Nuées

 

Pris sur Academia.edu. Le Socrate de Strauss : la possibilité de la philosophie à l’âge moderne par Dolores Amat, in. Brill’s Companion to the Reception of Socrates, (2019) présenté par Christopher Moore, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.

Introduction.

 « Lorsque le questionnement nous apparaît plus évident que la réponse, alors, le retour à l’origine du questionnement devient une nécessité permanente. »

Leo Strauss

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La philosophie politique est le sujet central de l’œuvre de Leo Strauss ; son importance se reflète jusque dans le titre de ses écrits sur l’histoire et le droit naturel : La Philosophie politique de Hobbes (1936), son premier livre paru en anglais, ou Études de philosophie politique platonicienne (1983), son dernier livre, publié après sa mort.

D’après Strauss, la fin de la philosophie politique marque l’accomplissement terminal de la modernité ; désormais, la majorité ne pourra plus distinguer entre le juste et l’injuste, le bien ou le mal ; ce tournant consacre le relativisme généralisé, et le nihilisme, mais il témoigne aussi d’une profonde crise morale, sociale et intellectuelle. 

« Si tout se justifie en dernière analyse par des préférences arbitraires, tout ce que l’on ose vouloir est permis. Ce rejet du droit naturel mène au nihilisme… non, c’est le nihilisme même. »

Ce nihilisme est pour Strauss synonyme d’obscurantisme et de fanatisme. Pour établir la genèse de la crise du monde moderne, il revient aux origines : « D’après moi, la querelle des Anciens et des Modernes n’est pas finie et doit être rouverte, sine ira et studio, indépendamment des opinions et des convictions auxquelles nous sommes arrivées et auxquelles nous tenons tellement. »

D’après Strauss, Platon et Xénophon considéraient Socrate comme le fondateur de la philosophie politique et leur modèle. La querelle entre Aristophane et Platon, entre la poésie et la philosophie, est de première importance. Alors que le premier présente un portrait moqueur de Socrate et qui discrédite la philosophie, le second crée un personnage de fiction afin d’illustrer l’intérêt de la philosophie et d’instiller un sens moral auprès des habitants de la cité.

D’après Strauss, les disciples de Socrate savaient que les questions soulevées par la philosophie pouvaient mettre en danger les certitudes qui fondaient la vie civile ; dès lors, ils tentèrent de modérer leurs paroles et leurs actes afin de préserver la paix civile.

C’est dans ce contexte que Platon distingue entre l’ésotérique et l’exotérique ; ses dialogues s’adressent à différents publics auxquels ils ne disent pas la même chose. Aristophane et les philosophes étaient donc parvenus à un accord comme quoi il fallait protéger la Cité des discours dangereux ; le prudent et responsable Socrate que nous présentent Platon et Xénophon sont des « répliques à Aristophane ; le philosophe de la connaissance de soi et de la sagesse pratique, l’éroticien par excellence. »

Néanmoins, pour les philosophes, la défense de la Cité venait en second et n’était qu’un moyen pour préserver la philosophie au-dessus du politique. Si Platon acceptait la critique et la satire d’Aristophane et de ses comédies, en revanche, il rejetait l’idée exprimée dans les Nuées : l’impossibilité ou la futilité de la philosophie. Non seulement, la philosophie était possible, mais aussi politiquement nécessaire ; elle était même la meilleure manière de vivre.

Les controverses suscitées par Socrate et les portraits contrastés que ses contemporains dressèrent de lui sont seulement la partie visible d’un problème plus profond : celui de la question de la valeur, valeur de ce que représente Socrate. Platon croit en la possibilité d’un ordre que les humains peuvent atteindre ; dès lors, la meilleure vie sera celle qui s’efforcera de découvrir cet ordre. Aristophane, au contraire, en affirme l’impossibilité.

Dans une perspective poétique, il n’y a aucun ordre connaissable, aucune hiérarchie établie ; toutes les activités humaines se valent. On ne sort pas de la caverne et il n’y a même pas de caverne du tout. La philosophie n’est qu’une entreprise stérile, voire dangereuse. D’après Strauss, Nietzsche et les modernes n’ont fait que reprendre cette idée en omettant la contre-argumentation de la philosophie classique.

L’étude de la querelle entre Platon et Aristophane nous montrera que le Socrate de Strauss est une fiction destinée à réactualiser ce débat et à suggérer une reprise de la philosophie classique pour notre époque. Néanmoins, la nature élusive du Socrate de Strauss nous révèle également l’ambiguïté de sa philosophie dont le mérite ne peut s’établir de façon rationnelle.

Le Socrate d’Aristophane et celui de Strauss.

Outre ses divers commentaires, Strauss consacre un livre entier sur Aristophane : Socrate et Aristophane, dans lequel il étudie les onze comédies qui nous sont restées ; il tente d’y découvrir un sens que les lecteurs peu regardants auraient négligé. Aristophane aurait distingué son public entre les sages et ceux qui venaient seulement pour rire et à chaque public, il aurait réservé un message différent. L’essai de Strauss reprend le postulat de la persécution et de l’art ésotérique d’écrire.

Comme dans la plupart de ses écrits, Strauss commente et insère ses propres réflexions, de manière méthodique et apparemment neutre. Les Nuées nous racontent l’histoire de Strepsiade, un citoyen ordinaire, mais criblé de dettes, qui approche l’école de Socrate pour maîtriser l’art de la rhétorique et se débarrasser de ses créanciers. Strepsiade est accueilli par un des disciples de Socrate dont le discours et l’attitude nous suggèrent le côté brouillon de son maître.

Bien que les enseignements de Socrate soient tenus pour secrets, le premier venu pourrait les connaître ; ces enseignements sont très profonds mais le disciple nous apprend qu’ils traitent de la distance d’un bond de puce. Tout cela ne fait pas très bonne impression.

Peu après, Socrate apparaît alors qu’il flotte dans les airs, dans un panier et qu’il contemple le soleil. Il descend à la demande du visiteur, qu’il appelle un « éphémère » ; Aristophane dépeint un philosophe qui s’absorbe dans une œuvre inutile et se désintéresse de la Cité. À mesure que la pièce se déroule, l’indifférence de Socrate et son côté ridicule s’amplifient : son école discrédite les dieux, la légitimité de la justice, la sainteté de la famille. Désemparé et frustré, Strepsiade fini par se raviser et met le feu à l’école de Socrate.

Strauss nous donne son point de vue sur la question, mais de manière oblique, sous forme d’une note presque anodine sur la gratuité de l’enseignement de Socrate  et comme souvent, Strauss marque son accord partiel avec une idée présentée par d’autres, en l’occurrence John Burnet et A.E. Taylor :

« J’en suis venu, par une autre voie, aux mêmes conclusions. Mes divergences quant à leur méthode provenaient de deux raisons différentes, mais non sans rapport. Burnet et Taylor s’intéressent aux Nuées davantage comme document que comme une pièce de théâtre. Faute d’un autre terme, leur approche pourrait être qualifiée d’harmonistique. Cette tendance se manifeste chez Taylor lorsqu’il affirme que le Socrate d’Aristophane est à la fois un physiologiste proche de Diogène d’Apollonie et un penseur de l’art royal ou politique comme Platon ou Xénophon ; il ne porte pas l’attention requise à ce que Platon affirme en Lois X comme quoi l’incapacité à comprendre la différence entre l’âme et les nuées mène au mépris de l’art politique. Burnet et Taylor refusent d’évaluer l’hypothèse que le Socrate de Platon ou celui de Xénophon sont une riposte ou une réponse à celui d’Aristophane. »

Strauss, par une voie sinueuse, nous suggère ainsi que le Socrate de Platon et de Xénophon serait une fiction. Si nous tenons compte que cette réflexion de Strauss est une digression alors qu’il commentait la gratuité de l’enseignement de Socrate, nous pouvons en déduire que les dialogues de Platon ou de Xénophon constituent des dons ou des offrandes à Socrate. « Le plus élevé des buts de Platon était d’offrir une louange à Socrate ou à sa manière de vivre. »

L’œuvre de Platon a donc une portée artistique ou théâtrale ; Platon traite le sort de Socrate sur le mode de la tragédie, mais il nous faut prendre tout aussi sérieusement la comédie d’Aristophane, comme une des pièces au dossier dans la querelle entre les poètes et les philosophes.

Écrits politiques d’Aristophane.

L’interprétation que Strauss fait des Nuées dépend de la façon dont on considère la visée d’Aristophane. Aristophane, d’après Strauss, se préoccupe essentiellement de la relation entre la nature et l’ordre social. Aristophane décrit la nature comme la réalité première : hétérogène, mystérieuse, qu’aucune loi ne peut expliquer entièrement.

Mais il nous montre également la nature humaine toujours imprégnée de normes et de conventions. La nature et la loi, ces deux registres, sont toujours en tension : aucune loi ne peut totalement rendre compte de la nature de l’homme, qui est toujours au-delà. Les comédies d’Aristophane nous révèlent la complexité de l’articulation entre « nomos » et « physis », la précarité de tout ordre établi.

D’après Strauss, les comédies d’Aristophane sont une mise en garde des philosophes et des démagogues au sujet des limites des pouvoirs de la raison et du nomos en général lorsqu’il s’agit de la nature. Ne pas reconnaître ces faits mettrait non seulement la cité en péril, mais aussi ceux qui, tel Socrate, transgressent l’interdit.

L’indifférence de Socrate aux affaires humaines l’empêche de percevoir la réalité politique : il en oublie que sa survie même dépend de la Cité. Il manque de prudence et de connaissance de soi. Il ne comprend pas la spécificité de la vie politique qui dépend d’un fragile équilibre entre la loi et la nature. Il jette un doute sur les autorités et sur les certitudes qui modèlent la nature humaine en une communauté politique.

Le philosophe tel qu’Aristophane le décrit est un érudit, un naturaliste forcené qui manque d’éros et est incapable de commerce dans les affaires humaines. Il ne tient pas compte des intérêts de la Cité, pas plus qu’il ne se soucie des règles et des conventions ou de la beauté qui en émane. Socrate tente de dépasser l’éphémère et se manifeste comme un être anti-érotique, indifférent à la beauté humaine que la poésie célèbre.

D’après Strauss, les disciples de Socrate avaient compris le message et c’est la difficulté à intégrer la philosophie à la cité qui devait les mener à produire une philosophie politique : un art qui ne se contente pas de chercher la connaissance mais qui tente également de saisir la spécificité humaine afin d’approfondir la conscience du tout dont fait partie la communauté politique, pour accroitre la connaissance de soi philosophique et protéger ainsi la philosophie des dangers qui la menacent.

Valeur socratique.

Les disciples de Socrate ne réagissent pas seulement aux avertissements politiques. Le problème de Socrate porte sur deux aspects : l’articulation entre le philosophe et la Cité et la valeur, sujette à caution, de l’activité philosophique.

Strauss traite de ce second aspect dans son introduction à Socrate et Aristophane ; il se réfère à Thucydide, à des poètes de l’antiquité et à un seul philosophe moderne, Nietzsche. Le problème de Socrate, tel qu’esquissé jusqu’ici, est un préliminaire au problème de Socrate exprimé par Nietzsche : la question « quelle valeur défendait Socrate ? » doit en fait se lire par « que vaut la valeur que Socrate défendait ? »

Dans la perspective de Strauss, cela implique le retour aux origines de la Tradition, un retour rendu nécessaire à cause du questionnement radical de cette même Tradition par la modernité, un questionnement qui culmine avec les attaques de Nietzsche contre Socrate ou Platon. 

Nietzsche considérait Socrate comme le grand tournant de l’histoire du monde, comme l’origine d’une décadence qui devait durer plusieurs siècles. Socrate est l’homme théorique : il rejette et ruine le principe de la tragédie, de la vie conçue comme tragédie, c’est-à-dire ce qui a donné naissance au plus haut type d’humanité. « Dans la personne de Socrate brille pour la première fois la lumière d’une foi en l’intelligibilité de la nature et dans la capacité universelle de la connaissance. »

L’imprégnation socratique de la culture européenne devait mener à la croyance moderne aux Lumières universelles, mais les limites de la science allaient ébranler la « culture socratique » en ouvrant la porte au nihilisme et en « l’espoir d’une philosophie de l’avenir qui ne serait plus du tout théorique, mais qui serait le savoir basé sur des actes de volonté ou sur des décisions pratique. »

Strauss montre que l’attaque de Nietzsche vise moins le personnage décrit par Aristophane, que le citoyen responsable décrit par Platon. « Le Socrate de Platon est aussi éloigné des combattants de Marathon que l’est le Socrate d’Aristophane. »

Au contraire de Nietzsche qui présente son philosophe de l’avenir sous une forme tapageuse, Platon procède par insinuations et cette différence suffit selon Strauss à manifester une différence fondamentale entre qui comprend la nature en général et qui comprend la vie politique en particulier.

D’après Strauss, Nietzsche a une conception moderne de la compréhension de la physis : la nature se prête au pouvoir de l’homme et il n’existe pas d’accès à une vérité pure. L’être humain ne peut s’élever au-dessus de la nature. La philosophie ne consiste pas en une contemplation, ou dans une quête de vérité, mais dans la création, dans l’application de lois à la nature. Comme Aristophane, Nietzsche affirme la futilité de la recherche philosophique classique.

Et pourtant, cette approche mène à se poser  la question : que vaut la découverte de Nietzsche ? Que vaut une découverte qui nous apprend que rien n’est une découverte ? On est là dans le domaine de la poésie et la poésie ne peut tenir indéfiniment dans son rejet de la philosophie. Strauss ne cherche pas pour autant à évacuer Nietzsche ou la poésie, mais à montrer quels en sont les prémices et les problèmes sur lesquels ils se fondent : éclairer la question d’où provient la réponse.

Questionner est la seule manière de fonder une vie raisonnable et c’est précisément ce qui guidait Socrate. L’impossibilité d’un savoir complet vaut pour dogme : il ne peut exister une seule réponse à l’ensemble des questions que se pose l’humanité. La question de la possibilité du savoir, de la bonté de l’activité philosophique, est impliquée dans la querelle entre poésie et philosophie, et l’énigme demeure au-delà des réponses éventuelles. C’est dans cette optique que Strauss revient aux comédies d’Aristophane et aux dialogues de Platon.

La philosophie politique de Platon d’après Strauss.

En dépit de que les modernes pourraient penser, Strauss soutient qu’il est impossible de savoir au juste ce que Platon pensait à partir de ses dialogues, qui sont des pièces de théâtre, dotées de personnages, d’intrigues, etc.

On ne peut les considérer comme l’exposé d’une doctrine théorique, mais comme des œuvres d’art. De nombreux discours sont contradictoires et prononcés par différents personnages. Dès lors, il serait absurde de les prendre pour l’expression de la pensée de l’auteur, de la même façon qu’un personnage de Shakespeare n’exprime pas forcément le point de vue du dramaturge.

D’autre part, Platon rappelle plus d’une fois les limites de l’expression écrite : le discours écrit peut être lu par n’importe qui ; au contraire d’un discours à son public, il ne peut être modulé en fonction de la personne. On peut donc déduire que les dialogues de Platon sont conçus de telle sorte à ce que les qualités de l’oralité soient préservées ; on peut aussi supposer que ces œuvres disent différentes choses à différents publics.

Si la Seconde lettre de Platon nous suggère que tous ne sont pas aptes à comprendre certaines idées ou problèmes, alors, certains discours ne doivent pas leur être tenus. Ils restent dans le domaine des opinions tandis que les autres recevront la pensée profonde du philosophe. D’après Strauss, les dialogues de Platon insinuent ou font allusion à différents chemins de réflexion.

L’œuvre de Platon devrait alors être lue comme un labyrinthe qu’il faut explorer avec patience et prudence. Il faut tenir compte de l’environnement des dialogues, de tout ce qui ne figure pas dans le dialogue même ; la diversité des procédés jette une lumière sur l’ensemble ; tous les dialogues sont différents et chacun est moins caractérisé par un thème que par l’approche d’un thème. L’ensemble peut être compris comme une réplique aux attaques d’Aristophane contre Socrate et Strauss vise en particulier deux œuvres de Platon contre les poètes : la République et le Banquet.

La République.

La République est un dialogue entre Socrate et un groupe de jeunes gens sur la justice. Socrate y évoque la cité parfaite et Thrasymaque, le rhéteur, y joue le rôle d’adversaire.

Selon ce dernier, le juste équivaut à la légalité et ce qui est légal dépend de la décision de celui qui dirige, ce qui implique que le juste équivaut à la volonté du plus fort. De ce point de vue, affirme Strauss, Thrasymaque tient le discours de l’Injuste dans les Nuées d’Aristophane : il nie tout idéal noble ou élevé au profit des lois de la nature, dans le sens le plus brutal du terme.

Chez Aristophane, Socrate représentait la faiblesse de la justice alors que chez Platon, il représente le Juste, ou le discours du Juste. Mais sa défense de la justice n’a rien de traditionnel ou de mythologique : comme les vérités et sagesses ancestrales se sont avérées problématiques, Strauss cherche à établir une notion de justice dégagée des croyances et des conventions ; il affirme ce qui est juste en soi, ce qui est juste par nature. La justice est donc le terrain de prédilection des philosophes, qui connaissent la nature mieux que quiconque.

Socrate affirme donc un ordre social qui serait naturellement juste et en accord avec la nature. Mais une telle cité n’existe pas : c’est une nouveauté produite par le Philosophe pour évoquer le lieu du Juste dans ses discours. Cet ordre et cette nouvelle cité seront parfaitement rationnels : on n’y trouvera rien qui soit inutile à l’ensemble et tout y tendra au perfectionnement de l’individu. Aucune place n’y sera réservée au sacré, à la noblesse, ni même à l’intimité : chaque particularité et spécificité y sera conçue pour la vertu et la justice.

D’où la question de l’obéissance. Pourquoi la majorité devrait-elle accepter ces normes, qui conditionnent l’existence d’une cité dirigée par des philosophes ? Le recours à la force serait nécessaire pour maintenir l’obéissance à la loi, mais pour réprimer la désobéissance, les sages devraient recourir à des hommes en armes car ils ne pourraient pas se défendre eux-mêmes. À moins que les forces de l’ordre ne soient elles-mêmes constituées de sages, pourquoi suivraient-elles les philosophes et pourquoi feraient-elles respecter leurs lois ? Il faudrait alors recourir à de belles histoires, ce qui impliquerait tromperie et mensonge.

« Même une société rationnelle, conçue selon les lois et les vérités de la nature, ne tiendrait pas sans une non-vérité fondamentale. » Toute communauté a besoin d’histoires, de mythes, de poésie, ou de discours persuasifs. Platon nous montre ici qu’il a bien retenu la leçon des comédies d’Aristophane : la raison seule ne peut avoir raison des appétits et tout pouvoir requiert des discours qui n’appellent pas seulement à la raison mais aussi au régime des passions individuelles.

La meilleure cité, comme tout ordre politique, requiert l’art de la persuasion, un art que Thrasymaque maîtrise. C’est lorsque cette vérité est admise, remarque Strauss, que Socrate déclare que Thrasymaque et lui-même sont devenus amis. Indépendamment de cette nouvelle amitié, la question des limites du juste discours réapparaît à mesure que le dialogue progresse.

Il n’y a pas de discours qui puisse convaincre la majorité de se soumettre aux exigeantes conditions requises par le gouvernement des philosophes, de conditions qui incluent par exemple le bannissement de tous ceux qui auront dépassé l’âge de dix ans et qui n’auront pas su apprendre le bon usage des vertus pour participer à l’utopie. La cité parfaite, note Strauss, ne serait possible que si l’humanité avait été miraculeusement transformée au préalable.

À différents endroits de son œuvre, Strauss souligne ce fait : même si la cité idéale de Platon n’est pas réalisable dans les faits, elle n’en délimite pas moins un horizon de légitimité politique même en l’absence d’un programme politique défini. Si une certaine dose de tromperie est nécessaire pour tenir la plus parfaite des cités, alors, il est d’autant plus nécessaire de tempérer ou de juguler les pires tendances dans les cités réelles.

Une fois de plus, le philosophe nous démontre qu’il a bien retenu la leçon : « la philosophie tient ou s’effondre avec la Cité. » Platon recourt à la fiction d’un Socrate qui défend lui-même une autre fiction, celle d’une cité parfaite ; le but étant d’empêcher la majorité de perdre espoir ou de verser dans la violence une fois qu’elle comprendra à quel point la véritable justice est difficile voire impossible à atteindre en ce monde. Le modèle de la cité la plus juste se dessine d’abord par contraste avec le pieux mensonge d’une fiction.

Le Socrate de la République montre au prudent lecteur les problèmes et les limites du politique ; de l’idéal et de la réalité collective. Les modernes, nous dit Strauss, ont en grande partie échoué à lire correctement la République et ont tiré des conclusions erronées. Des penseurs comme Hobbes ont cru améliorer la philosophie politique classique en produisant le meilleur ordre politique, sur des bases nouvelles et solides, d’après leur point de vue. En fait, ils ont pris pour vérité une fiction didactique qui illustrait justement les périls d’une telle entreprise.

Cependant, si la République est, entre autres choses, une fiction où un personnage lui-même fictionnel décrit une cité parfaite pour séduire la majorité et l’amener à accomplir un programme vertueux, on pourrait se dire que Platon lui-même se sert du discours pour imposer ses vues. En d’autres mots, on pourrait se demander si la thèse de Thrasymaque n’est pas finalement plus juste que celle de Socrate. Toute justice ne pourrait-elle être fondée que par la force ?  La philosophie serait alors une entreprise stérile… La vie de Socrate n’aurait-elle aucun sens ?

Le Socrate de Platon évite de telles conclusions en établissant un parallèle entre la Cité juste et l’individu juste. L’homme est capable d’une perception que ne peut la Cité et c’est cette idée de perfection devrait guider la cité. Le modèle de vertu qu’est Socrate nous montre que la dignité de la vie politique provient d’un principe qui la transcende, la plus parfaite ou vertueuse activité humaine : la philosophie.

Si l’on ne peut prouver qu’un certain savoir philosophique de la nature est possible, on ne peut prouver non plus qu’un mode de vie vaut mieux qu’un autre. D’après le philosophe américain Seth Benardete, « l’accomplissement de la science du politique, qui fait partie de la nature, dépend de l’accomplissement d’une science générale de la nature et celle-ci dépend elle-même de l’accomplissement d’une science générale du tout. »

Bien sûr, Strauss percevait ce problème. Pour mieux comprendre, tournons-nous vers le banquet.

Le Banquet.

Le Banquet décrit l’assemblée tenue au domicile du poète Agathon ; ses invités chantent l’un après l’autre les louanges d’Eros et lorsque vient le tour d’Aristophane, il est pris d’une crise de hoquet. Son corps se révolte contre la règle du jeu et il faut que le médecin Eryximaque parle à sa place, manière de rappeler, que, comme dans les pièces d’Aristophane, la nature, « physis », est toujours plus forte que l’intention humaine ; toute loi trouve ainsi sa limite.

Une fois son hoquet dissipé, Aristophane se prête au jeu. Agathon prend la parole après lui et finalement, vient le tour de Socrate, qui livre le discours le plus émouvant et le plus profond.

Aristophane et Socrate, dans leurs discours, sont d’accord : Eros est l’élan vers le bonheur, mais ils diffèrent sur tout le reste ; lorsque le poète décrit l’Eros comme un élan horizontal qui mène les hommes vers leur moitié respective, le philosophe évoque une verticale du désir, vers la perfection de l’Eros, c’est-à-dire la philosophie. En d’autres termes, la différence essentielle entre la philosophie et la poésie est l’absence ou la présence du philosophe au sommet. D’après Strauss, la manière dont Platon présente les deux termes de l’alternative est parfaitement exclusive : il s’agit bel et bien de deux visions différentes du monde et du bonheur.

Ces notions ont beaucoup en commun mais diffèrent dans l’ampleur qu’elles attribuent au cosmos : Aristophane conçoit le monde comme une sphère, alors que Platon l’envisage sous forme de triangle ou de pyramide. « La vie non-philosophique est incapable de résoudre le problème humain, ou alors, elle le résout inadéquatement, d’une façon absurde. Dans le premier cas, la tragédie. Dans le second, la comédie. »

La philosophie de Platon fournit à Strauss la solution au problème du bonheur : la vie philosophique, « dans la mesure où le problème humain ne peut être résolu par le politique, il ne peut l’être que par la philosophie, par le mode de vie qui est celui de la philosophie. » Raison pour laquelle la philosophie réduit la poésie à une fonction subalterne.

« La poésie présente la vie humaine telle qu’elle apparaît lorsqu’elle n’est pas guidée vers la philosophie. La poésie qui se prend pour fin nous montre une vie non-philosophique mais en manifestant le problème essentiel, la vie humaine telle qu’elle paraît sous un mode non-philosophique, la poésie prépare à la vie philosophique… elle ennoblit la passion et la purifie. La poésie qui se prend pour fin ne connaît pas ce vers quoi tend la purification de la passion. »

Ceci explique la différence profonde entre la poésie et la philosophie : ce qui est en jeu est la possibilité d’un mode de vie qui transcende les tourments de la passion. Le Socrate de Platon fait allusion à un tel mode de vie, qui est aussi la préoccupation de Strauss. Ce dernier cherche à la fois à en évaluer la possibilité et à la réhabiliter.

Cependant, dans Le Banquet, ni le poète ni le philosophe ne peuvent entièrement démontrer qu’ils ont raison, en particulier parce que l’Eros, horizontal pour l’un, vertical pour l’autre, fait partie de la physis, de cette mystérieuse réalité qui échappe à la raison humaine. Aristophane et Socrate doivent donc recourir à des histoires et à des narratifs pour leur démonstration.

Socrate triomphe et reçoit les applaudissements, mais la victoire, comme dans La République, est purement rhétorique. Aristophane tente de le contredire, mais il est interrompu par l’arrivée d’un nouvel invité, un admirateur de Socrate. D’après Strauss, c’est là une indication qu’il est impossible de démontrer rationnellement la supériorité de l’Eros philosophique, de prouver la supériorité indiscutable de la vie philosophique sur les autres.

Strauss fait également remarquer que le Banquet se termine sur l’acceptation provisoire par Aristophane d’une des thèses du philosophe. Curieusement, Strauss néglige le contexte alors qu’il y prêt d’ordinaire beaucoup d’attention. D’où notre interrogation : que se passe-t-il exactement à la fin du Banquet ? A l’aube, après tous ces discours, Socrate, Aristophane et Agathon, un philosophe et deux poètes, sont les derniers debout, mais bientôt seul le philosophe reste en ligne, prêt à saluer le jour.

Dans la perspective de Strauss, le Banquet semble nous démontrer que la supériorité de la pratique de Socrate réside moins dans sa capacité à persuader les auditeurs qu’à les épuiser. Au contraire du Socrate d’Aristophane, le philosophe raisonne mieux que les autres et plus longtemps. « L’exagération de son pouvoir rhétorique du philosophe n’est que l’envers de sa force physique. »

Le Socrate d’Aristophane est un pouilleux qui vit dans les nuées, plein de confusion et de ressentiment alors que celui du Banquet est un homme intelligent, fort, érotique et prudent qui laisse les autres dormir tandis qu’il poursuit ses audacieuses interrogations.

Les dialogues platoniciens sont un art d’atteindre au niveau le plus élevé de la vie. Ils nous présentent un Socrate de fiction, le paradigme de la supériorité philosophique sur les autres activités humaines. Bien que cette supériorité soit soutenue par les philosophes, ils ne peuvent toutefois en donner la raison et si les philosophes ne peuvent montrer leur supériorité, c’est parce qu’ils ne possèdent pas la clef de toute chose, cette clef sans laquelle tout savoir humain est incertain.

Conclusion.

Strauss campe Socrate en modèle de la philosophie politique classique. La première caractéristique marquante de Socrate est son élusivité. Le personnage de Socrate est un problème et non une réponse à la question des origines et des fins de la philosophie politique. Ses contemporains le décrivaient sous des jours très différents et ces divergences illustrent la complexité de la fondation de la philosophie politique.

Aristophane soulève les objections à la philosophie alors que Platon prend sa défense. Strauss nous présente une lecture du pour et du contre et souligne les points forts et les points faibles des deux camps. Poésie et philosophie ont de bons arguments, mais reposent en dernière analyse sur des présupposés indémontrables. Si la philosophie est possible, elle demeure problématique.

Clairement, le modèle philosophique de Strauss n’est pas celui de la modernité, mais du personnage fictionnel de Socrate chez Platon. Ce dernier nous montre une pratique philosophique qui consiste à chercher la connaissance sans oublier le sens politique commun et le contexte de cette quête.

La sagesse que poursuivent les philosophes n’est jamais parfaite, elle repose sur des prémisses discutables ; la seule réalité assurée pour le philosophe est d’avouer qu’il ne sait pas. Ainsi, le philosophe doit toujours revenir sur sa réflexion et sa pratique tient essentiellement en la reformulation, encore et encore, des mêmes questions fondamentales.

Mais ceci nous mène à deux faiblesses ou incohérences chez Strauss : la difficulté à distinguer la philosophie de la poésie et à séparer la pratique de la théorie. Comment y parvenir si l’archétype du philosophe est une fiction destinée à illustrer une certaine pratique qui ne se base pas sur la raison, mais sur certains choix de pratique ?

D’autre part, cette intrication rend d’autant plus difficile de distinguer le Socrate platonicien du philosophe moderne. Si la possibilité de la philosophie ne peut être rationnellement démontrée, si la philosophie platonicienne est une fabrique de beaux discours, et si l’activité de Socrate se base sur l’éros, comment Strauss pourrait-il parvenir à réhabiliter l’idéal et la contemplation contre le relativisme pratique des modernes ?

« La philosophie n’est autre que la conscience authentique des problèmes sur lesquels il est impossible de réfléchir sans chercher à leur trouver une solution, l’une ou l’autre des rares solutions caractéristiques. Tant qu’il n’y a pas de sagesse mais une quête de la sagesse, les problèmes restent plus prégnants que n’importe quelle solution. Dès lors, le philosophe cesse d’en être un à partir du moment où la certitude subjective d’une solution l’emporte chez lui sur la conscience du caractère problématique de la solution. »

On pourrait alors considérer le Socrate de Strauss comme un personnage poétique. Ceci nous rappelle à la fois la possibilité et l’incertitude de la philosophie et ceci nous ramène au commencement : « lorsque le début du questionnement nous apparaît plus évident que la fin de la réponse, alors, le retour à l’origine devient une nécessité permanente. »

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