Même pas mal !

 

Source : Par-delà bien et mal par Friedrich Nietzsche, éditions Garnier-Flammarion, traduction et édition de Patrick Wotling, relecture après quelques siècles environ.

Notre pitié est une pitié supérieure et qui voit plus loin : nous voyons comment l’homme se rapetisse, comment vous le rapetissez. Et il y a des moments où nous considérons précisément votre pitié avec une angoisse indescriptible, où nous nous défendons contre cette pitié ; où nous trouvons votre sérieux plus dangereux que n’importe quelle légèreté. Vous voulez si possible, et il n’y a pas de « si possible » plus dément, abolir la souffrance. Et nous ? Il semble précisément que nous voulions, nous, qu’elle soit encore plus élevée et pire qu’elle ne le fut jamais. Le bien-être, tel que vous le comprenez, ce n’est absolument pas un but à mes yeux, c’est un terme. Un état qui rend aussitôt l’homme risible et méprisable, qui fait souhaiter sa perte.

La discipline de la souffrance, de la grande souffrance, ne savez-vous pas que c’est cette discipline seule qui a produit toutes les élévations de l’homme jusqu’à présent. Cette tension de l’âme dans le malheur qui élève en elle la vigueur, son horreur à la vue de la grande destruction, son inventivité et son courage lorsqu’il s’agit de supporter le malheur, d’y garder patience, de l’interpréter, de l’utiliser, et tout ce qui lui a été donné de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur : cela n’a-t-il pas été par la souffrance, par la discipline de la grande souffrance ?

En l’homme s’unissent créature et créateur : en l’homme il y a de la matière, du fragment, de la profusion, de la glaise, de la boue, de l’absurdité, du chaos ; mais, en l’homme, il y a aussi du créateur, du sculpteur, de la dureté et du marteau, de la divinité spectatrice et du septième jour : comprenez-vous cette opposition ? Et le fait que votre pitié s’applique à la « créature en l’homme », à ce qui doit être formé, brisé, forgé, déchiré, brûlé, porté au rouge, décanté, à ce qui doit souffrir par nécessité et doit souffrir par obligation ?

Et notre pitié, ne saisissez-vous pas à qui s’applique notre pitié inverse lorsqu’elle se défend de votre pitié comme du pire de tous les ramollissements et de toutes les faiblesses ? Pitié contre pitié, donc ! Mais pour le dire une fois encore, il y a des problèmes plus élevés que ces problèmes de plaisir et de peine et de pitié ; et toute cette philosophie qui se réduit uniquement à ceci est une naïveté.

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