Übernichts

 

Pris sur Academia.edu. Comment la kabbale conçoit rien au-delà du rien : le sans-fond néantisant et la prégnance temporelle du devenir, par Elliot R. Wolfson, in ; Angelaki, Journal of the Theoretical humanities, volume 17, 3 septembre 2012, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.

« Plus que rien n’est rien de plus que rien qui est rien »

Elliot R. Wolfson

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« You shall hear nothing, you shall see nothing, you shall think nothing, you shall be nothing »

Deutsch Nepal

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Cataphase et apophase.

Commençons par la question la plus évidente : qu’y a-t-il donc à dire sur rien ? Rien, bien sûr. Mais si c’était le cas, alors, toute tentative d’en parler ou d’écrire reviendrait à un non-sens. Franz Rosenzweig exprimait cette aporie ainsi : « Qu’est-ce que rien ? À cette question, même la réponse la plus simple, rien c’est rien, nous est interdite. Car rien, cela ne peut désigner un être, ni ne constitue un prédicat. »

Rien d’autre ne pourrait être dit de rien que rien et pourtant, c’est précisément pourquoi les tentatives de cerner, verbalement ou visuellement, ce rien sont sans fin. Au contraire de l’impératif Wittgenstein si fréquemment cité, « ce dont on ne peut parler, il faut le taire », je dirais plutôt que l’inexprimable propre à la mystique ne doit pas être tu, contourné par le silence, mais, au contraire, qu’il faut le prononcer continuellement. Il faut distinguer entre ne rien dire et  dire rien.

Cette dernière possibilité est celle du Tractatus de Wittgenstein ; alors que la première possibilité relève de la kabbale. Les kabbalistes n’ont pas voulu rester silencieux au sujet de rien ; au contraire, ils ont constamment cherché le registre apophatique, ils ont continûment « déparlé », ils se sont « dédits » ce qu’ils disaient lorsqu’ils parlaient de ce qui ne peut être dit.

Creatio ex deo : implications panthéistes ou athées du néant divin.

Dès les premières manifestations de la kabbale, au douzième et du treizième siècle, on décèle une insistance non théorisée sur le concept du néant en tant qu’Ein Sof, littéralement, en tant que sans limites, en tant que raison d’être de l’être, par-delà toute élaboration intellectuelle ou linguistique. Kether, la première des dix émanations, est également identifiée à rien, « ayin », à la pensée non-conceptuelle, « mahashavah », ou à la volonté indéfinissable, « rason. »

Comment alors distinguer entre le néant d’Ein Sof et le néant de Kether ? Y aurait-il une échelle de gradations d’un néant, l’autre ? Y aurait-il un néant plus nul qu’un autre ? Un infini premier, qui serait plus infini qu’un autre infini ? Les kabbalistes ont débattu cette idée pendant des siècles : Ein Sof et Kether sont-ils identiques ?

Certains affirment que rien ne sert de distinguer : Ein sof s’applique aussi à Kether. D’autres insistent sur la nécessité de distinguer entre la cause et l’effet, une perception qui aurait été à l’origine un haut secret sur lequel on devait garder le silence, soit parce qu’il avait trait au comblement de l’écart entre émanation et émanateur, soit parce qu’il témoignait de l’abîme infranchissable entre les deux.

Dans les dernières décennies du treizième siècle, l’idée prédominante, bien que non acceptée de tous, était que le néant d’Ein sof visait la transcendance absolue, au-delà de toute signification, alors que le néant de Kether représentait le début de l’immanentisation de la transcendance, le début de la différentiation au sein de l’indifférence infinie, ce que désignent les termes « hashwa’ah » ou « adhut ha-shaweh », qui correspondent, comme le remarquait Gershom Scholem, au latin « indistinctio » et « aequalitas. »

La distinction entre le néant indifférencié d’Ein Sof et le néant différencié de Kether trouve une expression dans le Zohar, l’anthologie kabbalistique qui circulait entre le treizième et le quatorzième siècle sous forme fragmentaire, et qui fut peu à peu manuscrite avant d’être imprimée pour la première fois à Mantoue et à Crémone, entre 1558 et 1560.

« Ein Sof ne peut être déterminé, et ne présente ni fin ni commencement comme le néant originel, ayin, qui, lui, présente un début et une fin… Il n’y a ni volonté, ni lumière, ni émanation en Ein Sof… Ce qui connaît mais qui ne se connaît pas n’est autre que la Volonté surnaturelle, le secret du secret, Rien. » (Zohar 2 : 239a)

Ein Sof est également décrit comme la dissimulation « seni’u » impénétrable qui renferme la « volonté de toutes les volontés », c’est-à-dire la plus haute facette de Kether. Non seulement Ein Sof et Kether sont inséparables, mais l’infini a une volonté propre et indépendante.

La volonté d’Ein Sof ne souffre d’aucun manque, d’aucun besoin. Parfois, Kether est symbolisé par la lettre Aleph, car cette dernière est imprononçable et exprime donc l’ineffable mystère — le terme hébreu « pele » se compose des mêmes consonnes qu’Aleph — de la volonté incommensurable.

Ailleurs dans le Zohar, Kether est trop obscur pour être symbolisé par quelque lettre que ce soit ; on ne peut que le désigner par le point diacritique au sommet du Yod, la première lettre du Tétragramme qui symbolise la seconde émanation, Hokhmah, le point de sagesse, le quelque chose, « yesh », qui matérialise le rien, « ayin. »

L’émergence de Hokhmah à partir de Kether est une creatio ex nihilo : au lieu de concevoir un monde créé de rien par Dieu, l’expression implique que tout émane d’une chaîne ininterrompue, à partir du néant qui est « l’être pur et absolu. » En ce sens, ex nihilo est synonyme d’ex Deo : le néant à partir duquel le monde provient est l’essence cachée de l’infini, ce qui remet profondément en question la distinction ontologique entre dieu et la nature.

« La création du monde à partir de rien est l’aspect extérieur d’un processus qui s’accomplit en Dieu lui-même. C’est la crise interne et secrète d’Ein Sof qui passe de l’immobilité à la création, c’est-à-dire à l’automanifestation, à la Révélation de l’Un qui est le grand mystère théosophique et le point essentiel de toute réflexion métaphysique. » (Gershom Scholem : Les Grands courants de la mystique juive)

Je prendrais garde à ce terme de « crise » : l’expression nous en dit plus sur Scholem que sur les sources qu’il commente. Scholem réinterprète les origines de la kabbale à la lumière de la kabbale lourianique qu’il considérait comme un « cataclysme » survenu dans la face de Dieu, en miroir de l’expulsion des Juifs de la péninsule ibérique à partir de 1492. Néanmoins, je suis d’accord avec son postulat : le dogme de la création ex nihilo a été redéfini par les kabbalistes et cette redéfinition paradoxale trouve à s’exprimer dès le treizième siècle, chez Azriel de Gérone.

« Celui qui fait apparaître quelque chose de rien n’est privé de rien car quelque chose est dans le rien sous la forme de rien et le rien est quelque chose sous la forme de quelque chose. Le Créateur est le principe d’identité qui vaut pour toute foi et toute hérésie, car elles sont identiques là où elles se conjoignent dans son rien et dans son quelque chose. »

Il y a coïncidence des opposés dans l’unité non-différentiée de l’infini, lorsque rien et quelque chose se joignent dans un lieu qui est en vérité non-lieu, le lieu de l’annihilation ultime de toute chose affirmée en sa négation et néantisée en sa négation, de telle sorte qu’il n’y a plus de différence entre l’un et l’autre. Dans le cinquième de ses Aphorismes anhistoriques sur la kabbale, Scholem saisit avec perspicacité l’enjeu philosophique de l’identification de Dieu au néant :

« La plénitude essentielle du Dieu caché et qui demeure transcendant à tout savoir… devient Néant et il s’agit du premier acte d’émanation, en amont de toute tendance initiale à la création. La mystique a toujours nécessairement considéré le néant de Dieu comme le stade ultime d’un processus de dé-création — das Entwerdens. L’Expérience vécue n’a jamais pu aller au-delà de ce Néant et on peut décrire l’identification panthéistique entre Ein-Sof et Néant comme l’expérience authentique des premiers kabbalistes. La mystique qui vit de telles expériences sur un mode non-dialectique se résout généralement en panthéisme. »

D’après Scholem, les kabbalistes qui distinguaient entre Ein Sof et Kether préservèrent la transcendance théiste alors que ceux qui effaçaient cette distinction versaient dans le panthéisme. Il affirme une idée similaire lorsqu’il écrit que le tsim-tsoum lourianique, le retrait ou la contraction de la lumière d’Ein Sof, « agit comme un contrepoids au panthéisme que certains historiens considèrent comme inhérent à la théorie de l’émanation. »

Louria et ses disciples admettaient la présence d’un résidu de lumière divine en tout être, autrement rien ne pourrait exister, mais la doctrine du tsim-tsoum « nous protège contre le danger de dissolution dans l’être non-individuel du divin, du tout en tout. » Louria est le « vivant exemple d’une mystique clairement théiste » et d’une « interprétation strictement théiste » du « panthéisme intrinsèque » au Zohar.

Je ne partage pas l’insistance de Scholem sur le théisme de Louria, tout comme je n’accepte pas son parti pris comme quoi une interprétation littérale du tsim-tsoum préserverait la différence ontologique entre Dieu et l’homme. D’après moi, l’enseignement de Louria est paradoxal avant tout. Cette attitude est présente dès la kabbale des origines et elle s’exprime clairement chez n’importe quel kabbaliste du seizième siècle : la dissimulation est la révélation et la révélation est la dissimulation. L’infini ne peut être révélé qu’à la condition qu’il demeure caché et toute manifestation en tant que telle est aussi un retrait.

« La transition de l’infini au néant de la première émanation est un acte de profanation. » Pour saisir toute l’importance de l’expression, il faut garder à l’esprit le présupposé de Scholem comme quoi la rencontre du kabbaliste avec l’infini est l’expérience du « néant de la révélation », Nichts der Offenbarung, l’ineffable présence du Nom de Dieu qui ne peut être délimité sous aucune forme et qui contient virtuellement un pouvoir « de suspension anarchique de la Loi »

[Note : Je suis qui je suis, la Révélation, a quelque chose d’absurde car elle ne nous dit fondamentalement rien, hormis ce qu’elle dit. D’après Scholem, cette « absurdité » ou cette gratuité aurait inspiré Kafka, mais aussi les tendances antinomistes de certains kabbalistes]

Ce n’est pas le lieu d’entrer dans un débat sur les implications nihilistes de l’expérience du sans-fond par la mystique, ni sur la dialectique du conservatisme et de l’innovation au sein de l’autorité religieuse, autant de thèmes sensibles chez Scholem.

Ce qui importe pour notre propos est le lien qu’il établit entre le néant de l’expérience mystique et le panthéisme pour en déduire ensuite ceci : s’il y a le néant au-delà du rien, c’est-à-dire une forme supérieure de néant par-delà le rien, une forme supérieure de néant transcendante au rien et qui amorce la chaîne émanative, alors le théisme mène inévitablement au panthéisme car rien ne pourrait être complètement distinct du quelque chose qui a émané de ce néant primordial.

Selon cette cosmologie ésotérique, l’univers s’explique comme une émanation et une réversion dans l’Un primordial et il n’y a aucune séparation entre Dieu et la nature.

De rien à rien : effacement de la trace de la trace.

Scholem pose problème : même si un kabbaliste arrive à distinguer entre le néant infini et le néant qui est la première émanation, la tension contradictoire subsiste. Si Ein Sof est au-delà de toute connaissance, de toute description verbale, alors toute description affirmative, cataphatique, de Dieu serait une idolâtrie.

Scholem était bien conscient du dilemme et il allait jusqu’à affirmer que la distinction entre le dieu personnel des Écritures et le deus absconditus qui ne pouvait être nommé, sauf par métaphore, entraînait un dualisme qui menait les kabbalistes à se servir d’images qui « impliquaient une remise en question de la conscience monothéiste. » Le postulat d’un Dieu impersonnel qui devient une personne ou qui se manifeste en tant que personne dans le processus de Création et de Révélation, mène la kabbale en dehors de la conception biblique [vétérotestamentaire] de Dieu. 

Bien que les kabbalistes n’auraient jamais été aussi explicites, Scholem, étaye son discours par les écrits d’Azriel de Gérone pour qui Ein Sof n’était pas mentionné dans les Écritures, hormis par allusions, « derekh ha-remez », car aucun mot ne peut le décrire. Plus provocante encore est la formulation du Ma’arekhet ha-Elohut, un traité anonyme, composé à la fin du treizième siècle.

« Sachez qu’Ein Sof, que nous avons mentionné, n’est pas formulé dans la Torah, ni dans les Prophètes ou dans les Écritures, pas plus dans les paroles des Rabbis, bénis soient-ils, mais les maîtres du culte le connaissent par de légers indices. »

Ein Sof n’est pas le Dieu de la Révélation. Dans Shomer Emunim, Joseph Ergas (1685-1730) notait : « si l’infini ne possède aucun attribut, mode ou limites corporelles, alors, à quoi bon la Torah, les commandements, les prières, les rites puisque les Séphiroth n’ont aucune réalité. » Ergas aurait été consterné de traiter la face de Dieu cachée et le Dieu manifeste en tant que dyade. Et pourtant, Ein Sof est décrit de telle manière qu’il paraît totalement détaché de la révélation et même des normes de piété traditionnelle.

Sans exagérer, on pourrait dire que les kabbalistes ont anticipé les interprétations de Jean-Luc Nancy comme quoi l’héritage du monothéisme est l’impossibilité de saisir la présence de Dieu en ce monde, car toute réduction de cette présence à des coordonnées phénoménologiques serait une forme d’idolâtrie ou de panthéisme.

Par un retournement ironique, l’acosmisme du credo monothéiste mène à sa propre annulation : imaginer Dieu en termes personnalistes tourne à l’idolâtrie et pourtant, c’est ce que nous demande la foi. La théologie apophatique tente de surmonter la tentation : au bout du chemin du Néant, il y a, selon Maître Eckhart, la face cachée de Dieu qui est au-delà du Dieu trinitaire, qui est le sens primordial dont rien ne peut être dit, car il est Un et cette unité est si parfaite que même Dieu se défait.

Les kabbalistes suivaient une voie semblable, comme le prouve cette directive d’Azriel de Gérone :

« Mon fils, tu dois savoir que celui qui prie doit ôter tout obstacle, tout poids, et qu’il doit rétablir la parole à son néant initial, car tel est l’importance de rien. »

Scholem ajoute : « Si le célébrant ramène la parole à la limite du Néant, alors, leur être ne connaît plus d’interruption. Au contraire, il se renouvelle et tire de ce contact à son origine le pouvoir de sa propre existence. La dévotion de l’homme pour Dieu n’efface  pas les frontières entre le Créateur et sa créature, mais les préserve sous une forme particulière de communion. »

La dévotion, « devekut », des premiers kabbalistes implique une communion plutôt qu’une union ; une distinction que les kabbalistes souhaitaient maintenir afin de préserver le théisme et rejeter une expérience où les frontières du divin et de l’humain seraient oblitérées par « le moindre franchissement panthéiste des limites imparties. »

Cette réticence de Scholem à reconnaître la possibilité d’une unio mystica a reçu de nombreuses critiques, à juste titre. Si le but ultime de la prière est le retour des paroles au néant de l’infini, comme l’enseignait Azriel, conformément à son maître provençal Isaac l’Aveugle, alors, les textes disent justement le contraire de Scholem : l’effacement de la distinction et des limites est nécessaire.

Or, c’est par cette néantisation que les paroles liturgiques perdent leur sens : il n’y a  plus d’autre à qui s’adresser. En conséquence, le théisme mène au panthéisme et à l’arrêt des prières. Si Ein Sof peut être conçu comme la face de Dieu libérée de Dieu, alors, la kabbale ajoute du crédit à Rosenzweig pour qui « l’idée fondamentale d’une théologie négative est le chemin qui mène d’un quelque chose qu’on trouve au néant et qui culmine par une poignée de main entre la mystique et l’athéisme. »

« L’apophatisme, tout comme une certaine forme de mysticisme, a toujours été suspecte d’athéisme. » (Jacques Derrida)

L’être au-delà de l’être : hyper-essentialisation et ontologisation de l’infini.

Les implications athées du sens kabbalistique de l’infini sont évidentes et elles transparaissent dans cet extrait du Zohar :

« La pensée du très-Haut, béni soit-Il, est l’aleph surnaturel, dissimulé et caché. Toute la pensée humaine du monde ne peut le comprendre ni le connaître. Si les choses qui dépendent de la pensée incréée ne peuvent être comprises, alors, comment la pensée elle-même pourrait-elle l’être ? Comment concevoir une pensée dans la pensée ? Il n’y a pas de raison à poser la question, ni même de raison d’y répondre. Ein Sof est sans la moindre trace. »

L’apophatisme insiste sur l’impossibilité de l’esprit humain à concevoir le divin : il ne subsiste pas même une trace dans l’infini. De prime abord, Ein Sof est inscrutable : son énigme est telle qu’elle ne laisse rien subsister d’elle-même. Pas de trace, pas de présence. Mais s’il n’y a pas de présence, il n’y a pas non plus d’absence, puisque toute absence de quelque chose suppose la présence de quelque chose.

Qu’il n’y ait pas de trace d’Ein Sof nous signifie son impossibilité de venir à l’expression ; la présence de l’absence ou l’absence présente. Tout ce qui existe est trace de la trace qui ne peut être perçue, la dissimulation essentielle de l’infini, une dissimulation qui est essentiellement la révélation de la dissimulation de ce qui est au-delà de la dissimulation et de la révélation.

Soyons clairs : je sais très bien que de temps à autre, les kabbalistes médiévaux laissent entendre que le néant divin doit être compris comme la surabondance de l’être. Un exemple frappant se trouve dans le Masoret ha-Berit, par David ben Abraham ha-Lavan, sans doute composé au début du quatorzième siècle. Après plusieurs preuves philosophiques sur la creatio ex nihilo, l’auteur présente une explication mythique :

« À partir du rien, me-ayin : ce qui veut dire, sans partenaire, car tout lui vient de son pouvoir, mais ce rien est bien plus quelque chose, yesh, que toute la substance, ha-yeshut, du monde. Et pourtant, il est simple et tous les êtres simples  sont composés en comparaison de sa simplicité et c’est pourquoi il est dit rien en comparaison d’eux. »

Des textes tels que celui-ci semblent impliquer que le néant des kabbalistes est une plénitude ontologique conçue comme une absence paradoxale par surabondance de présence, par une essence hyper-essentielle : l’être au-delà de la totalité des êtres, la « perfection sans faille. » La complexité de l’extrait ci-dessus trouve un répondant dans le Ma’arekhet ha-Elohut, composé par un kabbaliste anonyme. Ce dernier réfléchit sur le l’expression « belimah » attribuée aux dix Séphiroth dans le premier chapitre du Sefer Yetsirah.

« Il est dit beli mah pour désigner la cause supérieure d’où ils proviennent… car Dieu est sans substance et Ein Sof est sans commencement, car il n’y a pas de commencement sans fin… le commencement de la Cause et sa fin sont identiques à son existence et à son unité, car l’un ne vient pas sans l’autre. »

L’être et l’existence sont distincts : l’être ne peut être attribué à l’infini et pourtant, l’infini doit être, en tant que garant de son unité. Ein Sof est la Cause supérieure, non pas en tant que chose matérielle, mais qu’il soit décrit de la sorte prête bel et bien à une ontologisation de l’infini, d’autant que les émanations séphirothiques sont « dans leur émanateur jusqu’à ce qu’il les émane de lui, et qu’il les mène à la révélation, du potentiel à l’actualisation. »

Ces notions remontent à la plus ancienne kabbale, notamment dans le commentaire du Sefer Yetsirah qui contient les enseignements d’Isaac l’Aveugle, mais aussi, plus audacieusement encore, chez Judah Hayyat.(1450-1510)

« Avant que le Très-Haut ne créât le monde, les attributs étaient cachés dans Ein Sof sous la plus simple unité. Il n’y avait nulle hésitation avant qu’il ne désire les créatures… et la lettre aleph disait cette unité la plus élémentaire et elle était cachée dans le nom YHWH, qui vaut numériquement vingt-six, car Aleph est composé de deux yod et d’un waw au milieu, ce qui vaut vingt-six. Avant le dévoilement des attributs, il n’y avait pas de nom articulé, car il n’y avait pas de lettres d’où le nom aurait pu être formé et ainsi l’Aleph nous évoque Ein Sof. »

Cette anthropomorphisation de l’infini, qui désire produire des créatures, est une orientation qui prendra de l’ampleur dans la kabbale du seizième siècle : Ein Sof y est décrit explicitement en train de s’offrir une gâterie, « mishta’ashe’a be-asmuto », avant l’émanation des Séphiroth.

Outre l’anthropomorphisation du divin, on trouve dans ce corpus une ontologie progressive car les Séphiroth sont dissimulés dans l’infini de même que le Tétragramme est contenu dans l’aleph. Par ailleurs, il y a une équivalence numérique entre le nom YHWH (10+15+6+5) et l’aleph composé de deux yod et d’un waw (10+10+6)

Cette onto-théologie explique la terminologie de Maïmonide : la « nécessité de l’existence », mehuyav ha-mesi’ut, qui correspond à la description que fait Avicenne de Dieu en tant que wajih al-wujud, l’être dont l’existence est nécessaire de par sa propre essence, au contraire de tous les êtres dont l’existence est contingente. Une preuve ontologique de l’existence de Dieu que l’on retrouve chez Moïse Cordovero.

Maïmonide, lui, affirme que la preuve ontologique de la perfection de Dieu ne vaut certes pas pour les créatures, mais qu’on ne peut pas pour autant en formuler des déductions sur la nature de Dieu. Dieu est un être ; le premier être, la fondation ontologique de toute existence, la « forme du monde », selon Aristote ou la substance pensante, premier intellect, cause première.

La théologie négative n’envisage et ne reconnaît que l’ineffable transcendance d’un être infini. Le néant de Dieu demeure enclos dans sa propre transcendance ontologique ou, comme le dit Derrida, à propos de Denys l’Aréopagite : « L’au-delà ou l’en-deçà de l’être a un double sens. À la fois au-delà et plus encore, Dieu est au-delà de l’être, mais en tant que tel il est l’être qui a plus d’être que l’être : il est à la fois celui qui ne peut pas être plus et celui dont l’être excède toujours l’être. Il est l’être toujours plus. »

La théologie négative est une espèce de déconstruction avant l’heure.

«Ce que la différance, ou la trace, veut dire, ou plutôt ne cherche pas à dire, c’est quelque chose d’avant le concept, le nom, le mort, qui est rien, qui ne prétend pas à l’être, ni à la présence, ni à la présence du présent, ni même à l’absence, et même pas une hyper-essentialité. Malgré tout, une réappropriation onto-théologique est toujours possible. On peut toujours dire : c’est exactement ça, un être suprême, incommensurable à l’être de tout ce qui est, qui est rien, ni présent ni absent, etc. En fait, cette tendance à la réappropriation est irrépressible mais toujours déjà vouée à l’échec. » (Jacques Derrida : Comment ne pas parler)

La critique vaudrait aussi pour la kabbale médiévale. Ein Sof est l’l’Être au-delà de l’Être, celui qui surpasse la pléthore des êtres distincts qui composent l’univers mais qui est toujours un être et qui se prête donc à une « réappropriation onto-théologique. » Alain Badiou dit quelque chose de semblable lorsqu’il définit le bien platonicien comme l’être suprême qui est « au-delà de toute essence », epekina tes ousias, comme un chemin de pensée.

« Ce chemin de pensée se rencontre dans la théologie négative : l’être se révèle par son extériorité radicale à toute chose, à toute représentation, comme une altérité qui institue l’Un de l’être, arraché sur le fond du multiple et du nommable, l’Autre exclusif et absolu. Du point de vue empirique, ce chemin mène à l’annihilation mystique, à l’interruption de toute représentation, à la culmination d’un exercice spirituel négatif où la Présence est gagnée, la Présence qui est exactement celle de l’être de l’Un en tant que non-être. »

La voie mystique mène à l’Être-Un, l’absolument Autre, distinct de toute multiplicité, mais, au bout du compte, l’altérité de la transcendance, au-delà de l’être, se présente comme la présence de « l’être de l’Un en tant que non-être. »

Négation de la négation : comment surmonter métaphysiquement l’onto-théologie.

L’interprétation que livrent Derrida et Badiou s’applique sans doute à certains kabbalistes, mais elle ne vaut pas universellement. Idem pour leur lecture de l’hyper-essentialité du néoplatonisme. Les textes auxquels ils font référence sont pour le moins ambigus et autorisent différentes lectures du terme « au-delà » impliqué dans les descriptions de l’Être en tant qu’Altérité radicale.

Les termes « hyperousia » ou « superessentia » ne s’appliquent pas à un être ou à une essence, mais à un non-être ou à une non-essence, à une plus qu’essence. L’être au-delà de l’être est un être dont l’être est une contradiction : son être est de n’être pas. « La théologie apophatique, écrit Michael Sells, est un discours où tout ce qui signifie chosifie et falsifie. Un discours de double entente où le sens se produit par la tension entre le dit et le non-dit. »

L’être au-delà de l’être ne se plie pas à une métaphysique : le défaut de langage nous oblige à continuer à parler de l’Être comme s’il était un Être, alors que l’apophatisme est une « dysontologie » selon le terme forgé par Michael Sells. « La tentative discursive constante de se libérer provisoirement des limites de la représentation et de la référence en tant que c’est ou ce n’est pas. » Dans l’union mystique, « la transcendance est défaite » ni l’âme ni Dieu ne peuvent être décrits depuis les limites de l’identité à soi-même. Autrement dit, il s’agit d’un sujet qui n’est ni divin ni humain, ni soi ni autre.

Le langage s’avère impropre à dire ce qui échappe au dire, ce qui dédit le dire, à moins de dire le non-dit. Toute tentative en ce sens présuppose un dire antérieur, de même que tout dire exige une contradiction, un non-dire. Plus paradoxalement encore, Sells va jusqu’à affirmer que « tout dire est un non-dire » Tout ce qui est dit ne peut jamais coïncider parfaitement avec lui-même.

Et pourtant, dire le rien n’est pas ne rien dire : les mystiques des trois monothéismes ont élaboré des tournures langagières et imagières qui possèdent une réelle force évocatoire, même lorsqu’ils affirment l’impossibilité de toute représentation.

L’existence infinie ne s’applique à Ein Sof que dans la mesure où cet existant ne peut être objectivé ou thématisé onto-théologiquement. Le néant de l’infini ne peut se concevoir que sous une forme méontique, celle de l’autre de ce qui peut être conçu, ce qui peut être pensé mais non compris, « mah she-ein ha-mahashavah », selon l’expression d’Isaac l’aveugle que Scholem rapprochait du grec « akatalepton » ou en latin, incomprehensibilis, tel que le mot apparaît chez Origène. Cet être négatif, qui existe sans être, et qui ne se confond donc pas avec une simple inexistence factuelle, peut alors devenir l’objet de contemplation.

Ce qui est contemplé n’est pas une chose, ni ceci, ni cela, mais l’absolument autre, l’autre de tous les étants, le néant antérieur à toute distinction d’être et de non-être, par-delà toute affirmation ou négation. Un commentaire anonyme du Sefer Yetsira, composé en Espagne à la fin du treizième siècle, nous apprend que la Cause ds Cause, la source originelle cachée, « n’est ni quelque chose ni rien » ; de même, Shem Tob Shem Tob (1380-1440) écrit dans son commentaire :

« J’ai également trouvé dans le livre de R. Simon bar Yohai ce qu’il appelle la Racine des Racines, Ein Sof, l’honorable nom sous lequel il parvient à l’existence, et comment il n’a pas de frontière, et comment il n’est résumé par aucune idée ou pensée, et comment nous ne pouvons dire qu’il est quelque chose ou rien, et ce nom nie de lui-même ce que toute question exige de nier. »

On peut encore citer une autre citation, celle de Meir Ibn Gabba. Dans son Derekh Emunah, composé en 1539, il écrit : « Ein Sof n’a pas de nom en lui-même ; en vérité, le seul nom Ein Sof ne devrait même pas lui être donné : la Pensée ne peut appréhender la Cause des Causes. On ne peut ni en dire quelque chose, pas même rien. »

Ces extraits illustrent la difficulté de penser Ein Sof en termes néoplatoniciens, « hyperousios », même si c’est à la manière de Derrida, comme la présence qui se présente en tant que non-présence. Si l’infini n’est ni quelque chose ni rien, alors, il se situe en dehors de la formulation « ni, ni » qui informe la dynamique de la théologie négative. Il est le chiasme qui résiste à la fois à la chosification du rien ou du quelque chose ou du quelque chose en tant que rien.

Évoquer ce néant en tant qu’absence de quelque chose est aussi inapproprié que d’en parler comme de la présence d’une absence. Il se situe au-delà de l’affirmation et de la négation. On peut toujours lire les textes kabbalistiques d’une manière qui remet en question la distinction opérée par Derrida entre l’apophase de la via negativa — qui présuppose toujours une transcendance de Dieu en tant qu’essence dont rien ne peut être dit — et la négation déconstructive pour laquelle l’indicible est simplement le fait qu’il n’y ait rien qui puisse être dit. Pour le kabbaliste, l’infini est à la fois ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est, parce qu’il n’est ni l’un ni l’autre.

L’infini néant sans fin ne peut être saisi ni dans des représentations positives ni dans des termes de négation. Dire qu’Ein Sof est rien est tout aussi faux que dire qu’il est quelque chose. La négation de la négation ne donne pas une affirmation, c’est déjà une identification. Comme le remarquait Adorno dans sa critique de Hegel, « la négation de la négation prouve que la négation n’est pas assez négative. La négation de la négation qui produit une affirmation ne peut aboutir que si l’on présuppose une affirmation préalable, un tout-conceptualisable dès le départ. »

Si nous persistons à penser l’infini en tant que néant qui néantise, nous nions la négation et convertissons la négation en une affirmation. Il faut dès lors nier la négation de la négation pour rétablir une négativité qui ne contiendrait pas son autre qui lui serait une contrepartie équivalente.

Ein Sof est métaphysique ou plutôt trans-métaphysique : l’Un qui doit être pensé au-delà de la pensée, l’Un qui contient sa propre négation. Lorsque la représentation cesse de représenter, nous discernons comme à travers un voile que l’Un est la non-essence qui échappe à toute objectivisation, le néant au-delà de la dualité de l’être et du non-être, ce à partir de quoi tous les êtres différenciés émergent, le zéro absolu à partir duquel viennent les chiffres et les nombres et leur succession.

Ein Sof serait alors la négation auto-négative, la double négation qui assure la multiplicité et la complexité de la trame, l’abyme créateur qui est le creuset de tout devenir. Ein Sof est le marqueur linguistique qui indexe le développement éternel du temps, le processus qui ne peut être verbalisé parce que toute chose devient constamment le rien qu’elle n’est pas.

Cette absence de détermination qu’est le toujours à venir, le futur incessant, ou l’horizon toujours en attente, ou, comme le dit le Zohar, « zammin le’amshekha wi-le’olada khoola », la volonté infinie, vouée à s’étendre et à produire toute chose, l’appel dans l’ouvert de ce qui est mis en réserve depuis l’éternité.

Ce concept kabbalistique évoque Heidegger. Ein Sof n’est pas le néant ou quelque chose de négatif, mais le non-être, Nichtseyn, la néantisation essentielle, « eigentlich Nichtige », qui « a pour caractéristique ce qui n’est pas, mais qui n’est pourtant pas un simple rien, ce qui ne se représente que par la négativité affirmée de quelque chose, lorsqu’on dit : « rien c’est rien. »

« Der erste Sprung des Denkens denkt : Das Seyn ist das Nichts. Das Nichts nichtet. Die Nichtung verweigert jede Erkla¨rung des Seienden aus Seiendem. Die Verweigerung aber gewa¨hrt die Lichtung, in der Seiendes aus- und ein-gehen, als ein solches offenbare und verborgen sein kann. »

« La pensée s’élance et pense : l’Être est Rien. Le Rien néantise. La néantisation refuse toute explication de l’être à partir des êtres. La néantisation ouvre pourtant la clairière où tous les êtres peuvent aller et venir et où ils peuvent se manifester et se dissimuler en tant que tels. »

La Création est la manifestation de l’infini et toute manifestation de l’infini est simultanément un retrait ou une dissimulation, car c’est le seul mode d’apparaître de l’infini que de se dissimuler. Ein Sof est le retrait originel, le sans-fond néantisant, la fécondité de l’être qui engendre l’unité manifeste des choses par la diversité des êtres discrets dans la nature.

Pour citer Azriel de Gérone, « l’origine de toute chose créée est faite de matière, de forme et de néant », ce qui évoque les trois principes aristotéliciens, hylé, morphé, steresis. Ce dernier, « efes » chez Azriel de Gérone ne désigne pas la privation de quelque chose mais l’insondable abîme sans fond (tehom) qui est le renouvellement potentiellement infini et le devenir incessant du monde. « La face de Dieu est rien » « Die Gottheit ist ein Nichts » est-il dit dans le Pèlerin chérubinique d’Angelus Silesius.

« Die zarte Gottheit ist ein Nichts und Übernichts, Wer nichts in allem sieht, Mensch glaube, dieser siehts »

« Le noble visage de Dieu est rien et au-delà du rien. Qui voit rien en toute chose, croyez-moi, peut le voir. »

Pour saisir le paradoxe de la face de Dieu, à la fois rien et plus que rien, il faut percevoir le rien en toute chose, le néant essentiel et fondateur. La non-essence qui est rien doit être perçue à partir de l’incommensurabilité absolue des êtres individuels. Le but de la mystique est de se conjoindre à l’infini, de renverser l’ordre de la Création en défaisant le quelque chose en rien du tout, de retourner l’altérité et le même en ce qui n’a jamais été, ce qui a toujours été l’autre du même.

Le retrait et la dissimulation de l’infini n’implique pas la transcendance protectrice d’un dogme théiste, où Dieu serait distinct du monde. Au contraire, la dissimulation de l’être implique le mystère de la révélation du néant essentiel et du cycle indéfini du devenir qui n’a ni commencement ni fin.

Le néant est alors la prégnance temporelle de ce devenir sans fin, la plénitude du temps qui toujours se déploie dans l’évidement de son être, dans ce qui passe incessamment et persiste pourtant. Ein Sof, en son néant essentiel, éternise le temps dans un présent insaisissable, le présent qui ne peut jamais être présent, mais qui ne peut non plus jamais être absent.

Le néant est l’indicible et l’inconnaissable essence qui tient toute chose et qui pourtant leur échappe, le sans-fond au-dessus du temps et de l’espace qui est pourtant le fondement élémentaire du monde et du temps, le vide pléromatique qui n’est ni quelque chose ni le contraire de quelque chose, mais le non-être qui vient continûment à l’être dans l’éphémère, entre ombre et lumière, le vide à partir duquel tout est possible, tout est manifeste, la dissimulation et la réserve à partir de quoi le monde apparaît en tant que monde, l’éclaircie où l’être ne se distingue plus du non-être, le creuset où tout être se révèle et se cache par la néantisation de son être.

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