Cafard

 

Ill. : Hans Arnold : Fate book of the occult. Texte : L’Entretien infini par Maurice Blanchot, éditions Gallimard, relecture 2008-2025.

« Parviens seulement, dit Kafka, à te faire entendre du cloporte. Si, une fois, tu arrives à l’interroger sur le but de son travail, tu auras du même coup exterminé le peuple des cloportes. »

C’est bien le même mouvement. La « compréhension », la pensée qui a toujours posé des buts et des valeurs, est, par elle-même, la puissance qui extermine l’absurde, le mouvement où l’absurde, s’il s’y laisse engager, s’extermine. Il est vrai, Kafka précise : « Si tu y parviens… Si tu y arrives… » ; il ne dit pas que cette tentative doive réussie, il suggère plutôt, mais cela non plus n’est pas affirmé : certainement l’une des arrière-pensées de Kafka est que le dialogue est impossible, mais qu’à cause de cela, il faut engager le dialogue. Il suggère que la confrontation entre la pensée et l’absurde est elle-même absurde. Le prétendu dialogue avec le peuple des cloportes est langage où parle seulement notre volonté de clarté qui est volonté d’extermination. Ce dernier mot fait réfléchir. Il y a, dans l’image de Kafka, la mise au jour d’une violence inquiétante. Il s’agit d’exterminer, de supprimer, et la parole serait ce qui porte la mort à l’inhumain, ce qui détient néant et destruction.

Soit : admettons-le. Seulement pourquoi ? Est-ce parce que, comme le dit Camus, et du reste, avec plus de nuances, Sartre, la parole est toujours représentation ou signification ? Mais alors elle ne fait nullement disparaître ce qui, échappant au sens, toujours lui échappe et toujours la précède. Ou bien est-ce qu’il pourrait arriver que, parlant, elle parle en dehors de tout pouvoir de représenter ou de signifier ? Mais alors, qu’est-elle sinon le lieu même où s’agite la vermine, ce peuple des bas-fonds que les hommes de tout temps ont repoussé en l’appelant, lémures, quelque chose de très abject et de très trompeur, c’est-à-dire à nouveau la désolation de l’enfer. Parole où disparaît en effet, la vermine, mais parce que c’est précisément cette disparition qui la définit comme vermine, de même qu’elle définit la parole, du moins une certaine et étrange parole.

Ailleurs, Kafka s’exprime de la même façon et pourtant autrement. « Les corneilles prétendent qu’une seule corneille pourrait détruire le ciel. Cela est hors de doute, mais ne prouve rien contre le ciel, car le ciel signifie précisément : impossibilité des corneilles. » Ici, les corneilles sont les hommes et leurs pensées jacasserie et prétentieuse pensée « logique » et « humaniste » qui affirme : une seule pensée et l’absurde est détruit, ce qui est hors de doute mais qui ne prouve rien contre le ciel de l’absurde, car l’absurde signifie : impossibilité des pensées logiques. Une telle réponse, sans faire beaucoup avancer l’entretien, nous met pourtant en présence de cette région adverse au regard de laquelle les pensées humaines où parle le pouvoir du logos, en sont pas rejetées de la « réalité » mais entre dans l’impossibilité.

Il y a donc, éventuellement, une région, une expérience où l’essence de l’homme est l’impossible, où s’il pouvait pénétrer, fût-ce par une certaine parole, il découvrirait qu’il échappe à la possibilité et où la parole se découvrirait elle-même comme ce qui met à nu cette limite de l’homme qui n’est plus un pouvoir, qui n’est pas encore un pouvoir. Espace où ce qu’on appelle l’homme a comme par avance toujours déjà disparu.

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