« Glaube Dir, es schadet nicht ! »

 

Pris sur Academia.edu. Comment la philosophie religieuse s’est approprié l’œuvre de Wittgenstein : révision et conclusion par Joseph M. Incandela, Université de Princeton, Rel. Stud. 21, pp. 457-474, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience — cette traduction en mémoire de Roland Jaccard (septembre 1941 - septembre 2021)

I.

« Il n’y a pas plus de lumière chez un génie que chez n’importe quel autre honnête homme, mais il faut une lentille particulière pour concentrer cette lumière en un foyer incandescent. »

Ludwig Wittgenstein : Vermischte Bemerkungen.

*

« Les flammes de l’enfer ne consument que les élus parmi les hommes ; les autres restent devant et s’y réchauffent les mains. »

Erich Heller : Ludwig Wittgenstein, notes non-philosophiques

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« Les défis intellectuels les plus profonds auxquels les chrétiens doivent se confronter aujourd’hui nous viennent de ceux qui remettent en question la signification même du langage de la foi » écrivait W.D. Hudson en 1968.

Confrontés à cette épreuve, de nombreux philosophes et théologiens en sont venus à considérer l’œuvre de Wittgenstein comme un glaive de justice pour trancher les critiques des sceptiques et des athées. Mais cette riposte « wittgensteinienne », avec son insistance sur les jeux de langage et sur les modes de vie, a non seulement faussé notre compréhension de l’attitude de Wittgenstein par rapport à la religion, mais aussi la réception de son œuvre en général.

Voici trente ans, Norman Malcolm déclarait à propos de la notion de « forme de vie. » « On ne pourra jamais assez insister sur l’importance de cette idée chez Wittgenstein » mais est-ce une raison pour l’employer comme l’ont fait certains de ses adeptes. Pour ma part, je ne le crois pas. Cette notion n’apparaît que cinq fois dans les Enquêtes philosophiques et une seule occurrence nous en donne un exemple : l’espoir.

Aucune définition ou critère n’est proposé. En fait, Wittgenstein n’évoque la vie religieuse que dans ses Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, lorsqu’il se demande : « Pourquoi une forme de vie ne pourrait-elle culminer dans l’expression de la foi au Jugement dernier ? »

Peut-on sauter à la conclusion que Wittgenstein reconnaît à la foi une « forme de vie » quelle qu’elle soit ? Lui-même semble avoir effectivement cru au Jugement dernier, sans pour autant pratiquer une foi bien définie, avec ses rituels et ses contenus de croyance, du moins, la foi telle que les théologiens l’envisagent habituellement.

Cependant, de nombreux philosophes des religions en sont venus à considérer le langage de la foi et les pratiques religieuses comme « des mondes logiques de discours auto-suffisants » pour citer Hudson. Il s’en est trouvé d’autres pour reprendre le refrain, mais sur un mode plus discret.

Ainsi, Norman Malcolm déclarait : « La religion est une forme de vie, le langage incarné dans l’action, ce que Wittgenstein appelle un jeu de langage. La science en est un autre et aucune des deux n’ont besoin de justification, pas plus l’une que l’autre. » De son côté, Peter Winch ajoutait : « Nous ne pouvons raisonnablement pas distinguer la pratique scientifique de la pratique religieuse en termes de logique ou d’illogique. Toutes deux sont étrangères à la logique. »

La « forme de vie » dont parlait Wittgenstein est devenue un rouleau compresseur : elle égalise religion et science tout en évacuant le critère de réfutabilité ou les critiques des athées ou des sceptiques.

En 1958, Ernest Gellner écrivait : « Wittgenstein dégage de l’espace pour la foi… les fidèles peuvent trouver chez lui non seulement de quoi se débarrasser de la critique, mais aussi un fondement à leur croyance. » En 1974, Farhang Zabeeh déclarait : « C’était un soulagement pour les théologiens d’apprendre qu’il existait quelque chose comme une sphère distincte du langage religieux : leurs dogmes invérifiables pouvaient ainsi conserver leur sens en dépit de leur absence de signification dans un autre jeu de langage comme celui de la science »

Wittgenstein semblait avoir remporté la victoire, l’ennemi battait en retraite. L’expression « forme de vie » allait devenir un mot magique qui ferait l’impasse sur d’autres aspects de l’œuvre de Wittgenstein, comme ses Zettel, son recueil de remarques posthumes, où l’expression n’y figure pas du tout ; comme aussi De la Certitude, où elle n’apparaît qu’une seule fois, ou encore la seconde partie des Enquêtes philosophiques.

Cette réappropriation par les croyants exorcise le véritable esprit de l’œuvre dont il faut examiner la périphérie avec attention. Et d’ailleurs, en quoi consiste cet esprit ? Peut-être faut-il se tourner vers les Nachlass, les documents posthumes, en particulier une remarque un an avant sa mort : « Le manque de clarté philosophique est un calvaire. On le ressent comme une honte : la honte de ne pas avoir fait le travail là où nous aurions dû le faire. On peut parfaitement vivre sans une théorie sur les concepts que nous employons. »

Wittgenstein percevait le danger des représentations du monde, « Vorstellungen », lorsqu’elles se figeaient en une image, « Bild », de la réalité qui nous sépare de notre monde, en le rendant méconnaissable, des images qui finissent par « transformer la condition humaine en un rébus, en une impossibilité intellectuelle. » (Stanley Cavell) La philosophie peut nous rendre étrangers dans notre propre maison, là où Wittgenstein voulait justement que nous nous sentions chez nous, dans notre vie, capable « de laisser nos pensées parcourir l’environnement familier des mots. »

L’œuvre de Wittgenstein représente une tentative morale de rendre compte d’un tout, une guérison générale. Dans Remarques sur les fondements des mathématiques, il écrit : « La maladie d’une époque ne peut se guérir que par la modification du mode de vie des individus et les problèmes philosophiques atteints de maladie ne peuvent guérir que par la transformation du mode de vie et de penser, et non par un remède individuel. »

En 1931, dans Remarques mêlées (Culture et Valeur), il ajoute : « De nos jours, un professeur de philosophie ne sélectionne pas la nourriture pour son élève dans le but de flatter son palais, mais pour le réformer. » Et comment y parvenir ? Réponse dans Zettel & 461 : « Je voulais vous mettre cette image sous les yeux ; votre acceptation de cette image tient dans votre aptitude à convertir votre regard, à considérer le cas différemment, c’est-à-dire à le comparer dans cette série d’images. Alors, j’aurai changé votre manière de voir. »

Dans les Enquêtes philosophiques, Wittgenstein nous confronte constamment à de telles images et à des pense-bêtes, mais toujours avec une intention particulière. Dans Enquêtes philosophiques & 243, juste avant d’évoquer la question du « langage privé », il décrit une société dont les membres ne se parlent qu’à eux-mêmes « Cette société est-elle celle que vous souhaitez, celle où toute communauté est sacrifiée au profit de la parfaite expression d’états mentaux privés ? »

Reprenons ce que Wittgenstein écrivait en 1930 : « Notre époque ne nous donne pas le spectacle de la création d’une grande œuvre culturelle où les meilleurs contribuent à la meilleure fin, mais celui, assez morne, d’une foule dont les meilleurs ne travaillent qu’à des fins privées. » Cette « forme de vie » monologique n’établit pas un critère de sens général, mais représente plutôt un « cas intermédiaire » ou « un critère de comparaison » qui devrait nous aider à passer d’un « non-sens déguisé » à un « non-sens évident. »

Une focalisation trop étroite sur les « formes de vie » comme ultime critère de sens et de justification constitue peut-être la mère de toutes les erreurs : non seulement on passe à côté de l’essentiel de Wittgenstein, mais cette approche obscurcit justement ce qu’il tentait de faire dans son œuvre tardive : l’emploi de jeux de langage pour jouer, pour plaisanter, pour faire marcher quelqu’un, pour convaincre ou persuader.

Wittgenstein cherchait moins à démontrer ou à expliquer qu’à confesser ses tentations et à encourager les autres à pratiquer l’auto-examen. Wittgenstein s’adresse à des individus. Il y a une part d’intimité dans ses écrits. Séparer la réflexion philosophique de son élaboration en cours fausse la compréhension : c’est prendre isolément des jalons qui marquaient le chemin qu’il parcourait et le perdre ainsi en route, dans les ténèbres de son temps. Les jalons sont là, mais où nous mènent-ils et dans quel état d’esprit ont-ils été abandonnés ?

Wittgenstein souhaitait surtout de ses lecteurs qu’ils pensent par eux-mêmes, et, ce qui revient au même, qu’ils développent leur créativité. « Quand je donne tous ces exemples, je vise pas à une espèce de complétude, à une classification générale des concepts psychologiques. Il s’agit seulement d’indications qui doivent permettre au lecteur de se débrouiller quand il rencontre des difficultés conceptuelles. »

Mais pourquoi la créativité et stimuler l’imagination, sont-ils si importants ? La dynamique interne de l’œuvre de Wittgenstein tient en grande partie sur des métaphores de mouvement, en général, des mouvements contre une force opposée. Dans les Enquêtes philosophiques, il compare la pureté de la logique à « une plaque de verglas glissante » sur laquelle nous ne pouvons marcher, avancer, progresser. « Pour continuer à avancer, nous avons besoin de friction, de retour à la rugosité du réel. »

Ailleurs, il écrit : « Nos jeux de langages ne sont pas une étape préparatoire pour une normalisation du langage, ce sont pour ainsi dire des premières approximations, qui ignorent la friction et la résistance à l’air. » L’image des engrenages (&136, 272) vient ensuite expliquer comment le langage mord ou pas sur le reste de la vie.

Dans De la Certitude, Wittgenstein associe notre pensée et leur contexte habituel, là où elle se déploie chez elle, à l’écoulement permanent d’un fleuve entre ses berges. Dans Zettel, il recourt également aux figures de la Lebensphilosophie, le courant de la vie, ou le flux de la vie : « La conversation suit son cours, elle charrie l’interprétation des mots, ce à quoi ils s’appliquent et c’est seulement dans ce cours de la conversation que les mots trouvent leur sens. »

Wittgenstein reconnaissait l’importance capitale de la capacité à penser, à comprendre et à vivre. C’est en cela que réside l’intérêt de l’imagination, mais aussi le danger de la logique et des images métaphysiques. La « pureté cristalline » de la logique est en fait extrêmement fragile et les erreurs logiques peuvent geler le flux de la vie ou y former des barrages. Il y a parfois chez Wittgenstein des accents d’angoisse à l’évocation d’une culture où tout aurait été décidé, où tout serait inerte et stérile.

« Ce à quoi je m’oppose, c’est au concept d’une exactitude idéale qui nous serait donnée pour ainsi dire a priori. Selon les époques, nous avons différents idéaux d’exactitude et aucun ne vaut absolument. » (Vermischte Bemerkungen)

Ce contexte éclaire son admonition : « L’homme doit s’éveiller à l’étonnement et nous y arrivons sans doute. La science est un moyen de nous rendormir. Quia plus loquitur inquisitio quam inventio… l’interrogation compte plus que la découverte, disait Saint-Augustin. » Nager librement dans le flot de la vie, de courant en courant, et se sentir chez soi, à la fois dans le présent et dans l’avenir. Telle est l’importance de l’imagination.

Les philosophes des religions qui interprètent la notion wittgensteinienne de « forme de vie » exclusivement en termes d’un sens ultime où les concepts théologiques viennent pendre place passent à côté de l’instrumentalité des jeux de langage : imaginer un langage c’est déjà imaginer une « forme de vie » et cette invention est la critique active des abstractions qui nous séparent de nos propres vies. « Je n’aimerais pas que mes écrits épargnent au lecteur l’ennui de penser ; mieux vaudrait, si possible, stimuler quelqu’un à penser par lui-même. » Ce sont là des aspects de sa pensée qu’on ne peut négliger.

La notion de « forme de vie » doit être resituée dans le contexte de l’intention générale de l’œuvre de Wittgenstein. Qu’elle n’apparaisse que cinq fois dans les Enquêtes philosophiques, sans être développée en profondeur, a suscité une inflation bibliographique pour déterminer si la vie religieuse est une forme de vie. Et c’est peut-être là un aveuglement.

La « forme de vie » détourne notre attention de l’usager singulier d’une langue, celui qui espère, qui argumente, qui pense, qui est convaincu, tout cela pris dans le flux de la vie au profit d’un ensemble de propositions, un jeu de langage, une forme de vie. C’est le langage qui dirige l’individu ; Roger Trigg, un des critiques de Wittgenstein les plus véhéments, dit « nous sommes prisonniers de notre propre système. » Mais il y a une part de vérité dans cette évolution de la réception de Wittgenstein. Une fois que l’individu est mis de côté, nous nous retrouvons avec des modes de discours apparemment autonomes, sans aucune possibilité d’arbitrage ou de point de vue extérieur.

Et revoilà le problème du relativisme, souvent employé par les adversaires de Wittgenstein. Un des premiers et un des plus insistants, Kai Nielsen, déclarait : « Il n’y a pas de point d’Archimède qui permettrait d’établir une critique générale des modes de discours, ou, ce qui revient au même, des modes de vie : tout type de discours obéit à ses propres critères de rationalité / d’irrationalité, d’intelligibilité / inintelligibilité, de réalité / d’irréalité. »

Beaucoup se sont préoccupés sur le quoi, sur ce que disait Wittgenstein, en négligeant le comment, comment il critique les abstractions philosophiques par rapport à l’évidence de la vie humaine. L’œuvre de Wittgenstein est essentiellement dialogique : elle requiert le lecteur et sollicite sa réponse. Chez lui, on trouve de nombreux exemples d’interactions, de changements de tournure d’esprit, de nouvelles façons de voir et une  « justification générale de la religion » était totalement étrangère à son propos.

Cette préoccupation était d’ailleurs précisément l’erreur du « besoin de généralisation » contre laquelle il nous mettait en garde dans Le Cahier bleu. En fait, nous n’avons besoin de justification que dans certains cas. C’est très clairement la position de Wittgenstein dans Leçons et conversations.

D’après Jeffrey Stout, Wittgenstein dirige son attention sur l’homme dans son activité concrète, dans son monde quotidien et donc en dehors d’une image d’une « forme de vie » ou d’un jeu de langage qui seraient autant d’atomes solipsistes, condamnés à entrer en collision les uns avec les autres, faute d’un critère commun. Cette image a souvent valu à Wittgenstein la réputation d’un relativiste, ce qu’il n’était pas du tout.

Voici ce qu’écrit Stout dans The Flight from authority (1981) :

« Nous devons penser aussi concrètement que possible lorsque nous en venons à l’argumentation rationnelle ; nous devons nous rappeler que donner raison est quelque chose que nous faisons dans des circonstances historiques spécifiques, dans notre conversation avec nos contemporains.

« Surtout, nous ne devrions pas oublier qu’on change parfois d’avis après avoir reçu de bonnes raisons. Les scientistes passent à la mystique, les Californiens se convertissent au bouddhisme et des théologiens perdent la foi… Souvent, pour nous débarrasser du problème, nous concevons de tels changements comme en dehors du pâle spectre de l’argumentation logique et nous nous focalisons sur des systèmes de croyances comme s’ils étaient abstraits des conditions de vie concrète, en nous demandant s’ils sont bien valides.

« En fait, chaque système répond dans son propre langage et plaide son propre cas. Faute d’un arbitre archimédien, l’impasse est inévitable. Un système de croyance ne peut pas changer d’avis ; il n’a pas à changer d’avis. Il n’y a que les êtres humains qui peuvent changer, qui ont la flexibilité d’esprit pour changer lorsque les circonstances l’exigent. »

La tendance à l’abstraction de la vie est une pente glissante. Wittgenstein a bien été clair là-dessus. Au lieu de chercher à établir ce qui doit constituer un emploi intelligible du langage, mieux vaudrait examiner dans quel contexte un langage est utilisé.

David Pears parle d’un « naturalisme linguistique où il n’y a rien d’autre que des faits, l’usage que fait la grammaire d’un discours particulier, comme par exemple la religion. « On peut appeler cela du positivisme, mais c’est un positivisme subtil qui n’exclut pas des modes de discours comme si Wittgenstein était l’arbitre suprême. »

« L’emploi religieux du langage, écrit Peter Winch (1975), ne décrit pas un ordre de réalité distinct de la vie en ce monde ; ces états de langage nous renseignent néanmoins sur ce que font et ce que disent les croyants au cours de leur vie sur terre et c’est à ce niveau qu’il faut chercher leur rapport au réel. »

D.Z. Phillips cite l’exemple d’une mère qui prie la Vierge Marie pour qu’elle bénisse son enfant. Concrètement, ce qui se passe, c’est que la mère montre son désir que son enfant suive une vie orientée selon les vertus associées à la Vierge Marie. Prier un saint a un sens à partir du moment où la prière se fonde dans une réalité concrète.

Des philosophes wittgensteiniens de la religion comme Winch et Phillips manifestent toujours un souci de lier la foi à des comportements observables et pour ce faire, ils recourent à la « forme de vie. » Cette notion leur permet d’établir des démarcations grammaticales autour des croyances religieuses, de leur langage et de leur pratique. Ce positivisme, pour subtil qu’il soit, n’est pas moins menacé de la pente vers l’absolutisation du langage et de la logique contre laquelle Wittgenstein mettait en garde.

Certes, Wittgenstein accordait de l’importance à la clarification de la grammaire, mais c’était toujours dans un but particulier. Certaines associations de mots peuvent devoir « être exclues du langage, sorties de la circulation, pour différentes raisons. » Sans cette implication personnelle, le philosophe n’est plus qu’un engrenage qui ne mord plus sur la vie.

« Lass uns menschlich sein. Soyons humains, écrivait Wittgenstein : écrire depuis la vie elle-même, et non pas sur la vie, cela revient à écrire depuis le changement, depuis cela même qui se transforme, sur la vie concrète, sur l’imprévisible, et cet emplacement est précisément celui que la philosophie a malheureusement toujours cherché à éviter. »

Ceux qui cherchent à abstraire une méthode de travail chez Wittgenstein pour l’appliquer ensuite à un domaine, par exemple à l’étude des religions, lui font subir une grave distorsion. L’humanité de son projet se perd dans le manque d’oxygène philosophique : ces voix s’éloignent du public auquel Wittgenstein s’adressait et se rapprochent de celui qu’il critiquait. Le monologue remplace le dialogue à mesure que la part d’engagement intime du lecteur s’efface.

Si les écrits de Wittgenstein partaient toujours de la vie concrète, les écrits positivistes viennent justifier par avance un certain état de langue et un certain mode d’action. À partir de la notion de « forme de vie », les positivistes ont franchi la ligne qui séparait la science de la religion alors que pour Wittgenstein la vie, la justification empirique, venait en premier lieu et non les raisonnements sous les nuées philosophiques.

J’espère avoir éclairci la manière dont les philosophes de la religion ont dévoyé l’esprit et la méthode de Wittgenstein, mais il nous faut aller plus loin : si Wittgenstein attaquait une tradition conceptuelle qui faisait de la vie un faux problème intellectuel, que se passe-t-il si nous adoptons sa méthode critique et si nous l’appliquons à la croyance, à partir des quelques indications qu’il nous a laissées ?

II.

« Parfois, nous ne pouvons que fredonner intérieurement un air de musique sans être capable de le siffler, la mélodie se tarit hors de notre ouïe intérieure, de même, il peut nous arriver de perdre le souffle d’une pensée philosophique, tellement il est ténu, tellement le brouhaha des paroles suffit à l’étouffer, dès qu’on nous pose la question. »

Wittgenstein : Zettel, & 453

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« Ce que nous devons montrer : même s’il n’emploie jamais l’expression Je sais que… son comportement manifeste ce qui importe pour lui. »

Wittgenstein : De la Certitude, & 427

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Les considérations religieuses du Wittgenstein tardif nous présentent une conception non-machinique de la vie humaine. Les Principes de Mécaniques de Heinrich Hertz eurent une profonde influence sur Wittgenstein et l’aidèrent longtemps, dès sa première œuvre, à concevoir une morale qui l’accompagnerait toute sa vie.

« Un principe fondamental, qui suffit pour rendre compte de la matière inanimée, apparaît… trop simple, trop rudimentaire pour les formes de vie même les plus inférieures. Néanmoins, cela ne me semble pas un inconvénient pour notre principe, au contraire. S’il nous permet de cerner tout le domaine de la physique, du mécanisme, alors, il nous montre par la même occasion les limites de ce domaine. »

Les Enquêtes philosophiques et les Notes posthumes contiennent bien des critiques des processus mentaux qui se prêtent à une étude séparée de la continuité de la vie. La critique de Wittgenstein repose sur sa conception d’une vie saine ; la manière dont nous parlons de nos processus mentaux est encore un mode de traduction de notre courant de pensée qui nous sépare de la vie vivante. Aucun discours sur la pensée ou sur les processus cérébraux ne pourra jamais sonder les profondeurs de notre humanité.

À propos de ceux qui chercheraient à définir un processus mental, Wittgenstein déclarait : « Je ne vois pas pourquoi cela impliquerait un être humain. On peut tout aussi bien étudier la digestion comme un simple processus chimique, sans se soucier qu’il ait lieu dans un être vivant. » La notion de processus de pensée implique aussi une causalité, ce contre quoi Wittgenstein regimbait fortement.

« Aucune autre hypothèse ne me semble plus naturelle que celle-ci : il n’y a pas de processus cérébral corrélé ou associé à la pensée ; on ne pourra jamais déduire un cours de pensée à partir d’un processus cérébral. En fait, on pourrait comparer cela à la reproduction des plantes. Une graine reproduit la plante dont elle provient mais il n’y a rien dans la graine elle-même qui correspond à la plante en question ; il est impossible de déduire la forme et la structure de la plante à partir de la graine ; cela, on ne peut le faire qu’à partir de l’histoire de la plante. Un organisme vivant peut se développer à partir d’une chose inerte, pour ainsi dire sans causalité apparente et il n’y a pas de raison pour quoi cela ne vaudrait pas pour nos pensées, pour nos paroles et nos écrits… Et si cela bouleverse notre conception de la causalité, eh bien, cela signifie qu’il est grand temps de s’en débarrasserEt si notre comportement n’était pas complètement imprédictible ? Assez paradoxalement, une des plus nuisibles idées philosophiques est de croire que nos pensées sont dans notre tête ou que nous pensons avec notre tête. »

Parler d’états mentaux déterminés induit un modèle mécaniste de la pensée dans lequel « les phénomènes psychologiques dérivent causalement d’une entité mentale gazeuse indéterminée » En tant que tel, c’est une mutilation de notre humanité, une tournure qui « devrait être exclue de notre langage, retirée de la circulation. »

Et comment cela vaut-il pour la foi ? Prenons la citation de Bertrand Russel dans son Analyse de l’Esprit (1921) : « Ce en quoi on croit et la croyance elle-même sont simultanément présents chez le croyant. Ce qu’un individu croit à un moment donné est totalement déterminé dès lors qu’on connaît le contenu de sa pensée à ce même moment. » Pour Russel, les croyances « apparaissent évidentes à l’introspection » alors que, pour Wittgenstein, une telle « cartographie » n’a aucun sens. Tout simplement parce que la croyance ou la foi n’est pas un processus mécanique de l’esprit.

« En mon cœur… En mon for intérieur, je suis déterminé. Et la formule est d’autant plus forte lorsqu’on se frappe la poitrine. D’un point de vue psychologique, il faut le prendre au sérieux. Pourquoi devrait-on le prendre moins au sérieux que de penser que la croyance est un état d’esprit ? Luther disait : la foi est sous le sein gauche. »

Le paragraphe 547 d’Enquêtes philosophiques affirme « Croire n’est pas penser. Les notions de croyance, d’expectative, d’espoir sont moins éloignées l’une de l’autre qu’elles ne le sont de la pensée. » Dans ses notes posthumes, l’expectative et l’espoir apparaissent dans le contexte de la « tägliche Leben », de la vie quotidienne.

On peut donc supposer que la croyance y trouve sa place aussi. La croyance est avant tout affaire de pratique et de contexte. En conséquence, la conception de Russel d’une croyance plaquée sur l’esprit manque l’essentiel, le contexte de la vie même dans lequel la croyance ou la foi s’inscrit. Croire est une « Einstellung », une mise en situation dans le monde, une disponibilité à s’engager dans une certaine praxis. Il s’agit moins d’une attitude, d’un sentiment subjectif que d’une propension, d’une tendance à agir.

En 1947, dans Vermischte Bemerkungen, Wittgenstein écrit : « Je trouve frappant qu’une croyance religieuse ne peut être qu’un engagement passionné pour un système de références. Bien que ce soit une croyance, c’est aussi un mode de vie, une manière se sentir la vie. La saisie passionnée d’une interprétation précise de la vie… Comme si quelqu’un me montrait l’absurdité de ma situation, puis m’indiquait le moyen d’en sortir, jusqu’à ce que, de mon propre chef, aucunement mené par un guide extérieur, je me ruais sur cette possibilité pour m’en saisir. »

La notion de « forme de vie » parait singulièrement inadéquate pour décrire la pensée religieuse de Wittgenstein. Ces quelques lignes rédigées quatre ans avant sa mort montrent clairement que quelque chose d’éthique et d’individualiste, quelque chose venu du Tractatus, a survécu dans sa pensée ultérieure. D’autre part, dans Leçons et conversations, il parle peu de foi et de spiritualité, mais il ne présente jamais la foi comme une simple fonction du contexte social, ni comme totalement réductible à celui-ci.

La citation ci-dessus l’illustre parfaitement : pour Wittgenstein, l’individu est toujours en situation, parmi un contexte partagé de références ou un arrière-plan d’habitudes et de conventions duquel se détachent les interprétations ou l’imaginaire des individus. L’individu est impliqué dans une culture et interagit avec celle-ci, d’où l’importance du vocabulaire de mouvement chez lui, un mouvement contre quelque chose, au travers de quelque chose.

Le critère de la « forme de vie » ne rend pas compte de cette insistance sur l’individu. Les positivistes qui ont invoqué cette notion pour donner au langage religieux le même statut que d’autres modes de discours ont négligé l’individu qui, du coup, n’avait plus d’importance en lui-même mais seulement dans la mesure où il participe à un langage commun et à une forme de vie. Ce faisant, les interprétations individuelles ou les œuvres personnelles d’imagination perdent leur importance.

Wittgenstein, lui, ne se préoccupait pas du tout de rendre philosophiquement acceptables les croyances religieuses, encore moins à les rendre invulnérables à la critique comme allaient tenter de le faire ses disciples. Au contraire, son insistance sur l’individu ruine ce projet. Dans De la Certitude, il écrit : « Quand j’agis, je sais que c’est moi qui agis, mais comment en suis-je si sûr ? On voudrait répondre : tout ce que je fais tend à le prouver. Tout ce que je fais est  interprétation d’un contexte »

Dans Le Cahier bleu, Wittgenstein s’interroge sur l’action et ses raisons. Toute réponse à un pourquoi a toujours deux sens : la raison ou la cause. Le positivisme et ses émules ont tendance à évacuer le premier et à se concentrer sur le second et cela se répercute sur la façon dont nous comprenons le libre arbitre et la manière d’agir des individus.

Dans La Philosophie et le miroir de la nature, Rotty décrit l’histoire de la philosophie occidentale comme une histoire des contraintes édifiées pour protéger les fondements de la connaissance. « L’idée d’une vérité nécessaire n’est crue que parce qu’elle nous donne prise sur l’objet. » L’emprise ou la contrainte est inscrite dans le principe même de vérification scientifique ou de réfutabilité.

Et pourtant, les exigences positivistes sur la croyance religieuse ont mené à l’extrême opposé. Ce jeu de langage qui se joue lui-même, s’il parvient en partie à légitimer la religion, la rend aussi totalement inintéressante : non seulement la foi ne se base pas sur des observations empiriques, pas plus qu’elle ne rend pas compte au tribunal de l’empirisme, non, elle est simplement là. Certains groupes humains, de par les contingences de l’histoire, en viennent donc à employer une certaine forme de langage, dotée de ses propres concepts.

Pourquoi se demander pourquoi la foi ? Au fond, ce n’est pas plus important, cela n’a pas plus de sens que de demander Pourquoi le bleu est bleu ? Parce que je parle français… Pourquoi croyez-vous en Jésus ? Parce que j’ai appris la grammaire du christianisme. Sans doute, mais tout cela ne parvient pas à expliquer comment les chrétiens témoignent de leur foi ou de l’importance qu’ils lui accordent intérieurement.

Wittgenstein, lui, insiste sur le libre-arbitre de l’individu qui justifie ses actes, ses idées, ses goûts et qui produit finalement quelque chose sur quoi nous nous accordons, que nous acceptons comme de bonnes raisons dans un contexte précis. « Nous jugeons l’intention d’une action selon ce que la personne qui l’a faite nous dit, sur base de témoignages et de ses antécédents. »

Dans De la Certitude, Wittgenstein écrit : « Je sais que… C’est ce qu’on dit pour justifier ses actions. Je sais que… implique une capacité à démontrer la vérité. Lorsqu’un individu sait qu’il peut amener la raison à la lumière, lorsqu’il sait que cette raison est valable et qu’il en est convaincu. » L’interaction avec le monde et le donner-raison faisaient partie de la vie même de Wittgenstein.

Un an avant sa mort, il écrivait : « La vie peut nous donner des raisons de croire en Dieu. Notre expérience aussi, mais je n’entends pas par là des visions ou d’autres expériences sensorielles qui nous montrerait qu’un tel Être existe, mais simplement des épreuves de diverses natures. Ceci ne nous démontre pas l’existence d’un Dieu comme nos impressions nous prouvent celle d’un objet, pas plus que cela ne donne quelque chose à penser de lui. C’est la vie même, avec notre expérience et nos pensées, qui nous forcent à admettre cette idée. »

Wittgenstein écrivait à Ludwig von Ficker que le livre de Tolstoï sur l’Évangile lui avait « sauvé la vie. » Voilà un exemple de donner-raison : par cette simple affirmation, Wittgenstein expliquait l’effet des écrits de Tolstoï et qu’il avait pris ses enseignements à cœur. A-t-on réellement besoin davantage ? Bien sûr, ces raisons ne ressemblent pas à celles que nous invoquons pour agir. « Les raisons religieuses ont l’air tout à fait différentes des autre raisons et justifications. » Il n’y a pas à proprement parler d’évidence de la foi, mais des interprétations particulières, selon la manière dont on se situe dans le monde.

L’agir vient à la fois avant et après la philosophie. Il y a de la vie avant et après la philosophie. On peut jardiner dans un monastère, enseigner dans une école pour défavorisés, aider les pauvres. « Les paroles que vous prononcez ou ce à quoi vous pensez en les prononçant importent moins que la manière dont ils influent sur votre vie. C’est la pratique qui donne leur sens aux mots. » La pratique individuelle est toujours impliquée dans une narration, dans un « jeu de langage. »

« Le christianisme ne se fonde pas sur une vérité historique ; il nous présente plutôt une narration historique et nous dit : à présent, croyez. Il ne nous dit pas : croyez à cette histoire avec la foi appropriée à une telle narration historique, mais il nous dit : croyez, envers et contre tout, ce que seule la vie peut nous apprendre à faire. Voici une histoire, mais ne vous la racontez pas comme vous le faites pour d’autres histoires. Verhalte Dich zu ihr nicht. Faites-en un usage différent et il n’y a rien de paradoxal à cela. » Vermischte Bemerkungen

Personne n’a dit que c’était facile. « La foi est un combat pour une réactualisation permanente. » D’où l’importance de l’imagination : comment continuer à donner-raison à la foi. Il faut apprendre, il y a un savoir-faire, une manière d’interagir avec le monde, à évoluer dans le monde, à épouser le mouvement de la vie, avec ses changements. Une extériorisation narrative peut nous venir en aide. Le croyant rencontre une histoire, il l’intériorise, cherche à la mettre en pratique, à la vivre, à évoluer avec elle, à la faire évoluer avec lui, et tout cela est pris dans le cours de la vie.

La narration est l’alliance préalable à partir de laquelle imagination et interprétation peuvent se déployer. Le mouvement de la vie se dessine toujours contre quelque chose qui est en mouvement et qui réagit aux actes de ceux qui sont pris dans le flux de la vie. C’est une erreur d’installer la foi à demeure, de l’hypostasier comme une forme de vie immuable, statique.

Alors que Wittgenstein restitue cette sensibilité unique à l’humanité, certains s’ingénient à distordre son sens, lui qui, dans De la Certitude écrivait : « Par le mot certitude, nous pouvons exprimer une conviction intime, une absence complète de doute et par là même, convaincre d’autres personnes. » Il n’est pas anodin que Wittgenstein se soit défini comme un « génie évangéliste » ; le génie, selon lui, est « le talent par lequel la personnalité elle-même s’affermit : la grandeur de ce qu’on écrit dépend de tout autre chose que ce qu’on écrit ou fait. »

Prophète et évangéliste, Wittgenstein se préoccupait de la mécanisation de la vie et de la pensée ; de la pétrification de l’imagination et de la créativité, de tout ce qui nous mène à penser que nos critères et concepts sont éternels, tout ce qui nous sépare de l’histoire de notre propre vie.

En 1947, il émettait cette sombre prédiction : « Il n’est pas absurde de croire que l’âge de la science et de la technologie représente le crépuscule de l’humanité ; que l’idée du progrès est une tromperie, de même que l’idée d’une vérité ultime ; mais penser qu’il n’y a rien de bon ni de souhaitable dans le savoir scientifique, c’est tomber dans le piège. Cela n’a absolument rien d’évident que ce n’est pas ainsi que les choses sont. »

Parmi les remarques posthumes, on trouve aussi ces deux aphorismes : « La sagesse est grise ; mais la vie et la religion sont pleines de couleurs » et « Glaube Dir ! Es schadet nicht. » En 1947, Wittgenstein, il notait :

« Suis-je le seul à ne pas se retrouver dans une école ou un philosophe ? Je ne parviens pas à trouver une école parce que je ne veux pas qu’on m’imite. En tout cas, certainement pas ceux qui publient des articles dans des revues. En fait, je ne suis absolument pas certain de vouloir que d’autres poursuivent mon œuvre ; mieux vaudrait à la place un changement dans la manière de vivre, un changement qui rendrait toutes ces questions superflues. Voilà pourquoi je ne veux ni ne peux trouver une école. »

Wittgenstein est un charbon ardent dans une bouillotte. Il réchauffe en se refroidissant ; il nous a été utile en s’épuisant. Poursuivre son œuvre serait contraire à sa propre volonté et une erreur : lui aurait plutôt voulu que nous changions notre vie, notre manière de penser. D’après K.T. Fann, un de ses biographes, « Son œuvre représentait une « torsion dans le développement de la pensée humaine. » Depuis près de trente ans, des philosophes, souvent dans le domaine de l’histoire des religions, ont forcé le trait, sans en comprendre réellement la portée.

Après tout, il se pourrait que la visée éthique et spirituelle de Wittgenstein se refuse à toute application ; dans la cacophonie ambiante, ce qui se perd le plus vite de son discours, ce sont ses silences, ses murmures et ses interruptions.

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