Pris sur Academia.edu. La mystique et la théologie du nom de Dieu chez Abraham Aboulafia et sa révision philosophique chez Walter Benjamin par Michael T. Miller, in. Medieval Mystical Theology, vol 24, n°1, Mai 2015, 80-94, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended — cette traduction en mémoire d’Anthony Jacottot (1977-2023)
Essence du langage
chez Benjamin et Aboulafia.
Pendant des
millénaires, le langage a occupé une place particulière dans la pensée juive.
La Genèse en fournit l’exemple le plus frappant : Dieu porte le monde à
l’existence par la parole. Il prononce la lumière, les ténèbres, les cieux et
leur accorde sa bénédiction. « Et il vit que cela était bon. »
Dix paroles
suffirent pour créer le monde, dit l’adage et au cours de la première période
rabbinique, la spéculation sur le langage affermit cette idée, avant de
culminer avec le Sefer Yetsirah, dans lequel toute création résulte de
la combinaison des lettres hébraïques par Dieu, de telle sorte que « toute
création, toute parole proviennent d’un seul nom. »
D’après le
philosophe Josef Stern, la Genèse est un commentaire sur la nature du
langage : de la masse amorphe émergent les objets distincts par un
processus d’articulation : « la Création sépare et distingue, mais
elle s’opère par des actes de paroles et de nomination. Ce que la Torah nous
suggère, c’est comment le monde se présente, s’organise, se subdivise en genres
et en êtres, et cela est inséparable du langage. »
Les mots ne
décrivent pas seulement des réalités qui préexistaient mais ils sont « l’expression
du critère d’individuation et d’identité, sans quoi il n’y aurait rien à nommer. »
Dans les mains de Dieu, les mots déterminent le monde : « le
langage ne se limite pas à décrire la réalité, mais il la construit, en dehors
de la nature, plus qu’au sein de la nature ; selon la volonté du Créateur,
plus que d’après celle de ses créatures. » (Joseph Stern : 20th
Century Jewish Thought)
Stern ajoute :
« les mots, en particulier les noms propres et les noms communs, ne se
réfèrent pas arbitrairement à des êtres individuels ou à des catégories, ils
s’y réfèrent par l’expression de leur essence ou par leur nature
profonde : les noms sont les abréviations de l’être de ceux qui les
portent. »
Genèse
2 :19-20 : « Dieu forma de la terre tous les animaux des
champs et tous les oiseaux du ciel et il les fit venir vers l’homme, pour voir
comment il les appellerait. » Contrairement à l’ordre initial de la
Création, dans la suite du verset, ce n’est pas Dieu mais l’homme qui va
nommer. Adam prend la place du superviseur, qui accorde des titres aux
animaux, mais la tradition juive insiste sur le caractère déterminé, non
arbitraire de ces noms, en tant qu’expression du pouvoir d’Adam dont le rôle
est justement de conférer le bon nom aux choses.
Le verbe hébreu «
ק ר א » peut également signifier
« lire à haute voix », ce qui implique une interprétation ou une
traduction de l’être à la parole. La Bible nous montre le langage à l’œuvre
pour déterminer l’être du réel : non seulement le langage décrit et
définit le monde et ses éléments, il les porte à l’être, mais la nature de
l’être est encodée en lui, dans les mots qui le compose, et par lequel il se
rend accessible à l’homme.
À partir d’ici, nous pouvons nous tourner vers la
kabbale : Gershom Scholem situe l’origine de la mystique du langage à
l’identification de la parole créatrice au nom de Dieu. Le nom de Dieu, qui est
imprononçable, c’est la fonction du langage, elle-même au-delà de toute
verbalisation.
La Kabbale s’articule en deux traditions
distinctes : l’une, linguistique, fondée sur la connaissance de Dieu au
travers de ses noms, et l’autre, théosophique, basée sur la présence de Dieu au
sein de la Création, au travers de ses Séphiroth. Le langage n’est pas
seulement l’essence de l’univers mais il dérive, métaphysiquement, du Nom de
Dieu, source de tous les langages humains.
Abraham Aboulafia et Walter Benjamin, à des siècles
d’écart, insistent tous deux, mais de façon différente, sur l’existence d’une
langue originelle ou naturelle. Les mots, les noms sont un domaine essentiel de
la réalité : ils ont une relation directe aux objets. En hébreu, tout nom
encode l’essence de ce qui le porte, et se présente sous une forme qu’il
appartient à l’homme de déchiffrer.
« Les noms nous informent sur la vérité et les
mystères du langage, et sur ses secrets car les noms sont donnés selon la
nature ; tout ce qui vient à l’existence correspond de par sa forme au nom
que la nature lui a délivré ; forme, nom, concept sont identique et le nom
nous indique l’essence et la nature d’une chose. » (Abraham
Aboulafia : Sefer Or ha-Shekel)
Les noms selon Aboulafia ne sont pas descriptifs au
sens habituel : ils contiennent l’identité littérale. Les choses sont
constituées de lettres qui sont l’équivalent de leurs atomes ; tels sont
les éléments que Dieu a modelé, a porté à l’être, « les lettres sont la
réalité du monde en son entier et c’est par elles que le Seigneur gouverne le
monde » (Abraham Aboulafia : Sefer ha-Hesheq) Les mots
sont l’essence des choses auxquelles ils se réfèrent et ils peuvent être
séquencés, décodés à la manière de l’ADN.
L’œuvre disparate et fragmentaire de Walter Benjamin
nous met également en présence d’une théorie du langage. « Le langage
est l’être mental des choses : il est absolument coextensif à toute chose.
Il exprime la tendance inhérente à l’extériorisation et à la communication de
tous les contenus intellectuels qui impliquent l’art, la technologie, la
justice, la religion. Toute communication des contenus de l’esprit est langage
mais la communication verbale n’en est qu’un cas particulier. » (Illuminations)
Il ajoute : « L’emploi du terme langage
n’a rien de métaphorique. » Cette strate intérieure, non-verbale
exprime l’essence spécifique de la réalité. Il existe un langage silencieux,
imprononçable et néanmoins littéral, enfoui dans la structure du monde. Pour
Benjamin comme pour Aboulafia, le langage verbal n’est que la partie visible
d’un iceberg dont la masse cachée serait les structures linguistiques qui
s’enfoncent à la racine de l’existence.
L’approche aboulafienne du langage pourrait être décrite
comme plutôt passive : les objets peuvent être déchiffrés, leurs secrets
décodés, telle est l’œuvre, limitée, de l’homme. Le langage est un outil donné
par Dieu pour que les hommes, dans le meilleur des cas, renversent l’ordre de
la Création en la décodant. Benjamin le conçoit autrement : le
déchiffrement de la nature n’est pas une réception passive de la réalité
essentielle, mais un processus actif qui coïncide avec la construction de la
réalité phénoménale ; le langage émerge à la rencontre de l’humanité et de
la nature, dans la connaissance.
Pour que le monde puisse être lu, il doit d’abord
s’exprimer et être entendu. La capacité du monde à venir à la parole est aussi
sa condition d’intelligibilité. Cette conception illustre l’anti-idéalisme de
Benjamin, son rejet d’une unité de l’apparence et de l’être, de la réalité avec
l’idée, ou d’un objet avec son nom.
Benjamin refuse explicitement cet aspect de la kabbale
qu’il qualifie de « profond abyme à éviter à tout prix » et il
ajoute : « Il est faux de prétendre que le mot est la pure essence
d’une chose… toute chose en elle-même n’a pas de mot. » Si le
nom d’une chose est seulement ce qui s’exprime par cette chose et non la chose
elle-même, alors le langage est toujours-déjà communication avec l’homme.
Ce que nous pouvons lire et entendre n’est pas
l’essence d’un objet mais seulement ce qui nous est communicable, en tant
qu’être humain, dans un langage humain, c’est-à-dire dans une traduction qui
vaut d’abord pour nous-mêmes.
Le langage de la nature dépend de notre interprétation
qui vient la compléter ; pour Benjamin, cet apport est celui de la
nomination. Nous produisons des références en nous fondant sur la présence des
choses, sur leur phénoménologie et l’humanité impliquée dans cette activité produit
un jeu de différences entre l’objet et son nom. Les noms ne sont pas donnés par
le monde, mais dépendent d’un processus humain. Tout nom, dès lors, est
l’aspect d’une chose en tant que chose-pour-l’homme.
« Dieu n’a pas créé l’homme à partir de la parole,
et il ne l’a pas nommé. Il souhaitait le soumettre au langage ; en
l’homme, Dieu a mis le langage qui devait lui servir de médium créatif, pour
son libre usage. Dieu s’est reposé après avoir cédé son pouvoir créatif à
l’homme et cette créativité libérée de Dieu est devenue connaissance. L’homme
est celui qui connaît dans la même langue que Dieu fut créateur. Dieu l’a créé
à son image, il a créé celui qui sait à l’image du créateur. »
Au contraire d’Aboulafia, la langue essentielle et
originelle ne contient aucune parole, aucun mot, et est incomplète ; elle
dépend de l’homme. L’homme, en nommant les choses, complète le langage. Si Adam
dit le nom des bêtes à voix haute et leur attribue le bon nom, les noms ne sont
pas ceux que les choses et les êtres lui communiquent ; l’humanité doit
transformer la réalité brute qui lui apparaît en lui conférant un état de
langue fini, vocalisé.
Aboulafia et l’origine du langage : le nom de Dieu.
Pour Aboulafia, les mots ne valent pas pour leur
signification, mais plutôt en tant que constructions d’une matière première,
l’alphabet hébreu. Le kabbaliste mène une approche de déconstruction du
langage : le mystique médite sur les mots afin de les briser en lettres et
de les reconstituer et de révéler ainsi leurs articulations entre eux et entre
les choses. Ces articulations sont d’ailleurs quasi mathématiques puisque les
lettres de l’alphabet hébreu ont une valeur numérique.
Joseph Gikatilla, contemporain d’Aboulafia et son probable
disciple, a produit un système cosmologique où le nom de YHWH se formule selon
des permutations mathématiques pour donner les autres noms de Dieu présents
dans les saintes écritures, et à partir de là, tous les mots qui constituent le
texte de la Torah, qui est le plan de la réalité.
Gikatilla est le premier à développer intégralement un
principe qui était déjà présent dans la kabbale du douzième siècle. « Le
monde entier dépend du Nom de Dieu, YHWH, le commencement du commencement, la
raison de toute raison, et sache que le Nom sacré inclut tous les autres noms
de Dieu et que tous en proviennent. » (Abraham Aboulafia : Get
Ha-Shemot)
Cette combinaison de lettres, « tzeruf otiot »,
constitue le véritable processus métaphysique, au-delà des formes concrètes qui
nous entourent, par-delà la choséité, au travers de l’intellect jusqu’aux
éléments constitutifs de la réalité. C’est seulement par la déconstruction des
noms que l’on peut atteindre aux atomes premiers de la réalité, les lettres.
L’accomplissement de ce processus mène au-delà des
perceptions ordinaires et des strates accumulées du quotidien. La décomposition
des mots en lettres nous ramène à l’unité primordiale qui, selon les
kabbalistes, est au cœur de la réalité : le Nom de Dieu, le Tétragramme,
qui fonde et transcende le monde. « Il faut séparer les éléments des
mots, car un nom peut tenir dans une seule lettre ; chaque lettre est un
monde en soi » (Moshe Idel : Peras ha-Sefer)
Une fois que les lettres sont détachées des objets qui
leur sont associés, elles subissent une course entropique et reviennent à leur
racine : le Nom de Dieu. Par la manipulation des noms et leur réduction en
lettres, on peut opérer une réversion mystique du processus d’émanation et
c’est ainsi que la véritable fonction du langage se montre à nous :
« le but caché du langage est la découverte du mode de l’Intellect
agent »
Pour les kabbalistes, l’intellect agent était identique
à la Torah, à l’archange Métatron et au Tétragramme YHWH et dans un autre
texte, Aboulafia précise : « Vous devez rassembler les lettres
avec les lettres, car elles sont les racines de l’être, car tous les corps sont
des symboles au travers desquels nous devons contempler le Nom. » (Abraham Aboulafia : Mafteach
ha-Chokhmot)
Le Nom de Dieu est toujours déjà présent dans le monde,
mais il est enfoui sous la surface des formes que nous percevons. Si nous
parvenons à dépasser les apparences, alors, nous atteindrons à un autre plan de
conscience. D’autre part, l’achèvement et l’expression parfaite du Nom de Dieu
ne pourra être réalisé que par le Messie, celui qui est caché par le
Tétragramme et qui reviendra à la fin du processus.
« La nature est le produit et l’activité du
saint Nom et aussi son existence matérielle alors que la Torah est la nature et
le produit du saint Nom de Dieu et aussi son existence spirituelle. L’existence
physique et spirituelle ne sont autres que des systèmes et des ordres, ordonnés
et systématisés selon tout ce qui est ordonné et systématique par Celui qui
ordonne et systématise, car le système et les Noms et tout est ordonné
conformément au Nom de Dieu. » (Abraham Aboulafia : Otzar Eden
Ganus)
La méthode prophétique nous permet de tracer la
causalité au-delà du monde visible jusqu’à la Cause première, le prédécesseur
structurel divin, c’est-à-dire le Nom de Dieu. Une fois les mots brisés lettre
par lettre, ces lettres reviennent à leur état initial en tant que Tétragramme.
C’est l’essence intellectuelle du monde qui nous donnera sa structure
générative, tel est le processus mystique et messianique d’Aboulafia :
méditer sur le Nom de Dieu, s’unir à lui, devenir le seuil par lequel la vérité
de Dieu pourra pénétrer de nouveau dans le monde.
Dissoudre les éléments constitutifs de la réalité en
ses constituants ultimes permet au mystique de percevoir l’unité fondamentale
de l’être : le Nom, qui est à la fois dans le monde et au-dessus du monde.
C’est ce que Moshe Idel appelle le « meurtre du langage » :
« il faut lire toute la Torah, dans les deux sens de lecture, et
répandre le sang du langage. La connaissance du Nom est au-dessus de toute
sagesse quantitative ou qualitative. »
Aboulafia prend le contrôle du langage et le concasse
en ses plus petites unités afin de voir par-delà les apparences, jusqu’à la
racine essentielle du monde. C’est ce dénouement de toutes les identités
matérielles qui permet aux lettres premières de se reconstituer en Nom, leur
forme originelle : les 22 lettres de l’alphabet hébreu sont dissoutes et
réintégrées dans leur origine : le Tétragramme.
« Sache que la compréhension de l’Intellect
agent se trouve dans les vingt-deux lettres sacrées » (Abraham
Aboulafia)
Benjamin et l’origine de la perception : le
concept et l’idée.
Benjamin reprend cette méthode de déconstruction dans
le contexte de sa théorie du langage, mais il inverse le sens et la direction
du messianisme. Au cours du processus de traduction du monde en perceptions
subjectives, le phénomène doit être brisé en plus petits constituants afin
d’être ensuite reconstruit no pas selon ce qu’il est mais selon ce
qu’il devrait être.
« Les phénomènes n’entrent pas parmi les idées
comme un tout, sous leur forme purement empirique, adultérée par les
apparences, mais plutôt réintégrés sous leur forme élémentaire. Une fois brisés
en petits morceaux, ils sont privés de leur semblant d’unité afin d’intégrer
l’authentique existence de la vérité. Par cette désintégration, les phénomènes
sont subordonnés aux concepts et ce sont les concepts qui permettent la
dissolution des choses et leur retour à leur forme élémentaire. »
(Walter Benjamin : Les Origines du drame baroque allemand)
Extraire le concept d’un phénomène, le réduire à ses
éléments, puis produire une idée à partir de ces éléments et les reconstituer
en quelque chose de neuf, à la fois transcendant et éternel, cette strate
d’intelligibilité qui est « l’authentique existence de la vérité. »
Dans L’Origine du drame baroque allemand, Benjamin affirme qu’une idée
entretient la même relation au monde qu’elle conceptualise qu’une constellation
aux étoiles qu’elle contient. « Les idées sont des constellations
intemporelles dont chaque élément peut être observé séparément ; les
phénomènes sont composés et par la même, ils peuvent être sauvés. »
D’après Richard Wolin (1994), « c’est seulement
par la dissolution de leurs éléments constitutifs que les phénomènes sont
réorganisés dans un sens philosophique qui permet tout à la fois de saisir et
de sauver leur constellation, cette dernière n’étant rien d’autre qu’une
question d’ordre. »
Le monde phénoménal brut se traduit en une représentation
intelligible, mais cette dernière n’est pas la chose même : elle la
signifie, elle la symbolise. La chose même, y compris sous son aspect matériel,
son être brut, non communicable, non linguistique, demeure et n’est pas
détruite au cours de ce processus de traduction.
La traduction rédemptrice, celle qui traduit dans le
monde de l’intellect, est identique à la nomination : « la
traduction du langage des choses dans le langage de l’homme n’est pas seulement
une traduction des choses muettes en paroles, mais la traduction de l’innommé
en nom. »
Le nom n’est pas la chose, mais la forme de la chose,
de même que la relation géométrique qui unit un point à l’autre définit les
contours de l’objet constitué par ses points. L’erreur de lecture qui est un
nom peut nous mener plus loin, loin du simplement factuel, vers l’authentique.
Nommer est un pas de côté, de notre monde vers un autre monde.
Toute formulation d’un nom est un refus de réduire l’être
à un fait et l’affirmation d’un être au-delà du fait. La relation abstraite
préexiste aux termes concrets qui la composent et elle continue d’exister en
quelque sens que ce soit, même après que les termes qui la composaient ont
cessé d’exister.
Cette appréhension nous emporte hors du monde vers la
métaphysique, la pratique qui rend possible la rédemption du monde. La tâche de
la philosophie à venir est « la découverte de la création du concept
de connaissance, dans la mesure où elle rapporte l’expérience à la conscience
transcendantale qui seule permet l’expérience rationnelle mais aussi
religieuse. Ceci n’implique pas que la connaissance rende Dieu possible, mais
qu’elle l’initialise, qu’elle crée les conditions de possibilité de
l’expérience mystique et de la théologie. » (Gesammelte Schriften)
Pour Aboulafia et pour Benjamin, le nom est l’étape
finale du processus d’émergence de l’être : le nom est ce qui construit et
qui unifie les éléments discrets, ce qui les réunit en un objet qui peut être
appréhendé par l’homme.
Là où Aboulafia considère les noms comme une réalité
extérieure que l’humanité doit déconstruire pour passer de l’autre côté,
jusqu’à la racine des lettres, Benjamin considère la nomination comme un pas de
côté et comme un but en soi : la nomination des choses ne ramène pas
l’homme à l’origine essentielle, mais le guide au contraire vers le divin qui
est le projet de l’activité humaine. « La Création sera achevée lorsque
les choses auront reçu leur nom de l’homme. »
Pour Benjamin, le processus de traduction, ou de
nomination, confère à la fois un sens à l’être linguistique du monde et un sens
à la conscience humaine. Le mot
« Adam » n’apparaît en tant que nom propre qu’en Genèse 2 :20,
par opposition à « ha-adem », l’homme, et cette occurrence correspond
au moment où Adam nomme les choses, ce qui fait dire à Benjamin que
l’individuation complète dépend du rôle de l’homme en tant que celui qui nomme,
celui qui parachève la Création en donnant des noms aux êtres qui l’entoure.
« L’homme communique son être mental en nommant
toutes les autres choses. » Le langage est la totalité de l’être
mental de l’homme, précisément là où cet être mental est communicable sans
reste. L’être mental de l’homme est précisément de nommer les choses,
c’est-à-dire de traduire leur être mental en noms.
La nomination n’est pas simplement une question
d’humanité qui connaîtrait les noms corrects des choses ; c’est plutôt
l’acte de conférer le nom correct qui importe. Benjamin écrit : « la
nature s’exprime dans un langage inexprimé » ce qui veut dire qu’en
soi, la chose n’est rien, rien qu’un agrégat, un chaos informe en attente d’une
articulation vers l’identité, qu’il recevra d’un autre.
Pour être, une chose doit parler et être entendue, et
c’est le rôle qui échoit à l’humanité de traduire ce langage inexprimé, cette
langue du silence, en noms qui donnent leur être aux choses. L’humanité parachève
l’être langagier de l’être en nommant, non pas en répétant, les noms du monde.
L’acte de nommer, selon Benjamin, ne donne pas
seulement accès aux choses, mais les libère et les libère même de la
subjectivité, car les idées sont les « interprétations objectives des
phénomènes. » C’set seulement grâce à la traduction en idée qu’un
objet devient quelque chose de différent, une totalité.
Le nom est un « état d’être au-delà de toute
phénoménalité qui détermine la manière dont les idées sont données, mais les
idées se présentent moins dans une langue originelle que sous une forme de
perception essentielle par laquelle les mots possèdent leur propre noblesse en
tant que noms, purs de toute signification cognitive. » Cet acte de
nommer, gratuit, dépourvu de signification, est la « forme essentielle
de perception » celle qui fonde toutes les autres, plus développées,
plus évoluées, et qui fondent l’ordonnancement du monde.
Benjamin nous suggère donc l’existence d’une langue
pré-sémantique, pré-linguistique, mais accordée, ou isomorphe, à l’esprit
humain et qui permet d’exprimer cette nature originelle par le langage. Il y a
un langage essentiel de la nature qui se parle, qui parle à celui qui veut
l’entendre, mais la manifestation ultime de cette réalité s’accomplit par la
traduction dans le langage intellectuel par lequel l’être humain nomme le
monde.
Frege et Wittgenstein soutenaient que les phrases du
langage humain sont de simples expressions de la matérialité du monde ou
« des propositions qui existent dans le monde indépendamment de
l’esprit humain. » Il n’existe pas nécessairement une infrastructure
signifiante ou symbolique dans la nature ou dans l’étoffe même de
l’esprit ; c’est plutôt que la structure profonde de la réalité perçue
est essentiellement symbolique ou sémantique, est structurée de telle sorte à
permettre sa verbalisation.
[Pour Frege et Wittgenstein, ce ne sont pas les
propositions qui expriment les pensées, mais les pensées qui expriment des
propositions. Une grande partie du monde empirique est parfaitement traductible
dans notre langage parce que les propositions sont formellement identiques aux
faits du monde qu’elles représentent : cela veut dire que le langage n’est
pas seulement isomorphe au monde, mais qu’il provient de la même racine :
dans sa nature même, le langage est identique aux relations qui existent entre
les objets du monde.]
Les 70 langues et la langue originelle.
La nature comporte donc une strate profonde, sémantique
et logique, où l’esprit humain puise pour formuler les idées rationnelles ou
des noms. D’après Benjamin, les langues allemande, russe, anglaise sont de
simples variations et expressions de cette strate qui est la logique même du
langage, de la langue originelle.
Ce point de vue correspond à une notion bien ancrée
dans le judaïsme : celle des 70 nations citées en Genèse 10. Les langues
des 70 nations descendent ultimement de l’hébreu, la langue originelle de la
Création, la langue d’Adam et Ève. Les 70 langues sont autant de diffractions à
partir d’une langue originelle, pure, qui elle-même n’est pas exactement une
langue, mais la possibilité du langage qui est encore lui-même la possibilité
d’interprétation de la nature.
« La langue des choses, le langage naturel
originel, passe au travers de la langue de la connaissance et des noms par la
traduction. Après la Chute de l’homme, il existe autant de traductions qu’il y
a de langues.
« À l’origine, il y avait une langue d’avant les
noms, une langue pure que l’on transcende depuis en traduisant la connaissance
par des noms, les noms corrects dans chaque langue humaine. Ces noms ne sont
pas la connaissance des choses telles qu’elles sont mais leur conformation
d’après ce qu’elles devraient être.
« Quelle était cette langue naturelle
antérieure au processus trompeur de nomination ? La langue adamique était
sans doute une forme de savoir parfait ; alors que tous les savoirs
ultérieurs se différencient par la multiplicité des langues, et sont contraints
de se différencier encore, à un degré inférieur, par la création de noms. »
(Du langage)
Cette multiplicité de langues est en relation avec la
structure ontologique des objets. « Si les différents mots des
différentes langues qui veulent dire la même chose sont formulés selon leur
signification essentielle, alors, il nous faut déterminer comment, malgré
toutes leur différences formelles extérieures, ils partagent ce noyau de
signification. » (Langage et logique)
Ailleurs, Benjamin écrit : « Chaque
essence contient initialement un nombre multiple, mais limité et déterminé
d’essences qui ne dérivent pas de l’unité en un sens purement déductif mais
empirique, attribué selon les nécessités de représentation et de verbalisation.
L’unité primordiale gouverne la multiplicité des essences sous lesquelles elle
se manifeste tout en demeurant toujours distincte. » (De la faculté
mimétique)
Chaque objet se présente sous un nombre fini
d’apparences dont chacune est accessible à la représentation ou la
verbalisation. Ce sont les différentes perspectives inscrites dans l’objet, les
apparences subjectives qu’il peut prendre [selon les langues dans lesquelles il
se traduit]
« La multiplicité des langues est la pluralité
des essences… elle ne s’explique pas par la décadence, pas plus que par la
diversité des peuples. Si nous le comprenons par la mystique, par la Révélation
de l’Un sous une forme linguistique, alors, cela ne désigne pas seulement la
langue originelle, mais l’harmonie originelle et celle-ci était
incomparablement plus puissante que n’importe quelle langue parlée aujourd’hui. »
(Langage et logique)
La langue originelle qui s’est déployée à travers les
langues du monde détenait un pouvoir incommensurable à ses rejetons ;
cette langue élémentaire, celle de la perception pure, ne pouvait que disperser
les possibilités d’interprétation qui sommeillaient en elle et les langues
que nous parlons en sont autant de reflets, mais, un moment pourrait venir,
dans le processus de rédemption du monde, où nous pourrions retrouver cette
unité perdue et voir de nouveau au travers des yeux d’Adam.
La création tout entière gémit, elle passe par les
douleurs de la réunification de la langue originelle, lorsque la fragmentation
et l’éparpillement n’était pas encore. Benjamin parle de
« sur-nomination » : « la surabondance des noms est la
raison linguistique la plus profonde de notre mélancolie, et, du point de vue
des choses, la raison du silence du monde. La sur-nomination et l’être de la
mélancolie nous indiquent un autre aspect du langage : la sur-précision
qui règne dans la relation tragique des êtres humains aux différentes langues. »
La nature éprouve la mélancolie de la simplicité et de
la régularité d’un retour à la langue adamique. Pour connaître le monde tel
qu’il est, sans perspective langagière telle que nous les connaissons, il faut
le lire dans sa langue originelle mais le retour à cette langue ne peut
s’accomplir qu’avec la rédemption messianique.
Éden et Babel : les langues profanes sont nées
après la chute, avec la division en peuples et en points de vue, en cultures et
en paroles, de telle sorte que la connaissance directe n’est plus possible. La
création tout entière gémit après ce savoir immédiat, mais seule une
réunification de toutes les langues en une le rendrait possible.
« La langue de la nature est un mot de passe
tenu secret que chaque détenteur passe à son voisin dans sa propre langue. La
langue originelle est une traduction en langues inférieures jusqu’à ce que la
clarté et l’évidence ultime de la parole de Dieu se déploie, qui est l’unité de
cette dynamique du langage. » (Du langage)
Le déploiement final de l’action créatrice de Dieu est
la réintégration d’un état de transparence du pur savoir, mais il faut d’abord
aller jusqu’au bout du processus de division, de fragmentation, de nomination,
de sur-nomination pour que toute chose soit traduite, exprimée individuellement
pour être préservée et ramenée dans son état premier et authentique, et
manifeste.
Abraham Aboulafia évoquait également les 70 langues
humaines et leur réunification dans les temps messianiques : « L’origine
de la prophétie est dans les paroles que Dieu à prononcée dans la langue
parfaite et sainte qui s’est propagée jusqu’aux prophètes et qui a produit les
70 langues. Non seulement, les 70 langues sont comprises dans l’hébreu, mais
chacun des mots prononcés par Dieu a été divisé en 70 langues différentes. »
D’après Moshé Idel, il faudrait retourner les langues à une entité primordiale pour
« rétablir la Création de Dieu dans sa perfection initiale. »
Sophonie 3 :9 : « Alors, je donnerai
aux peuples des lèvres pures, afin qu’ils évoquent tous le nom de l’Eternel,
pour le servir d’un commun accord. » Aboulafia commente ainsi ce
verset : « Jusqu’à ce jour, jusqu’à la venue du rédempteur, les
langues seront toujours aussi confuses, mais le pays tout entier reviendra à la
langue pure. »
Pour Benjamin, cette théorie était inextricablement
inhérente à toute traduction. Chaque langue a son propre esprit que la
traduction dévoile et met à nu. C’est par la traduction que nous mettons en
évidence l’esprit translinguistique au cœur de toutes les langues parlées par
l’humanité et que nous manifestons l’unité qui leur est sous-jacente. Il existe
un niveau infra-linguistique où la signification ne s’exprime plus en mots et
cette strate cachée précède et autorise tout acte de parole et ceci ne peut
devenir sensible qu’au travers du processus de traduction.
Conclusion.
Pour Aboulafia, le langage, la langue des noms, est la
nature essentielle de la réalité, qui produit toutes les formes et choses qui
nous entourent. Pour Benjamin, la langue originelle dont procèdent les langues
qui nomment les choses est une strate supérieure, au-dessus de la nature, créée
par les hommes lorsqu’ils répètent à leur tour l’acte de création ; ces
langues dérivent d’une virtualité langagière toujours dissimulée dans le cosmos
et la matière.
« Le nom est à la fois la concentration d’une
force dans le monde et l’expression audible qui incorpore l’essence de celui
qui le porte. » (Eric Jacobson : Métaphysique du profane)
L’acte de nommer transforme le monde : la
nomination assure la transmutation de la matière dans une entité
transcendante : le savoir. Son équivalent métaphysique est la
prononciation du nom de Dieu. Les noms que nous donnons aux choses renvoient en
dernière analyse à l’évocation et à l’actualisation du Nom de Dieu.
Le processus de nomination est déjà un messianisme pour
Benjamin : après l’éparpillement des langues humaines, la fragmentation de
la Vérité en perspectives différentes et en interprétations nationales,
Benjamin espère encore en une réunification qui viendrait et qui ramènerait
l’humanité au langage commun universel et pré-lapsaire.
Cette langue originelle, néanmoins, ne connaîtrait plus
la différence des noms, la distance qui sépare les perspectives, elle parlerait
l’unité primordiale. Elle annulerait aussi toute distance entre le sujet et
l’objet. La pure langue primordiale ne communique plus rien du tout : elle
est de l’ordre de la communion pré-rationnelle.
« Cette langue pure ne dit ni n’exprime plus rien.
Elle est la parole vide et créatrice impliquée dans toute langue, dans toute
communication ; la destination de tout sens et de toute visée de sens,
lorsqu’ils finissent par atteindre la strate la plus intérieure, celle de leur
épuisement destinal. » (La Tâche du traducteur)
Cette langue pure est elle-même le Nom de Dieu, dont la
Création est l’expression de son être et de son intellect. Par l’expression de
son Nom, Dieu a créé la strate de langage fondamentale d’où allaient émerger la
possibilité du langage et des langues subséquentes de l’humanité. Lors de la
réunification des langues, nous approcherons de la parole créatrice de Dieu et
l’humanité entrera en contact avec le divin.
Pour Aboulafia, la connaissance est une activité
destructrice, qui dissout la réalité en la ramenant à son état le plus
élémentaire et primitif. Pour Benjamin, la connaissance est constructrice, pas
seulement un reflet passif du monde, mais son parachèvement épistémique.
L’homme, en donnant des noms aux choses, mène la réalité à l’être, il prépare
la matière pour la rédemption, il transforme le chaos de la matière en types,
en ordres, en genres, en identités individuelles.
Au contraire d’Aboulafia, pour qui le processus
messianique doit détruire toute réalité, le messianisme de Benjamin participe
au processus de nomination, d’encodage et de marquage ; en cela, il
participe à la réparation voulue par Dieu. La traduction de l’être des choses
en noms élève ces choses au divin et les rend métaphysiques. L’acte de nommer
combine les lettres en objets et ces objets deviennent alors plus que
simplement matériels : il existe une unité métaphysique sous-jacente qui
ne peut se réduire à un simple agrégat de lettres.
L’essence de la métaphysique est l’identité ; en prescrivant des identités individuelles aux choses, nous les faisons participer elles aussi à la transcendance : elles sont incorporées à l’identité des identités, c’est-à-dire à Dieu. Lorsque l’homme nomme les choses, les choses participent au Nom de Dieu et c’est ce même nom qui confère la possibilité d’identité et qui agit comme une force gravitationnelle par laquelle chaque identité singulière et distincte évoque et ramène l’unité de toute chose vers l’identité de Dieu.

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