Pris sur Academia.edu. Madame Blavatsky et le paranormal : L’héritage d’E.R. Dodds par Gregory Shaw, in. Theosophy and the Study of religion, présenté par Charles M. Stang et Jason Ananda Josephson Storm, Bril Leiden/Boston, 2024, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.
« Nous
devons prendre soin de la pureté de notre corps de lumière (augoeides) que les
Oracles appellent véhicule de lumière de l’âme. Cette pureté s’étend à notre
nourriture, notre boisson, à tout le règne des enveloppes mortelles où il
réside, où il inspire la vie, jusque dans le corps inanimé dont il conserve
l’harmonie. »
Hiéroclès
*
Eric Robertson
Dodds (1893-1979) est une personnalité plutôt marginale par rapport à Mme
Blavatsky et la Théosophie. Avant d’entrer dans le détail, je voudrais dire un
mot sur mon propre rapport au sujet : dans les années 1970, j’ai connu,
dans l’Arizona, un gourou bouddhiste dont le nom était Erna Pounds et qui se
proclamait la réincarnation de Mme Blavatsky. À l’époque, ce n’était pas rare
et cette croyance était partagée par Franklin Merrell-Wolff, auteur de la Philosophie
de la Conscience sans objet (1973) et d’autres essais sur la pensée
non-dualiste.
En ce temps-là,
j’éprouvais déjà une aversion pour de telles prétentions. En tant que disciple
de Pounds, je n’y prêtais pas attention, au contraire de son enseignement à
proprement parler. C’était une grande âme et ses profondeurs se réfléchissaient
dans les miennes, du moins, elle m’évoquait un sens de la profondeur
personnelle que je n’avais jamais rencontré jusqu’alors. Elle fut à l’origine
de mon éveil. On peut décrire son enseignement comme une gnose : un savoir
intemporel, j’avais déjà été, j’avais déjà su quelque chose et elle semblait me
le révéler. Après plusieurs années de participation à un groupe de discussion,
elle accepta de nous enseigner la Doctrine secrète ; les cours
avaient lieu de manière informelle, à son domicile, pendant deux ans. Je m’en
souviens comme d’une époque exaltante.
Le 9 avril 2019,
lorsque David Abram prit la parole au Centre d’étude des Religions du monde, il
déclara que nous étions tous partie du même souffle essentiel, notre
souffle-ensemble et que nul ne pouvait dire au juste quand il prend naissance
et quand il se termine. Cette déclaration me fit repenser à Erna, qui nous
répétait la même chose. Je la revis se pencher vers moi, m’inspecter et me
dire : « Quand est ton commencement, quand est ta fin ? »
La question était une comme une invocation et me décentrait de moi-même :
soudain, j’ai compris que l’être n’avait ni début ni fin ; qu’il était de
partout et de nulle part à la fois. Lorsque je plongeai mon regard dans le
sien, j’étais ailleurs, dans un espace commun, une respiration commune, avec
Erna et une trentaine de disciples, dans la même pièce. C’était une
communication. J’en fus transformé.
Erna Pounds
était-elle réellement l’avatar d’Helena Blavatsky ? Je l’ignore. Peu
importe. Je sais qu’elle m’a transmis une noésis, un savoir non-duel, et
c’est ce que je cherchais à l’époque. Une atmosphère étrange de phénomènes
paranormaux entourait Erna Pounds, tout comme Blavatsky. Lors de ses cours sur
la Doctrine secrète, elle nous parlait de son Tulku, son maître
spirituel qu’elle appelait Tharchin. Elle nous apprit qu’elle avait grandi au
Tibet entre sept et quatorze ans où elle avait suivi l’enseignement de ce
Tharchin ; c’était lui qui prenait possession de son corps et qui
s’exprimait à sa place.
Je n’ai jamais cru
à ses histoires, mais je ne peux pas dire que je n’y croyais pas non plus. Les
preuves m’importaient peu ; ce qui comptait pour moi, c’était ce que
disait ce Tulku. Quand Tharchin s’exprimait, la voix d’Erna changeait, elle
était plus ferme ; son visage paraissait transfiguré, fixé sur moi et l’on
ressentait alors une profonde empathie, une familiarité, un accomplissement
pour une tâche qui nous attendait depuis toujours. Psychose partagée ?
Manipulation mentale ? Je l’ignore et à l’époque, tout ce qui comptait
pour moi, c’était le sentiment de vérité de l’expérience, l’enrichissement
qu’elle induisait en moi et aucune autre preuve n’était nécessaire.
Nos séances se
poursuivirent pendant quelques années. Erna nous avait expliqués que les communications
dépendaient de nous, de notre réceptivité en tant que groupe de vingt-cinq
personnes. De tels phénomènes se produisaient autour de Blavatsky et ils
étaient monnaie courante à la fin du dix-neuvième siècle ; auprès de
scientifiques comme William Crookes ; d’écrivains comme Frederick
Meyers ou William Butler Yeats ; de mystiques comme l’Irlandais
George Russel, connu sous le nom d’AE.
L’historien
irlandais des religions E.R. Dodds baignait dans cet occultisme néoplatonicien
inspiré de Blavatsky ; il faisait partie du salon dublinois de George
Russel, où il rencontra W.B. Yeats, Thomas S. Eliot, Stephen MacKenna et même
Samuel MacGregor Mathers dont une rumeur prétendit à l’époque qu’il avait été
tué… par Aleister Crowley lors d’un duel magique !
Dodds, qui était à
l’époque un brillant étudiant, allait devenir professeur Regius de Grec à la
chaire d’Oxford, un titre accordé par le roi d’Angleterre. Dans le même temps,
Dodds présida la Société de Recherche Psychique. Bien qu’il fût un homme rationnel,
il n’hésitait pas à s’immerger dans le monde des phénomènes paranormaux.
Comment pouvons-nous nous inspirer de son attitude aujourd’hui ? Comment
la pensée rationnelle discursive peut-elle négocier de telles rencontres avec
l’inexplicable ?
Dodds, néoplatonisme,
paranormal.
La Société de
Recherche Psychique fut fondée en Angleterre en 1882, par Frederick W. H. Myers
dans le sillage du néo-spiritualisme et du spiritisme en Europe et aux États-Unis.
Son objectif était d’étudier sans préjugé, selon la méthode scientifique, des
phénomènes tels que la télépathie, terme inventé par Myers, le mesmérisme, la
médiumnité, la télékinésie, la lévitation, les projections ectoplasmiques. Les
membres de la SPR furent les premiers « chasseurs de fantômes. » Le
psychologue William James et le chimiste William Crookes, l’historien de
l’Antiquité Gilbert Murray et le philosophe Henri Bergson figurent parmi ceux
qui présidèrent l’association.
E.R. Dodds,
helléniste reconnu de ses pairs, était un de ses membres les plus fidèles ;
en 1927, à l’âge de 34 ans, il rejoint la Société après avoir lu Myers et son
essai sur la survie post-mortem ; entre 1960 et 1963, il serait président
de la SPR. Connu pour ses essais sur la gnose de l’Antiquité et sur Proclus,
Dodds éprouvait un grand intérêt pour le paranormal ; peu avant sa mort,
en 1970, il aurait déclaré avoir perdu tout intérêt pour la mythologie
grecque au profit de ce dernier domaine. En réalité, Dodds voulait
« abolir l’occultisme » et trouver une explication scientifique aux
phénomènes inexpliqués.
Dans son
autobiographie, il se décrit comme un enquêteur infiltré parmi des cercles
criminels qui enfreignent les lois de la raison. Mais parfois les infiltrés
sont eux-mêmes retournés… et c’était en partie le cas de Dodds. Il employait
ses connaissances classiques pour réciter des invocations, pour placer des
sujets en transe ; il lui arriva d’induire une transe médiumnique chez une
femme pour qu’elle espionne son mari. T.S. Eliot le surnommait « l’homme à
la boule de cristal » Dans son poème Hypnose, lui-même évoque sa
passion pour l’inexpliqué :
« Ivre de
volonté, je la serrais comme Dieu une étoile / une marionnette, un jouet, et
tout cela était aussi en moi / je savais que son image vivait au loin /
puissance unique et silencieuse, débordante de joie / qui maîtrisait les
planètes et son nom était celui du Destin. »
En 1928, peu après
avoir intégré la SPR, Dodds se rendit en Allemagne pour enquêter sur les médiums
alors en vogue : Rudi et Willi Schneider. Willi entra en transe et aurait
fait chuter un mouchoir avant de le faire tourner sur lui-même. Dodds déclara à
sa mère qu’il « s’était alors senti comme Isaac Newton sous son pommier. »
Les talents psycho-kinésiques des frères Schneider faisaient alors forte
impression ; néanmoins, Dodds ne croyait pas à l’action d’esprit
désincarnés. D’après lui, c’était la transe elle-même qui conférait des
pouvoirs exceptionnels et ces facultés « psi » pouvaient s’expliquer scientifiquement.
Aujourd’hui, tout cela nous paraît étrange. « Le plus grand tabou parmi
les intellectuels est de remettre en question le paradigme matérialiste »
déclare Victoria Nelson dans une réponse à Wouter Hanegraaff (2008)
La faculté
« psi » qui intéressait le plus Dodds, celle pour laquelle il n’avait
pas d’hypothèse convaincante, était la précognition, attestée dans de nombreux
cas. L’historien des religions Jeffrey Kripal a souvent été ridiculisé et
critiqué ; dans Visions de l’impossible (2014), il rapport
l’anecdote suivante au sujet de Mark Twain. En 1858, Twain et son frère
travaillaient sur un bateau à vapeur ; alors qu’ils étaient en cale sèche
à Saint-Louis, Twain rapporte le rêve suivant :
« Au petit
matin, quand je m’éveillai, je me souvenais d’avoir rêvé et le rêve m’avait
laissé une empreinte si forte, si réelle qu’il me troublait et que je le
prenais pour accompli. Dans le rêve, j’avais vu Henry, mon frère comme un
cadavre, allongé dans un cercueil métallique. Il portait un de mes costumes et
sur sa poitrine reposait un grand bouquet de roses blanches, avec une rose
rouge au centre. »
Lorsque Twain
s’éveilla, il se prépara à voir le cercueil, avant de s’apercevoir qu’il ne
s’agissait que d’un rêve. Malheureusement, ce rêve était prémonitoire. Quelques
semaines plus tard, Henry, qui avait été grièvement brûlé sur le bateau, mourut
d’une surdose d’opium, administré contre la douleur. Dans son journal, Twain
écrit :
« Lorsque
j’entrai dans la chambre mortuaire où Henry gisait dans le cercueil, il portait
un de mes costumes… il me l’avait emprunté, sans que je le sache, durant notre
dernier séjour à Saint-Louis et je reconnus de suite le rêve que j’avais fait
plusieurs semaines auparavant ; il ne manquait qu’une seule chose et je
m’en fis la réflexion lorsqu’une vieille dame entra avec un énorme bouquet,
principalement des roses blanches, avec une rose rouge au milieu ; bouquet
que je la vis déposer juste sur la poitrine du défunt. »
Kripal cite cette
anecdote et la prend au sérieux ; il ne l’évacue pas comme une fiction
littéraire ou comme un contrecoup du chagrin. Si cette histoire est vraie, elle
tendrait à prouver que la conscience n’est pas le seul produit du cerveau, ni
qu’elle est entièrement réductible à des causes matérielles. Ce point de vue
s’avère insupportable au paradigme matérialiste [ce que Bertrand Méheust
appelle « le Rubicon du sujet »] : personne ne peut voir
l’avenir avant qu’il ne se soit produit, personne ne peut entendre des
conversations à des milliers de kilomètres, personne ne peut éprouver des
intuitions télépathiques sur ce que ressent autrui. Et pourtant, la conscience
du soi demeure un problème pour la neurologie. Kripal, lui, présente un modèle où
le cerveau serait un filtre pour la conscience et non la cause de la conscience.
C’était déjà l’idée
de Frederic Meyers, William James, Henri Bergson ou Aldous Huxley : la
conscience ne se réduirait pas au seul cerveau, ou comme le formulait
James : « Si nous partons du principe que la pensée est une
fonction du cerveau, nous ne sommes pas pour autant obligés d’imaginer une
fonction qui ne serait que productrice ; elle pourrait tout aussi remplir
d’autres fonctions, facilitatrices ou transmissives. » James admet la
production de la pensée comme une fonction secondaire ; la première
fonction du cerveau serait de recevoir, de filtrer, de transmettre la pensée,
un peu à la manière d’un poste de radio qu’il faut régler sur la bonne
fréquence.
Siddhas
néoplatoniciens.
Les études antiques
de Dodds sur les néoplatoniciens peuvent nous aider à reformuler le paranormal.
Pour les néoplatoniciens, de telles expériences n’avaient rien d’exceptionnel,
mais s’inscrivaient dans leur pratique philosophique : contrôler les émotions,
l’imagination, accomplir des exercices intellectuels, suivre un régime
végétarien, etc. Le yoga néoplatonicien, comme son homologue d’Asie du Sud,
produit des siddhas, des adeptes parfaits. Ces pratiques néoplatoniciennes ne
s’intègrent pas au paradigme matérialiste ; Dodds lui-même était
particulièrement hostile envers la théurgie de Jamblique précisément parce
qu’elle évoquait fortement les cas de possession allégués par les spirites ou
les occultistes de son temps.
Cet aspect du
néoplatonisme avait mauvaise presse parmi le milieu académique : Gilbert
Murray, le prédécesseur de Dodds à Oxford, n’y voyait qu’une « lubie de
Dodds » ; Francis Cornford exprimait le point de vue dominant
lorsqu’il qualifiait le néoplatonisme « d’acte de décès de la philosophie. »
« La philosophie, après sa magnifique floraison de lumière, décrit une
courbe descendante, replie ses ailes et replonge dans les ténèbres d’où elle
s’était extirpée : les ténèbres de l’Erèbe, de la magie et de la
théurgie. » Dodds, lui-même, ne dérogeait pas aux préjugés de son
temps lorsqu’il décrivait la théurgie de Jamblique comme « un
lamentable galimatias spirite. »
Et pourtant, Dodds
fut celui qui allait ouvrir la culture occidentale à un mode de pensée antique
qui dépassait les cadres de notre rationalité. Plotin, le mystique rationnel
selon Dodds, était aussi un clairvoyant et un « précog » avant
l’heure. Dodds le savait, tout comme il connaissait les expériences astrales de
Plotin et les guérisons psychiques de Proclus ; Jamblique aurait même
lévité et matérialisé des esprits à partir de l’air même. Un des théurges les
plus remarquables, celui qui ressemble déjà à Helena Blavatsky, était Sosipatra
de Pergame, au quatrième siècle de notre ère, soit une génération après
Jamblique.
Sosipatra [dont
aucun des écrits ne nous sont parvenus] aurait manifesté des dons de
clairvoyance ainsi qu’une proximité à de mystérieux démons chaldéens qui lui
seraient apparus alors qu’elle n’avait que cinq ans. Ses pouvoirs surnaturels
impressionnaient tellement son père qu’il aurait cédé sa fille aux forces
démoniques pour cinq ans, le temps qu’elle soit initiée aux mystères. Lorsque
sa fille lui revint, après le délai indiqué, il fut convaincu qu’elle était
devenue une déesse : elle aurait ensuite transmis ses mystères « avec
aisance et sérénité. » Tout comme Blavatsky avait reçu les
enseignements des Mahatmas, Sosipatra prodiguait à ses disciples les mystères
chaldéens.
Malgré les réserves
que Dodds éprouvait sur le sujet, même s’il nous recommandait de ne pas écouter
ces prophètes du passé, c’est bien lui qui contribua à leur exhumation et nous
commençons seulement à explorer cette tradition oubliée et sa pensée étrangère.
Le platonicien Héroclès (sixième siècle) montre toute la différence qui nous
sépare : « La Philosophie fait partie intégrante de l’art des
choses sacrées, tê tôn hierôn techné, car cette pratique, cet
art, cette technique est celle de la purification du corps de lumière, mais si
vous en séparez la philosophie, vous verrez que celle-ci n’exerce plus du tout
le même pouvoir. »
La philosophie ne
cherche plus du tout à transformer le monde car il y a longtemps qu’elle ne
détient plus ce pouvoir. Nous avons perdu notre capacité à produire un corps de
lumière, à constituer notre Augoeides et ces termes n’ont plus aucune
signification pour nous. Notre vie est un produit du hasard, un accident
moléculaire et chimique ; la philosophie se réduit à un bricolage de références
culturelles et ne vise plus du tout à la transformation de l’âme.
Conclusion :
défi à l’académisme.
Les néoplatoniciens
savaient que les racines de notre rationalité discursive et représentative
échappaient à la raison elle-même ; ils se tournaient vers des rituels
théurgiques afin d’actualiser ces principes. Ils savaient que le cœur de notre
conscience nous demeure cachée, qu’il se révèle sous forme de paradoxes,
d’énigmes, d’énigmes vivantes comme celle de Sosipatra, la mystique chaldéenne
ou Mme Blavatsky, clairvoyante et imposteur ; ou mon propre gourou, Mme
Erna, dont les récits n’étaient ni vrais ni faux, mais d’un autre registre
d’existence.
« On dirait que certains faits ont besoin d’une fiction pour se manifester : le sacré est un trickster » écrivait Jeffrey Kripal et peut-être devrions-nous nous en inspirer, nous montrer plus souples à la fois sur le plan de l’imagination et de l’intellect, si nous voulons mieux comprendre certaines énigmes. La matière s’est évaporée en étranges formules mathématiques ; nos identités suivent le même régime et peut-être faut-il redéfinir des personnalités énigmatiques, ambivalentes, comme celles de Blavatsky et nous tourner à nouveau, avec prudence, vers le paranormal.

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