Pris sur Academia.edu. Jacob Böhme et l’ésotérisme juif : la Sainte Kabbale des métamorphoses, par Elliot R. Wolfson, Université de Californie, in. Aries, Journal for the study of western esoterism 18 (2018) 21-53, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.
« Vides de désir, nous contemplons l’essence
du mystère. Pleins de désir, nous contemplons les limites de sa manifestation »
Tao Tö King
*
« Descendons dans l’abîme avant qu’il ne se
referme »
Gershom Scholem
*
Les historiens se
sont longtemps demandé s’il existait des traces de notions kabbalistiques dans
la pensée de Jacob Böhme (1575-1624) ; la question reste ardue, certains
ont même formulé l’hypothèse qu’il aurait appris des éléments de kabbale par
Judah Loew Bezalel, mieux connu sous le nom de Maharal de Prague, lors de sa
visite à Görlitz. En réalité, cela s’avère très improbable : on imagine
mal le Maharal dévoiler une science ésotérique à des étrangers.
La kabbale
chrétienne est une source plus vraisemblable, ainsi que les écrits de Paracelse
et les enseignements oraux de Balthasar Walter, son ami et compagnon de voyage.
Hegel qualifiait Böhme de « barbare » : il aurait été incapable
de présenter sa pensée philosophiquement, faute de méthodologie, de système ou
de cohérence thématique.
Cette critique de
Hegel comme quoi Böhme manquait d’abstraction pour exprimer une pensée
spéculative, comme quoi ce défaut le contraignait à recourir à des analogies
fondées sur les sens, pourrait en fait s’appliquer aux kabbalistes
eux-mêmes ; le recours à l’imagerie corporelle est frappant chez eux, en
particulier la représentation de Dieu sous la forme humaine du macroanthropos
ou de l’Adam primordial, identifié au Tétragramme, l’essence divine de la Torah
qui révèle la lumière essentielle de l’infini.
Dans cette pensée
visionnaire, qui est aussi celle de Böhme, les mots expriment l’inexprimable
et les images dévoilent le non-représentable.
1. Mystère du
Tétragramme et des Pouvoirs de Dieu.
Dans la préface de Clavis
(1624), Böhme écrit à propos des limites du langage : « Les sages
de l’Antiquité païenne et les Juifs ont caché la racine profonde de la Nature
sous de tels mots, car ils savaient que la connaissance de la Nature ne se
dévoile pas à n’importe qui, mais seulement à ceux que Dieu, par nature, a
choisi pour cette tâche. »
Plus loin, il
évoque la corrélation entre ésotérisme et apophatisme : « Quand
Dieu révèle son Mystère à l’homme, il lui donne aussi mentalement la
possibilité de l’exprimer et à toute époque Dieu a su se montrer le plus
prodigue et le plus nécessaire. » Ce passage n’est cependant pas
représentatif du reste de l’œuvre : ailleurs, Böhme explique l’apophatisme
par humilité ou docte ignorance. Dans Clavis, il fait également allusion
à la tradition rabbinique du Tétragramme :
« Les
Rabbins de l’Antiquité l’avaient en partie compris : ils disaient que
ce nom [le nom de Dieu] était le plus haut et le plus saint et qu’il
permettait de comprendre le sens des œuvres de Dieu et il est vrai, que cette
action signifiante confère la vie authentique à toute chose dans le temps et
dans l’éternité, dans le Grund et dans l’Ungrund ; elle est Dieu lui-même,
son action perceptible, sa sensation, sa science, son amour ; la
compréhension intégrale de l’unité de son action, à partir de laquelle les cinq
sens se déploient. Chaque lettre de son nom nous enjoint à une vertu
particulière et à une action, c’est-à-dire à la forme d’une puissance
agissante. »
De même que les kabbalistes associent les puissances séphirothiques aux lettres du Tétragramme, Böhme affirme que chaque lettre correspond à une puissance active du divin. Ces puissances ont trait aux attributs du Grund et de l’Ungrund, du fondement essentiel et du sans-fond : ce sont la perception, la sensation, la science, l’amour, qui évoquent le rôle des Séphiroth par rapport à l’Ayn Sof.
Plus loin, Böhme
étudie les lettres du nom. J est l’émanation de l’unité indivisible ; E
est la triade ; I, la Trinité dans l’unité ; H, le mot qui vient du
souffle de la Trinité ; O, la circonférence ou Fils de Dieu qui parle
depuis le retrait de la Puissance et de la Gloire ; V est l’émanation
béatifique du souffle, la manifestation de l’Esprit de Dieu ; A est la
Sagesse qui vient de la Puissance et de la Gloire, le lieu de manifestation de
la Trinité.
On comprend mieux
pourquoi Böhme affirme que les Juifs n’ont compris le mystère qu’en partie. Les
rabbins ne discernaient pas toutes les implications trinitaires du nom. « Le
Nom n’est rien que la prononciation de la triade à l’œuvre dans la Sainte
Trinité dans l’Unité de Dieu. » Le sous-entendu kabbalistique est ici
évident : le Tétragramme manifeste le non-manifesté sous la forme des dix
puissances divines disposées en trois colonnes, gauche, centrale et droite qui
forment l’Arbre de Vie. Le nom de l’indicible est la prononciation de l’unité
de Dieu sous forme de Trinité.
Les Tabulae
principia (1622) étudie « l’Effusion de la parole divine et
éternelle ; comment la Parole, au travers de la Sagesse, se réalise à
partir de l’Unité à la Séparation et à la Multiplicité, jusqu’à la Nature et la
Créature, selon laquelle, Dieu lui-même se définit comme jaloux et colérique,
comme un feu qui se consume, mais aussi comme un Dieu de miséricorde, comme la
source des Anges et des Âmes et de leur rédemption ou de leur damnation. »
La description du
Tétragramme comme une effusion de la parole divine et de ce qui s’ensuit revêt
une tournure kabbalistique. Plus loin, Böhme écrit :
« Dans cet
écrit se divulgue également comment le Saint Nom de la Puissance éternelle,
doté de la Connaissance, de l’Éternité de l’Éternité, se rend maître de la
Nature, de la Lumière éternelle et des Ténèbres ; comment le Libre-arbitre
et la Reconnaissance de ces Pouvoirs naissent dans le Sujet, où les deux
Essences sont toujours à la fois celle de Dieu et celle de sa Reconnaissance par
le Libre-arbitre ; comment l’Acceptation, celle un autre Sujet extérieur,
est comprise ; comment, par conséquence, l’Unité de l’effusion
s’externalise de plus en plus et communique ainsi son Amour éternel vers les
Sens, tel un feu ardent, comme dans l’Action de la Puissance divine. »
L’influence de la
kabbale chrétienne dans la compréhension du Tétragramme et sa relation à Jésus
s’exprime dans cet extrait de De electione gratiae (1623) :
« Depuis l’éternité, le nom de Jésus
est en l’homme, à l’image de Dieu et d’un amour inaliénable. Adam, avant sa
chute, connaissait la lumière divine de Jéhovah, le Dieu unique en qui le saint
nom de Jésus est caché. Non qu’il fut caché en Dieu, mais en sa Créature,
c’est-à-dire dans sa dilection pour sa Créature. »
Cette tendance de
l’infini à se réaliser, à se clôturer en fini, correspond à la doctrine
kabbalistique du nom caché de l’indicible, à la tendance de l’illimité vers la
limitation de soi et la capacité de l’irreprésentable à se consteller dans
une parole à la fois symbolique et physique.
Dans Quaestiones
Theosophicae (1624), Böhme fait clairement référence à la kabbale, au
pouvoir magique du Tétragramme, à la nécessité de sa dissimulation des yeux du
profane. Lorsqu’il décrit la sixième propriété de la volonté émanée, les
qualités sonores, « Hall », d’harmonie, « Schall »,
de compréhension, « Verständnis », de discours, « Rede »,
et de discernement, « Unterscheiden », ou de compréhension
authentique, « der wahre Verstand », Böhme écrit :
« La
sixième propriété est celle des noms saints, les puissances divines de la
réalisation de l’Unité transcendante, de l’action et de la volonté et elles
sont les deux feux en même temps : le feu du mouvement naturel et le feu
de la flamme de l’amour. Tel est le miracle du Verbe en action ; le grand
nom de Dieu, TETRAGRAMMATON, JeHoVaH, est au centre de la merveille de Dieu et
il brûle dans les deux feux centraux.
« Le nom
des esprits maléfiques, qui brûlent dans le feu, en est la transmutation
mauvaise et la raison essentielle de toute kabbale et magie est contenue dans
ce principe de puissance active où l’invisible agit avec le visible. La loi de
Moïse interdit le mauvais usage de la douleur de la damnation éternelle, comme
on le voit dans les Dix commandements. Pour nos amis, les fidèles, c’est assez
dit et pour les autres, les athées, la porte reste fermée. »
On perçoit ici
encore l’influence de la kabbale théosophique pour ce qui est de
l’identification aux noms de Dieu à des puissances, « die Göttlichen
Kräfte », qui ont trait à la réalisation de l’Unité ; la
prolifération de l’Un au travers de la multiplicité, par l’impulsion de la
volonté infinie, ou, dans le langage de Böhme, le principe de puissance active
où l’invisible imperceptible agit avec le visible, perceptible. La
fragmentation de cette unité en multiplicité provient du Nom qui agit par le
feu amoureux et le feu naturel, mais aussi du Tétragramme, la raison
essentielle, « Grund », de toute kabbale et magie.
Pour Böhme, ces
notions sont indissociables et tous les éléments théosophiques qu’il emprunte à
la kabbale juive sont repris et refondus dans ce contexte magique. D’où sans
doute l’expression, la profonde magie de Dieu, « der tiefen verborgenen
Magia Gottes », qui se réfère à la sagesse éternelle.
La « magie de
Dieu » est l’arcane ou le mystère qui atteste d’une connaissance
surnaturelle mais aussi d’une puissance spirituelle par laquelle les rêves se
configurent comme l’apparence qui devient la réalité de l’apparence, la « mère
de l’éternité » qui est le « grand mystère » de la
volonté qui se guide « par l’imagination et par la faim désirante
jusqu’à l’Être, l’état naturel et originel. »
Ce désir produit
une imagination, « Einbildung », et l’imagination n’est que la
volonté du désir. Cette équivalence de la kabbale et de la magie souligne
l’importance de la force imaginale par laquelle l’immatériel se
matérialise.
2. Incarnation,
corps angélique, miroir sophianique de l’imagination.
D’après Hegel, il
existait une ressemblance entre les spéculations de Böhme sur le premier homme
/ le Christ et la doctrine kabbalistique de l’Adam Kadmon / le Logos
néoplatonicien. Pour ma part, l’aspect de la théosophie böhmienne qui doit le
plus à la kabbale est le rôle qu’il attribue à l’imagination : c’est par
elle et en elle que le corps de Dieu, la chair de Dieu, « die Göttliche
Fleisch » se reflète et se réfracte au travers du prisme de la
sagesse, le miroir sophianique de la nature, dans l’image d’un anthropos
cosmique.
« Telle est
la Sagesse du Grand Mystère de la Nature Divine ; en elle, les Puissances,
Couleurs et Vertus sont rendues manifestes ; en elle, sont les variations
de Puissance et de Vertu, c’est-à-dire de la Raison ; elle est aussi la
Raison divine, par laquelle l’Unité se manifeste. Elle est le Chaos divin où
gisent toutes choses, l’Imagination Divine, dans laquelle les idées des Anges
et des Âmes sont présentes de toute éternité, à l’image de Dieu, non pas comme
des Créatures mais comme des ressemblances parfaites, de même que homme
contemple son visage dans le miroir ; dès lors l’idée angélique et humaine
vient de la Sagesse et est formée en images. Comme le dit Moïse : Dieu a
créé l’Homme à son image, il a créé son corps, lui a insufflé la Vie divine, la
Connaissance des Trois Principes de la Manifestation. »
On trouve un
passage similaire dans les Quaestiones Theosophicae.
« Ce que
veulent et désirent les anges, ils le transforment par leur imagination en
images et en formes. Les formes sont les idées pures. Les puissances divines se
sont agencées sous ces formes idéelles avant la création des anges et il en va
de même pour leur transmutation ultérieure ; telle est la sainte kabbale
des métamorphoses. Tel est le Royaume de la béatitude où la Sagesse et la
Connaissance divines sont formées et élaborées par les esprits du feu et de la
lumière centrale. Il s’y trouve une telle joie sapientiale que les images
s’agenouillent et rendent éternellement grâce. »
Les anges
transforment leurs désirs en pures représentations idéelles.
Cette « transmutation ultérieure » imite la personnification des
puissances divines. Curieusement, Böhme y voit une « Kabbale des
changements », ou des métamorphoses. Je ne connais aucune autre source,
chrétienne ou juive, qui emploie cette expression ; d’après le contexte,
l’intention est de distinguer les métamorphoses des puissances divines en corps
angélique de ce qui constitue collectivement le « Royaume de la
Béatitude » par lequel la sagesse divine ou la connaissance se fondent en
images par l’action des esprits du feu et de la lumière.
« La
semblance entre Anges et des Hommes existe de toute éternité dans la Sagesse de
Dieu qui est une de ses propriétés ; tout comme le courroux et la férocité
sont propriétés du Diable, mais dépourvues quant à elles de la Sainte Lumière.
Toutefois cette semblance n’est pas une Image ni un Être. Elle apparaît de la
même manière qu’une pensée surgit et est amenée devant le Miroir de l’Âme, là
où souvent une chose nous apparaît en esprit, qui n’est pas un Être. »
« Ce sont
là deux naissances différentes, tout comme le courroux et la colère viennent du
Feu alors que l’Amour vient de l’Humilité et de la Lumière, par conformité à la
Sagesse. Le Cœur de Dieu désirait conférer une Image angélique à la Sagesse, en
puisant à son être même ; cette image angélique devait résider dans la Sagesse
de Dieu et accomplir ses aspirations, pour enfin rejoindre éternellement le
Royaume divin de la Béatitude. »
Le Royaume de la
Béatitude ou de la Joie évoque la Sephira Malkhout, qui est celle du domaine
imaginal des anges ; d’autre part, l’ange glorieux, parfois identifié à
Métatron, sar ha-panim, est l’archonte des visages, l’ange qui porte à
la fois le Jugement et la Miséricorde.
D’après le Sefer
Yetsira, « la fin [des Séphiroth] est dans le commencement et le
commencement dans la fin. » De même, dans Aurora, Morgen Röte im
aufgang (1612) Böhme écrit à propos des puissances divines, qui
constituent le royaume de béatitude, que « la dernière donne naissance
à la première et la première à la dernière. »
La face de Dieu est
sans début ni fin, et les puissances doivent être considérées sub specie aeternitatis.
Dans un autre traité, Böhme, les sept esprits, « die Sieben Geister »,
les forces divines, les sept propriétés du corps éternel de Dieu sont
identifiées aux princes ou aux anges, « die Fürsten der Engel »,
qui correspondent aux sept sphères planétaires.
« Les sept
esprits naissent les uns des autres, chacun donnant naissance à l’autre. Aucun
n’est le premier, ni aucun le dernier, car le dernier engendre le premier comme
le premier le second, le second le troisième et ainsi de suite… Tous les sept
sont éternels et aucun n’a ni début ni fin. Ces sept propriétés sont d’une
même racine, ‘Grund’, tous les sept sont éternels sans début, et n’ont qu’un
éternel commencement, de sorte qu’aucun ne peut être dit le premier, le
second, le troisième, etc. ; car ils sont également éternels, sans
commencement, et ils n’ont qu’un commencement éternel à partir de l’unité de
Dieu. »
De même,
l’architecture des Sephiroth se produit de telle sorte à ce qu’il n’y ait à
proprement parler pas de causalité linéaire ou hiérarchique ; les
kabbalistes se seraient certainement reconnus dans le discours de Böhme, comme
quoi chacune des sept propriétés est distinctes et pourtant, fait partie d’un
tout indivisible, unique et pourtant interchangeable.
Dans le Mysterium
Magnum (1623), Böhme insiste sur cette réverbération. « Tous les
sept sont un, mais aucun n’est le premier, second ou troisième ; car le
dernier est encore le premier. Quand le premier entre dans une essence
spirituelle, le dernier entre dans une essence corporelle et le dernier
est alors le corps du premier. Pour que le lecteur le comprenne mieux :
les sept sont tout ensemble la manifestation de Dieu, qui est amour, colère,
éternité et temps. »
Les kabbalistes ont
l’habitude de distinguer entre les trois émanations supérieures et les sept
inférieures. Böhme, lui, brouille cette distinction et conçoit une divinité
constituée de sept propriétés, dont les attributs correspondent plus ou moins à
la kabbale : les dix Séphiroth dévoilent tous ensemble l’essence dissimulée
de l’infini selon deux attributs : l’amour à droite et le jugement à
gauche.
Le plérôme
kabbalistique est lui aussi décrit, à la manière néoplatonicienne, comme un
emboîtement progressif et une condensation du spirituel vers le corporel.
Néanmoins, comme Böhme, les kabbalistes inversent l’ordre : le premier
est le dernier et le dernier est le premier : la dixième Séphira, de par
sa situation inférieure, est la dernière, mais aussi la première et la plus
haute, et se juxtapose en Kether, pour donner Kether-Malkhout, la couronne du
royaume.
Les deux structures
géométriques de la kabbale sont linéaires ou hiérarchiques : soit l’arbre
des émanations (« ilan ha-sefiroth ») et les dix cercles
concentriques dont les noyaux sont la lumière de l’infini.
Böhme, lui,
compare les sept esprits de Dieux à sept roues qui « sont
disposées les unes dans les autres, de sorte que toutes les sept roulent vers
l’avant et vers l’arrière et transversalement et toutes les sept communiquent
en permanence leur tournoiement au moyeu central qui reste toujours immobile,
que les roues tournent vers l’avant ou vers l’arrière ou sur les côtés, ou en
haut ou en bas. Les sept roues sont attachées au moyeu qui les attache toutes
les sept et tout cela se déplace sur le même axe, car Dieu est un Dieu Un et
les sept esprits sont Un l’un avec l’autre, l’Un engendre les autres, mais il
n’y a qu’un seul et même Dieu, tout comme les sept roues sont une seule et
unique roue. »
Les sept roues
représentent selon Böhme les sept esprits du Père ; le moyeu, qui est le
cœur ou le for intérieur, correspond au Fils et les rayons qui émanent du moyeu
sont le Saint-Esprit. Tout comme dans la kabbale, il n’y a pas de contradiction
entre l’unité de Dieu et ses différentes facettes : son unité est
assurée par ses aspects.
« C’est
seulement dans le Saint-Esprit qui est en Dieu et dans le tout de la nature
dont chaque chose provient, que l’on peut trouver le corps entier de Dieu qui
est la nature et la Sainte-Trinité elle-même car la Sainte Trinité procède de
la Sainte-Trinité et prévaut dans la totalité du corps de Dieu qui est Toute
Nature. »
S’agit-il de
panthéisme ou de « panenthéisme » ? Selon moi, ces termes
n’aident pas à décrire la nature du corps de Dieu. D’après la kabbale, tout ce
qui existe dans le monde provient de la lumière de l’infini, pour autant que la
lumière demeure cachée car en toute dispensation de la lumière, il y a aussi
une occultation de la lumière. Cette notion rappelle les
néoplatoniciens : chaque étape de la procession depuis la monade
originelle est aussi un retrait de sorte que l’ensemble de l’émanation se
caractérise par une diminution graduelle de la ressemblance à l’Unité ;
c’est une involution qui va de la semblance à la dissemblance.
Scholem parle du
tsim-tsum initial, de l’auto-retrait de l’infini pour délimiter un espace
vide ; cette contraction se répète ensuite selon une dynamique du flux et
du reflux, d’émanation et de rétractation, lesquelles rétroagissent l’une sur
l’autre. Cependant, il faut comprendre que toute émanation est elle-même une
rétractation, de même que toute révélation est une dissimulation ;
ce qui est révélé est l’occultation et l’occultation ne peut être révélée comme
telle qu’à la condition d’être elle-même occultée.
Le même paradoxe
s’applique à l’articulation du divin et de la nature : la contraction de
l’infini dans une forme est commensurable à l’extension du fini dans l’infini
sans-forme. Le monde du temps et de l’espace vient de l’émanation lumineuse
d’Ayn Sof dans la mesure même où la lumière y est dissimulée ; dans la
mesure même où le caractère méontique de l’infini inexistant devient la
choséité ontique de la finitude ; dans la mesure même où la choséité
ontique de la finitude se reverse en néantité méontique de l’infini.
Le cosmos est et
n’est pas Dieu ; de même que l’infini se révèle et ne se révèle pas au
travers du fini ; de même que la révélation est révélation et occultation,
révélée en tant que ce qui n’est pas révélé et non révélée en tant que ce qui
est révélé ; de même que la transcendance est présente au monde en tant
qu’absence au monde ; de même que la transcendance est présence en tant
qu’absence.
Il en va chez
Böhme comme dans tout entrecroisement apophatique et paradoxal de Dieu et du
monde, de l’identité et de la différence, du divin et de la nature : le
monde est Dieu pour autant que Dieu n’est pas le monde.
Ungrund, désir théo-poïétique
et autogenèse de l’Autre.
De nombreux
historiens ont souligné la similitude entre l’Ungrund de la Théosophie de
Böhme et Ayn Sof dans la Kabbale. Comment rendre compte d’un infini qui
renferme son propre contraire, la non-identité de sa propre identité ?
Les kabbalistes concevaient l’infini comme une négation de la négation de
l’absolu, une indifférence non-différenciée où toute différence cessait d’être,
un pur néant, vide de rien comme de quelque chose, oscillant entre la présence
de l’absence et l’absence de présence.
De ce point de vue,
l’infini est le néant qui ne connaît aucune limite d’affirmation ou de
négation, l’essence liminale qui n’a aucune essence, l’être qui est l’autre de
l’autre de l’être. Selon une terminologie proche de Derrida, Ayn sof serait
l’indéfiniment autre, ce qui ne peut se plier à un concept, ce qui ne peut se
penser en terme d’horizon car un horizon est toujours le même, l’unité
élémentaire à partir de laquelle se déploie le nouveau et l’étonnement qui sont
reconnus et identifiés en tant que tels.
Ayn sof est la
source qui contient toute chose ; dès lors Ayn sof doit comprendre l’autre
de lui-même. Si la différence fait partie du même de l’autre qui est autrement
le même, alors l’unité de l’être doit comprendre la vérité que l’être n’est pas
un.
Ce paradoxe a trait
au problème du mal. Azriel de Gérone, un kabbaliste du treizième siècle,
affirme qu’il n’y a rien en dehors d’Ayn sof : la ténèbre elle-même est un
aspect de la lumière ; comme le dit l’Idra Rabba, le plus célèbre
compendium du Zohar, « l’aspect le plus sublime de la divinité est la
droiture complète, ce qui veut dire que la gauche en fait partie. »
L’implication
eschatologique d’une telle perspective implique l’impureté de la sainteté et la
nécessité de sa restauration ; la stratégie messianique est parfois
décrite comme l’élimination du démoniaque et même les kabbalistes qui évitent
le problème du dualisme, et qui insistent sur le fait que l’impureté dérive de
la pureté sans lui être consubstantielle, finissent par buter sur le
problème : le mal est une propriété de la face de Dieu.
Cette tension
interne entre un monisme ou dualisme du mal apparaît également chez Böhme.
Dans Aurora, il livre une parabole où le jardin est le monde, le champ
la nature, le tronc des arbres, les étoiles, les branches les éléments, les
fruits les êtres humains et leur suc, la pure divinité, « die klare
Gottheit. »
« Et
pourtant la nature possède deux qualités et il en sera ainsi jusqu’au jour du
Jugement : un côté plaisant, bienveillant, bon, saint et céleste et un
autre, féroce, infernal, et assoiffé. Le bien se manifeste constamment, il
œuvre avec ardeur pour récolter de bons fruits. L’Esprit Saint prévaut en lui et
il pourvoit au suc vital. La qualité démoniaque tempête et machine tout aussi
fermement pour semer les graines du mal. Le diable récolte le fiel et le feu de
l’enfer.
« Et ces
deux qualités sont présentes dans l’arbre de la nature et les êtres humains ont
été taillés dans ce bois. Ce qui veut dire : si l’être humain élève son
esprit vers la divinité, le Saint Esprit coule en lui et le détermine ;
mais s’il autorise son esprit à descendre là-bas, dans le désir du mal, alors,
ce qui prévaudra en lui sera le diable et son fiel infernal. »
La nature contient
deux propriétés antithétiques, mais les deux ne peuvent se distinguer des
puissances de Dieu. Tout est Un et la puissance de dieu lui vient directement
de la nature qui est le corps de Dieu — la « Natura » est aussi
parfois décrite comme la septuple source de l’esprit.
« Le père
est toute chose et toute force réside dans le père ; il est le
commencement et la fin des choses et il n’y a rien en dehors de lui. Tout ce
qui vient à l’être est né dans le père, de même que toute chose doit avoir sa
cause ou sa racine, autrement il n’y aurait rien. »
En toute logique,
la contradiction et le conflit font également partie de l’essence de Dieu.
Ailleurs dans le même traité, Böhme identifie « la flamme
éternellement brûlante de la colère du diable » avec « le
courroux de Dieu. » Ceci n’est pas sans rappeler le symbolisme
kabbalistique où la gauche est à la fois le Jugement de Dieu et le côté d’où
vient le démonique.
D’après Böhme, le
processus de la création est provoqué par l’étincelle du côté obscur de la
divinité et le feu dévorant du sans-fond, sa faim et son désir insatiables,
finissent par donner une assise, ce qui correspond à l’idée kabbalistique qu’il
existe aussi un principe de restriction dans la face de Dieu : le jugement
féminin engendre la grâce masculine.
« La volonté
sans fin de l’abîme, écrit Böhme dans Six points de Théosophie (1620) cherche
à se manifester de son propre sol à la lumière de la Majesté et ce désir émane
de lui-même, sans que rien d’extérieur ne puisse en être tiré ; il stimule
le devenir de l’autre au centre de la volonté, sa contre-volonté. »
Ein gründlicher
Bericht (1620) est un
traité sur les mystères du ciel et de la terre. Böhme y précise la volonté de
l’Ungrund comme une volonté de se donner un sol, une assise, ce que Ray
L. Hart décrit avec perspicacité comme « un désir abyssal
d’indétermination »
« L’abyme
est le néant éternel qui produit un désir de commencement sans fin. Le néant
est désir de quelque chose et pourtant, il n’y a rien qui ne peut le
satisfaire, car le désir lui-même est le désir de ce qui n’est rien que le
désir le plus ardent, la condition première de la magie qui s’engendre
d’elle-même lorsqu’il n’y a rien.
« À partir de
rien, quelque chose advient et se produit de soi-même. Ce désir est la pure
volonté de rien que rien ne peut satisfaire, pas plus que rien ne peut
l’apaiser ou le contraindre. Cette volonté de rien est en elle-même volonté de
quelque chose. La volonté est un esprit, qui se développe en pensée, à partir
de cette même volonté : elle est le désir du désir et ce qui l’engendre,
c’est-à-dire le désir. »
« Le
commencement éternel issu éternellement d’un éternel néant est le désir de
quelque chose, mais comme le néant ne peut contenir aucune chose, ce désir est
la pure donation de ce qui se constitue en rien hormis le désir lui-même.
Implicitement, la
création ex nihilo se transpose en création ex deo : le
néant d’où le monde provient est le néant infini et la volonté insatiable de
quelque chose qui contient ce néant en tant qu’esprit qui engendre la pensée, « le
désir du désir, qui est mère de tout engendrement. » Cette notion de
volonté d’autre qui n’a pas d’autre, l’autre séparé de tout et qui pourtant en
fait partie lui-même, évoque fortement la notion kabbalistique de Sha’ashu’a,
l’éveil autoérotique et phallique d’Ayn sof qui s’étend dans l’espace de l’altérité.
Le désir est le
terme le plus général employé par Böhme pour décrire l’effervescence et le
bouillonnement sans répit qui renferme la force intérieure de la vie éternelle
de Dieu. La ‘turba’, du grec, confusion, désordre, chaos, est un autre terme
qu’il emploie pour caractériser la simultanéité de la création et de la
destruction qui se produit dans l’abyme indéterminé de la face de Dieu ou de
l’Ungrund. Il s’agit d’un processus de création, une progression non-sérielle,
non-causale de l’indéterminé, de l’Ungrund à travers l’Abgrund, pour déterminer
le Grund.
Le désir, « concupi-scienta »,
désigne cette pulsion initiale et totale d’auto-connaissance, virtuellement
illimitée, parce qu’elle est l’anticipation du péché et du remords, une
concupiscence qui n’a pas encore la pleine détermination de l’érotisme sexuel.
Ce qui est désiré par le désir, c’est ce qui manque et ce qui est voulu, c’est
ce qui n’est pas là ; ce vers quoi tend le désir, en lui-même et hors de
lui-même est, précisément, rien.
Les kabbalistes
sont plus clairs sur l’érotisme et la sexualité qui caractérisent Ayn
sof : pour eux, ce plaisir est noétique en lui-même et correspond assez
bien à la volonté spirituelle qui, chez Böhme, engendre la pensée. Dans le
mythe kabbalistique et böhmien, la contemplation tend vers le manque au sein du
même, ou vers l’absence de détermination dans l’indétermination de la face de
Dieu.
D’autre part,
Böhme décrit le désir qui anime l’Ungrund comme une destruction et une
création simultanée, la jonction angélique entre la lumière et les ténèbres, ce
qui évoque la Sha’ashu’a, l’attribut du Jugement, et la capacité de
rétraction d’Ayn sof, qui délivre la dilection, l’émanation qui se répand
au-dehors.
J’ignore par quel
intermédiaire textuel ou historique Böhme aurait pu prendre connaissance de
ces données kabbalistiques, mais leur ressemblance est remarquable. La
contraction de la Sha’ashu’a lumineuse qui se réduit à un point noir
rappelle ce que Böhme affirme dans les Six points de Théosophie.
« Dieu,
néanmoins, ne désire que la lumière, le luminaire de son cœur, dont il fait
briller la sagesse ; la totalité de Dieu se manifeste en lui-même par
l’expression constante de l’Esprit en dehors de lui-même qui est la virginité
de sa sagesse et il ne peut qu’en sortir une félicité éternelle et parfaite,
une béatitude et un bonheur d’être en lui. Si nous examinons le Désir, alors
nous voyons qu’il est un pur retrait, une élévation éternelle qui se retire de
soi en soi, qui s’insémine soi-même, pour que la ténèbre soit produite de la
plus subtile liberté, là où il n’y a rien.
« Par la
grossesse, la volonté désirante devient pleine et forte bien qu’il n’y ait que
ténèbres… La volonté se retire toujours plus fortement en elle-même, et sa
grossesse devient plus avancée et pourtant les ténèbres ne peuvent renfermer le
centre de la parole ou le cœur de la triplicité ; car le centre est un
degré plus profond en soi et pourtant, c’est aussi un collectif. Mais la
première volonté, en laquelle s’accomplit la gestation de la Nature, est plus
profonde que le centre de la parole, car elle naît de l’éternel Ungrund ou
Néant ; ainsi, le centre du cœur se ferme-il par le milieu, la première
volonté du Père qui œuvre à la naissance du feu. »
La volonté
d’extension du sans-limites, provoquée par un retrait initial, présente une
étrange similitude avec la béatitude que les kabbalistes attribuent à l’infini
ainsi qu’avec la notion de tsim-tsoum. Böhme évoque le désir de l’Ungrund
comme un « retrait décisif », un retrait en soi, un retrait en son
centre, qui résulte en la parturition et la maturation du feu.
Dans Dreyfachen
Leben des Menschen (1620), Böhme nous offre un paradoxe typiquement
kabbalistique : l’apparence de l’inapparent, ou l’englobement de l’infini.
« L’espace
infiniment vaste désire se restreindre et englober pour se manifester lui-même,
car autrement, nulle part il n’y aurait de manifestation dans l’immense
étendue ; il doit y avoir une attraction et une inclusion hors de laquelle
la manifestation peut se déployer ; il doit y avoir une volonté
antagoniste, car une volonté calme et transparente n’est rien et
n’engendre rien, mais si une volonté doit engendrer, alors, elle doit être en
quelque forme d’où elle puisse le faire ; car rien est rien, rien qu’une
immobilité sans tension, où il n’y a ni ténèbres ni lumière, ni vie ni mort. »
Böhme, à l’instar
de la kabbale lourianique, évoque un cycle d’extensions et de contractions.
« La
volonté qui est le Père, qui est liberté en soi, s’auto-engendre en Nature… La
terrible Nature est un rejeton du feu ; lorsque la noire angoisse se
transforme en terreur, en liberté, en un éclair, alors, l’éclair embrase la
liberté et la bonté ; alors, l’aiguillon de la mort est brisé et dans la
Nature s’élève l’autre volonté du Père, qu’il extrait de la Nature, dans le
miroir de la Sagesse ; c’est là le cœur de l’amour, le désir de joie, le
royaume de la béatitude. Le feu se produit à partir de la volonté du père et il
confère aux autres le pouvoir de l’amour et de la bonté. »
La lumière et les
ténèbres, l’amour et l’angoisse, ne peuvent se distinguer que par leur identité
dans la volonté du néant primordial, celle qui précède toute opposition, car ce
même néant primordial surmonte l’irréductible dualité, la qualité qui,
par-dessus tout autre, justifie la caractérisation de l’Ungrund comme
indistinction absolue, au-delà de l’être et du non-être. D’après Schelling, de
l’infini naît la conflictualité et la concurrence, par opposition à la
coïncidence des contraires ; le conflit implique une différence d’identité
alors que l’Ungrund implique une identité des différences.
« Dieu
connaît la volonté de l’Abyme, comment elle s’est donné d’elle-même un sol et
comment elle s’est manifestée d’elle-même, comment elle s’enracine dans la
flamme noire de la vie ou dans la flamme blanche de la vie. » (De
Electione Gratiae)
Böhme développe ce
thème dans Mysterium Magnum
« La source
d’angoisse : le désir astringent de se concevoir soi-même, de se ramener
de soi à soi, de se rendre complet, dur et brutal ; l’attraction est un
ennemi de cette rudesse. La rudesse est rétention, l’attraction est échappée ;
l’une veut être en soi, l’autre hors de soi, mais elles restent en chacune
comme une roue qui tourne ; l’une veut monter, l’autre descendre…
« Nous
savons que Dieu, dans son être n’est pas un être, mais la puissance seule, ou la
compréhension de l’essence, une volonté éternelle inextinguible où toutes
choses coexistent ; le TOUT est un et seulement UN, mais il cherche à se
manifester soi-même, à se produire soi-même en une essence qui se réalise dans
le pouvoir de la lumière, par le feu du désir amoureux où la sainte volonté de
Dieu s’affermit en une dure impression, où elle se manifeste par le feu et par
son omnipotence, laquelle se réalise au travers du feu, par la lumière, qui est
amenée à la vie et au mouvement, au désir ; et ainsi le saint engendrement
et le triomphant royaume de l’amour divin se manifeste-t-il.
« Le père
est la première volonté de l’abyme, hors de la nature et de tout
commencement ; la volonté de quelque chose qui se traduit en un désir de
sa propre manifestation ; et ce désir est le pouvoir auto-engendré de la
volonté, du Père, et son Fils en est le cœur et l’assise ; le premier
commencement éternel de la volonté ; raison pour laquelle on l’appelle le
Fils parce qu’il reçoit l’éternel commencement de la volonté, par
l’auto-engendrement de la volonté. »
La rétention,
l’astringence, le rétrécissement ponctuel de la colère divine s’associe à la
douceur, à la souplesse, et à la potentialité de l’amour divin pour allumer une
grande étincelle, « ein grosser Schrack », ou un éclair, « ein
Blitz. » Dans un des passages les plus audacieux d’Aurora,
Böhme affirme le profond mystère de l’unité de ces deux forces.
« Je vais
vous dire un secret : le temps est venu pour le marié de couronner sa
promise. Devinez, où se trouve la couronne ? À minuit. La qualité
astringente est la lumière pure. D’où vient le marié ? Du milieu où la
chaleur donne naissance à la lumière, il file vers minuit à travers la qualité
astringente, vers le lieu où la lumière brille de plus en plus fort. »
On trouve là un
écho du thème de la hiérogamie ou hiéros gamos, caractéristique du
symbolisme kabbalistique, l’union de la sixième et de la dixième émanation,
Tiferet et Malkhout. Le couronnement de la promise par l’époux est un
euphémisme pour l’accouplement du Christ et de la Sophia, la reconstitution de
l’Adam androgyne.
La couronne se
trouve à proximité de minuit, au cœur des ténèbres, là où la qualité
astringente, l’attribut kabbalistique du Jugement, l’emporte et où la chaleur
donne naissance à la lumière. Böhme insiste sur l’auto-engendrement de
l’abyme, source de la chaleur et de la lumière, mais il affirme aussi
clairement l’antipathie du divin et du démonique.
Le ciel et la terre
procèdent de Dieu et il met en garde le lecteur :
« Vous ne
devez conclure que le mal ou le bien proviennent ou résident en Dieu, mais
plutôt que Dieu est le bien en lui-même, et que le nom de Dieu vient du bien.
Mais si tout vient de Dieu, pourquoi ne serait-il pas la cause du mal ?
Cela n’impliquerait pas pour autant que Dieu s’approprie le mal comme il
s’approprie le bien : « Il faut comprendre que Dieu ne veut pas le
mal, mais veut la venue du Royaume et que sa volonté soit faite sur terre comme
au ciel. »
L’axiome
théosophique de la bonté comme cœur de Dieu est le motif éthique décisif pour
Böhme : le bien et le mal dans la nature devraient motiver les êtres à
s’éloigner du mal pour se vouer au premier. La liberté humaine dépend de la
possibilité de choisir entre ténèbres et lumières, mais le choix réside sur la
distinction métaphysique et l’antithèse entre les deux, même si, au plus haut
niveau, la ténèbre est la lumière, ce que symbolise le point au centre du
cercle, le charbon ardent d’où provient l’explosion initiale de la nature quand
le Dieu caché se manifeste.
Dans ses œuvres
ultérieures, Böhme revient à son thème de prédilection : les deux forces
sont directement attribuées au divin. Dès les premiers paragraphes de De
tribus principiis (1619), Dieu est identifié à l’Essence des Essences,
« né ou engendré, créé ou émané de lui-même. » Bien et mal
sont deux attributs de Dieu, mais asymétriques, dans la mesure où « le
mal n’est pas Dieu, ni peut être appelé Dieu, qui est le premier principe où se
trouve l’authentique source de Colère par laquelle dieu se prénomme de lui-même
un Dieu jaloux et courroucé. »
L’authenticité de
la Vie et du Mouvement consiste en Colère ; si cet acide s’édulcorait par
la Lumière de Dieu, il ne serait plus l’Acide, mais la féroce colère changée en
sublime béatitude. » Vulgairement dit, Böhme veut le beurre et l’argent
du beurre ! D’un part, il distingue Dieu comme source du bien et du
mal ; d’autre part, il ne qualifie pas le mal de divin ou alors ce n’est
pas le mal.
« Il n’y a
nulle différence en Dieu sauf quand on se demande d’où viennent le Bien et le
Mal ; la source première et authentique de Colère est aussi celle de
l’Amour car toutes deux proviennent du même et unique Principe originel, d’une
seule mère, et sont une seule chose. La Source ou la Fontaine de la Cause
première sont aussi la Prima Materia ou la première cause du Mal, et cela vaut
à la fois pour la singularité de Dieu que chez ses Créatures ; car tout
est un dans le Principe : tout vient de Dieu, créé à partir de son
Essence, selon sa Trinité, et il est un en Essence et triple en Personnes. »
Cette tension se
répète dans d’autres écrits de Böhme, y compris le traité Von der Wahren
Gelassenheit (1622) inclus dans Der Weg zu Christo.
« Dieu est
tout. Il est ténèbres et lumière, amour et colère, feu et lumière, mais il est
Dieu et Dieu seul en vertu de la lumière de Son amour. Lumière et ténèbres sont
éternellement contradictoires, aucune des deux ne peut saisir l’autre, et ni
l’une ni l’autre ne peuvent se confondre et pourtant, il n’y a qu’un seul être,
mais distinct par la source et par la volonté ; et pourtant, il n’y a pas
d’être séparé, mais un principe unique qui départage de telle sorte que chacun
est dans l’autre, comme un rien, bien que le principe soit bel et bien là,
sans pour autant se révèler sous le mode de quelque chose qui est. »
Dieu est tout. Il
est à la fois ténèbres et lumière, amour et colère, et pourtant la divinité de
Dieu se traduit exclusivement par la lumière de son amour.
« Dieu,
pour autant qu’il puisse être appelé Dieu, ne peut vouloir aucun mal car il n’y
a place en lui que pour un amour éternel et un désir d’identité ; et cela
vaut aussi pour la puissance et la gloire. Dieu ne désire rien que Son désir et
Son désir n’est rien qui ne soit lui-même. »
La nature de Dieu
est l’image de l’irreprésentable reflétée dans le miroir de l’imagination en
tant qu’absence de reflet de Son image.
« Le Mystère
n’est autre que la volonté magique qui gît empêtrée dans le désir. La volonté
peut se refléter comme elle l’entend dans le miroir de la sagesse, car le plus
grand des mystères n’est autre que la dissimulation de la divinité et de l’être
de toute chose ; tous les autres mystères qui en dépendent procèdent les
uns des autres, et chaque mystère et le reflet et le modèle de l’autre. »
Encore une fois, la
similitude avec la kabbale est flagrante : l’altérité est impliquée dans
l’identité infinie du non-différencié qui se déploie en chaque être et se reflète
dans l’unique qui l’a précédé. Ontologiquement, cela veut dire qu’une seule
volonté se dédouble en une polarité dont chaque terme est l’autre en tant que
rien et autre.
Le dualisme le plus
radical chez Böhme le mène parfois à décrire la création physique comme une
expression de colère démoniaque. Dans De Triplici vita hominis (1620),
il écrit :
« Avant que
le temps ne fut, le monde était en Dieu, mais sans être. À présent, Lucifer, le
prince au centre de la nature, a été réveillé et éclairé par la colère et par
le feu, qu’il ne connaissait pas jusque-là, dans l’éternité où il se
trouvait ; il souhaitait gouverner par la puissance du feu, au-dessus de
Dieu et c’est ainsi que la source du feu est devenue son antre. »
Le paradoxe laisse
perplexe : que le temps dépendent de l’existence du monde physique est un
présupposé philosophique classique, mais comment le monde pourrait-il être en
Dieu sans substance ? Sans doute veut-il dire que la substance étendue du
cosmos dépend de la nature matérielle qui elle-même dépend du feu noir de
Lucifer qui bouillonne au centre de la nature.
En tout cas, on
s’éloigne de la kabbale : si parfois on trouve dans la kabbale un
dénigrement du monde physique ou matériel — une tendance générale au moyen âge,
dans le milieu où la kabbale s’est développée — en revanche, le monde n’y est
jamais identifié au lieu du démoniaque. Au mieux, les kabbalistes ont établi
une corrélation entre l’attribut divin du Jugement et la nature qui s’exprime
par l’équivalence numérique de « Elohim » et « ha-teva »,
qui tous deux valent 86, mais ceci nous éloigne de Böhme.
Abstraction faite
de cette divergence majeure, les convergences restent fortes entre le symbolisme
de la kabbale et la théosophie de Böhme. Tous deux cherchent à exprimer le
devenir éternel de Dieu par le processus au cours duquel le non-être
tout-englobant de l’être, qui est néant s’enracine par l’activation du cœur
noir de la divinité qui est et n’est pas Dieu tout à la fois.
La ténèbre se
contracte en lumière et engendre l’expansion de cette lumière dans des formes
restreintes des êtres définis qui peuplent le monde. La nature est donc
autolimitation de l’effusion infinie et de l’autodétermination inconditionnelle
du Soi qui se divise en Soi et en non-Soi. Le Soi inconditionné détermine le
non-Soi hors de son emprise, ce qui est l’essence même de la liberté, une
liberté commensurable au vide comme au plein, mais la question reste : quel
est l’altérité radicale de ce non-Soi ?
Dans un système
mohiste d’émanations, est-il possible que l’autre se réduise à un aspect du
même ? Comment parler d’une volonté qui se nie elle-même quand ses deux
tendances se comprennent réciproquement ?
Même si nous
admettons que l’infini de l’Ungrund ou d’Ayn sof peut se décliner en un
accroissement infini d’unités concrètes, ou en la succession a priori sans fin
des nombres de l’indéfini mathématique,
il est toujours possible d’affirmer que l’absolu minimum, les nombres,
est aussi l’absolu maximum : l’amplitude de l’infinitésimal contient déjà toute
chose et ne peut donc ni augmenter ni diminuer.
La réponse de Böhme et de la kabbale est que l’autre du non-autre implique l’identité de l’infini et du fini, précisément parce que le fini n’est pas identique à l’infini. Ce paradoxe ouvre l’imagination, qui est le miroir de l’infini dans le temps humain, à concevoir que la différence est une qualité de l’identique et le multiple, l’actualisation du singulier.

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