et les érudits pensaient autrement, et je doutais de moi-même. Tout ce que nous avons l’habitude de lire provient d’esprits contrariés, pleins de sarcasmes pour ce que nous éprouvons en nous-mêmes et constatons chez les autres. La nature, la vie, la raison vous tirent dans un sens alors que les livres vous tirent en sens opposé et vous répètent : c’est mal, c’est méprisable. »

Dans sa candeur, Vera Pavlovna ne se rend pas compte que Lopukhov l’initiait aux mystères d’une polémique séculaire entre l’éthique des Lumières et l’éthique médiévale : si l’éthique provient de la Révélation, alors, c’est Dieu lui-même qui nous dit comment nous comporter et le remercier. La nature humaine, altérée par le péché originel, est responsable du mal en ce monde et il durera jusqu’à la fin des temps. Les Lumières françaises, en particulier Paul Holbach et Claude Helvétius, rejetèrent cette conception pour mettre en avant leur anthropocentrisme.

Dans De l’esprit (1758), Helvétius affirme que l’amour-propre ou l’égoïsme est la force vitale agissante de l’humanité ; les institutions créées par l’homme sont les seules responsables du mal en ce monde et il suffirait d’en changer pour que le mal cesse d’exister. Au dix-neuvième siècle, Ludwig Feuerbach (1802-1872) publie (1841) son De l’Essence du christianisme, « Das Wesen des Christentums. » Le philosophe allemand prend radicalement cause pour les Lumières : l’homme a créé Dieu à son image et il n’y a aucune transcendance, hormis la volonté prométhéenne d’égaler ce Dieu imaginaire auquel l’humanité prête ce qu’elle voudrait faire sans le pouvoir.

Plus tard dans Vorlesungen über das Wesen der Religion, 1851) Feuerbach écrit :

« Par égoïsme, je veux tout simplement dire : l’instinct de conservation par lequel l’homme refuse de se sacrifier, d’abdiquer son intelligence, sa volonté, son corps et je vise ici les cultes abêtissants, les singes cléricaux et leurs moutons, les loups politiques et les tigres, les rats de bibliothèque et les vermisseaux philosophiques. L’instinct rationnel dit à l’homme qu’il est stupide de laisser les poux, les puces, les punaises lui sucer le sang et l’intelligence du cerveau ou de se laisser empoisonner par des serpents ou dévorer par des fauves, des loups ou des fanatiques religieux. Par égoïsme, je désigne aussi l’amour de l’homme pour son prochain, car sans mon prochain, que suis-je ? Que suis-je sans l’amour de mes proches ? Je ne peux aimer que ce qui correspond à mon idéal, mon sentiment, mon essence et tout amour de l’autre est un amour de soi et inversement. »

Tchernychevsky se tenait au côté des Lumières et de Feuerbach. Au commencement était la volonté de préservation, de bien-être et de béatitude, c’est-à-dire l’égoïsme. Cette loi est aussi universelle que la gravité : elle ne dépend pas de notre volonté, tous les phénomènes moraux liés au libre-arbitre résultent d’une causalité implacable. Ce même mobile à la base de toutes nos actions n’empêche pas que certains actes sont bons et d’autres mauvais. Dans Que faire ?, la mère de Vera Pavlovna et son futur mari Lopukhov suivent le principe d’égoïsme mais il en résulte des effets différents.

La mère fait emprisonner sa fille et la contraint à se marier à un homme riche et mauvais ; Lopukhov consacre tout son temps à l’aimée, abandonne ses études, et finalement l’épouse pour la libérer de l’emprise maternelle. Tous deux agissent pour leur propre intérêt, mais leur intérêt s’avère différent.

Tchernychevsky hiérarchise les mobiles : l’universel au-dessus du national, le national au-dessus de l’Etat, l’intérêt des États les plus peuplés au-dessus des autres. Cet axiome s’applique de manière générale et le tout est plus grand que les parties. Jusque-là, ni Helvétius ni Feuerbach ne s’étaient préoccupés d’économie, ce que Tchernychevsky leur reprochait au travers d’un de ses personnages : « Ce que je pense : donnez-leur du pain et ils s’éduqueront eux-mêmes, il faut bien commencer par le pain, autrement nous perdons notre temps. »

Vera Pavlovna, inspirée par les idéaux socialistes, fonde deux ateliers de couture sans aucun capital et recrute des grisettes dures à la peine, mais d’un naturel aimable et raisonnable. Après un mois, elle propose aux couturières de participer par actions à l’association, ce qui leur permettra à terme d’augmenter leur salaire. D’autre part, elle travaille elle-même à l’atelier et reçoit une rémunération selon les mêmes barèmes.

Au bout de trois ans, les efforts portent leurs fruits et bientôt les couseuses fondent une banque de dépôt dont le capital est constitué en partie des bénéfices. Des bons de participation sont émis pour les employés les plus défavorisés et pour réduire les dépenses, on procède à des commandes groupées, on fait table commune et Vera Pavlovna, bien que patronne, travaille avec les autres à la découpe tout en organisant des conférences, des randonnées, des sorties au théâtre et à l’opéra — avec des billets de seconde classe.

Après la publication de Que faire ?, l’avocat féministe Alexander Slepkov fonda une commune à Saint-Pétersbourg qui s’inspirait à la fois de Fourier et de Tchernychevsky, mais l’association périclita fin 1864. L’auteur de Que faire ? pensait néanmoins que ce type d’association devait finir par l’emporter, pas seulement en Russie, mais pas avant un siècle.

Son roman naturaliste intègre quatre rêves faits par Vera Pavlovna ; le dernier est le plus important, il concerne le futur et la société idéale dans laquelle le bonheur matériel, car il n’en existe pas d’autre, provient de l’organisation du travail et du développement technologique. Tout n’était qu’une question de maturation historique et de progression quantitative. L’avenir ne différait du présent que par son abondance : tout y serait plus grand, plus nombreux, donc plus beau.

« Un édifice, un énorme édifice, tel qu’on n’en vit jamais dans les plus grandes métropoles. Non, à l’heure où je vous parle, il n’y en a pas d’autre dans le monde : il s’érige au milieu de champs, de vergers, de jardins, de bosquets. Les champs de blés, ce sont les nôtres. D’une abondance jamais vue… Seules des serres auraient pu produire de telles quantités de pousses, d’épis, de céréales ; ces prairies sont nôtres et de telles floraisons n’existent pas encore pour l’instant. »

Les protagonistes œuvrent en chantant et des machines exécutent le gros du travail. Bien que la journée soit épuisante, ils ont le cœur réjoui et un large auvent est tendu sur toute la superficie cultivable pour les protéger du soleil. Ils prennent leurs repas communs dans un palais d’aluminium et de verre : cinq ou six plats différents cuisinées par les enfants et les grands-parents. Tout ceci se déroule pendant l’été, sur les bords de l’Oka, en Russie. À l’automne les habitants du palais d’aluminium quittent la froide Russie : sur les deux mille cultivateurs, il n’en reste plus que vingt, lesquels s’occuperont des touristes d’hiver qui résideront brièvement.

Pendant un tiers de l’année, lorsque le vent chaud souffle sur l’Oka, et que le travail abonde, les Russes vivent et prospèrent, aidés par des foules de saisonniers venus du sud, avec qui ils collaborent et échangent. A l’automne, ce sont les Russes qui migrent vers le sud, vers la Nouvelle Russie, où le désert, par irrigation, par des canaux d’argile, a été transformé en un pays du miel et du lait.

En Nouvelle Russie, s’érige un Palais de Cristal, bâti sur deux sombres colonnes, en acier et non plus en aluminium. Au-dessus du palais, s’étend un large vélum, bordé de jets d’eau et de fontaines et bien sûr, le Palais de Cristal est équipé à l’électricité. Hommes et femmes y portent des mises brillantes et légères qui rappellent la Grèce antique et chaque journée y est une fête.

Dans le quatrième rêve, deux « sœurs » s’adressent au protagoniste. L’aînée symbolise les Lumières qui apportent le bien-être matériel à l’humanité, un idéal qui a toujours existé ; la cadette symbolise les idéaux du dix-huitième siècle, le naturalisme de Jean-Jacques Rousseau dans la Nouvelle Éloïse, l’égalité entre hommes et femmes, l’affranchissement des superstitions, de l’esclavage, du mythe de la virginité. La sœur ainée est une salariée ; la cadette vit pour l’amour et voici ce qu’elle déclare à la fin du rêve.

« Vous avez vu comme ils ont bonne mine, comment leurs yeux brillent, comment ils vont et viennent. Je les ai mis à l’épreuve, dans cette chambre, chacun d’entre eux, homme et femme : mon havre, mes secrets, mes tentures, une atmosphère délicate, des bruits de pas étouffés sur les tapis, et lorsqu’ils reviennent chez eux, mon royaume les a raffermis de sa lumière, par-delà le voile du mystère. »

Pour Tchernychevsky, la réforme économique n’était qu’une étape et non un but en soi et tout devait aboutir à une communication entre égaux, l’homme et la femme libre. Tchernychevsky ne se désintéressait pas de l’aspect matériel de la vie et de la naissance d’une nouvelle génération. L’égoïsme rationnel exigeait de l’homme d’agir utilement, et de ressentir ainsi du plaisir. Vera Pavlovna apprend dans son rêve qu’elle ne verra pas la société nouvelle ; cela reviendra à ses petits-enfants. En attendant, elle doit œuvrer avec opiniâtreté, afin de concrétiser cette utopie ; elle ouvrira donc d’autres manufactures qui prospéreront à leur tour.

En général, la critique considère ce quatrième rêve comme extérieur à la véritable doctrine de Tchernychevsky, comme une sorte de sublimation ou d’allégorie. Toutefois, il faut préciser que ce rêve ne contient rien d’étranger à la doctrine économique socialiste de Tchernychevsky. Tout concorde avec sa pensée profonde et dans son esprit, cela n’avait rien d’un rêve. Les sources économiques de Tchernychevsky provenaient essentiellement du socialisme préscientifique et associatif, celui de Charles Fourier (1772-1832) et de Robert Owen (1771-1858)

Ce dernier, tout particulièrement, correspond à ce désir d’harmonie entre l’action de l’homme, ses gains personnel et le bonheur de son intégration dans la société. Pour Owen, l’ignorance est la seule cause du mal, et non la nature humaine. En supprimant la misère et l’exploitation, le crime disparaîtrait peu à peu. Tchernychevsky le considérait comme un « brillant penseur » et un « authentique réformateur. » D’autre part, nous savons que lors de la rédaction de Que faire ? sa bibliothèque contenait les œuvres du réformiste anglais. Dans l’appartement de Vera Pavlovna, son mari suspend un portrait du « bon vieux saint homme » lorsque Robert Owen adresse un courrier à Lophukov où il les félicite pour leur entreprise.

La génération des révolutionnaires russes reconnaîtra dans Que faire ? son catéchisme romantique. La question posée par le titre devait se résoudre dans la réalité concrète. L’égoïsme rationnel du protagoniste et son programme entrepreneurial n’avait rien de révolutionnaire et il semble bien que son auteur déniait une source commune au fouriérisme et au communisme. « Le fouriérisme s’oppose au communisme comme un potage de haute gastronomie à un brouet de choux. »

Bien que la critique marxiste ait tenté de tirer le texte en son sens, Vera et Lophukov n’ont eux non plus rien de révolutionnaires. Les brouillons du roman qui ont survécu présentent un troisième personnage, Krisanov, le second mari de Vera Pavlovna. Lorsque Krisanov reçoit la visite d’un gentleman qui n’apprécie pas le nom français de l’enseigne de l’atelier À la bonne foi, qu’il soupçonne de répandre de la propagande jacobine, Krisanov nie tout lien avec la Révolution française et demande juste à conserver le nom, pour des raisons commerciales. En réalité, à l’époque, une boutique qui n’aurait pas affiché un enseigne en russe n’aurait attiré aucun client.

Mais le protagoniste le plus mystérieux du roman est sans conteste Rakhmatov : « c’était un ascète, il ne buvait pas, il ne fréquentait pas les femmes, il s’était même blessé un jour en s’entraînant à dormir sur une planche à clous, comme un fakir. » Il vit frugalement, chichement : du pain noir, pas de sucre ni de fruit, encore moins du veau ou du poulet. Il mange du bœuf pour rester en forme physiquement et lorsqu’on lui demande les raisons de cette discipline, il répond : « Elle est nécessaire. Nous voulons le bonheur de l’humanité et nous devons témoigner par nos vies que nous l’exigeons non par gratification personnelle, par passion individuelle, mais pour l’humanité en général, et que nous obéissons à un principe abstrait, par conviction et non par nécessité individuelle. »

Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, les critiques citaient souvent Rakhmatov à propos des nihilistes de la « Volonté du peuple » alors qu’en fait, ni Tchernychevsky ni son héros ascétique n’avaient de telles pratiques en tête. Les nihilistes ne dormaient pas sur des planches à clous : c’était plutôt le sort qu’ils auraient rêvé d’appliquer à leurs ennemis !

Tout aussi fausse est l’interprétation qui voit en Rakhmatov un ascète chrétien, un champion du Christ. En fait, le personnage ne peut être compris sans avoir lu les autres écrits de Tchernychevsky au tournant de 1850. La bibliothèque de Rakhmetov est la même que celle de Tchernychevsky avant son arrestation : on y trouve les œuvres d’Adam Smith, de Daniel Malthus, David Ricardo et John Stuart Mills. C’est Krisanov qui encourage Rakhmetov à lire Feuerbach et Fourier :

« Il s’était lié à Krisanov et à partir de cette époque, il voyait en lui l’origine de sa régénération : grâce à Krisanov, Nikituschka Lomov était devenu un rigoriste. Il écoutait Krisanov avec dévotion, il sanglotait, l’interrompait de questions, d’exclamations, comment tout cela allait-il disparaître, comment ce qui devait vivre allait-il vivre, quels livres dois-je lire ? Krisanov le guidait et le jour d’après, à huit heures du matin, il s’empressait chez lui, en marchant le long de l’Amirauté, jusqu’au Pont de la Police, et il se demandait de quel Allemand ou de quel Français il allait lui parler. Il prenait les livres qu’il voulait et il lisait pendant près de soixante-douze heures d’affilée, depuis onze heures du mardi matin à vingt-et-une heure le dimanche soir, soixante-douze heures. »

Néanmoins, nulle trace de projet révolutionnaire, ni chez Piotr Zaichnevsky ou Mikhaïl Mihaliov. Plutôt un réformisme évolutionniste comme chez Fourier, Owen ou Louis Blanc. Lénine avait complètement tort quand il décrivait Tchernychevsky comme un « démocrate révolutionnaire » à l’époque de l’abolition du servage, « l’avant-garde de la révolution », « dans l’esprit de la lutte des classes. » Tchernychevsky aurait sans doute froncé les sourcils à une telle lecture. N’écrivait-il pas lui-même que quiconque avait goûté à l’exquise cuisine française ne voudrait plus jamais de l’infâme brouet russe.

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