Frédéricisme attardé

 

Source : Par-delà bien et mal par Friedrich Nietzsche, éditions Garnier-Flammarion, traduction et édition de Patrick Wotling, relecture après quelques siècles environ.

Le scepticisme de la virilité téméraire, qui est si proche parent du génie pour la guerre et la conquête et pénétra pour la première fois en Allemagne dans la figure du grand Frédéric. Ce scepticisme méprise et néanmoins accapare ; il mine et s’approprie ; il ne croit pas mais cela ne le conduit pas à s’égarer ; il donne à l’esprit une liberté dangereuse, mais tient son cœur en bride d’une main de fer ; c’est la forme allemande du scepticisme, laquelle, sous forme de frédéricisme attardé et porté à son degré le plus spirituel, a pour longtemps assujetti l’Europe à l’esprit allemand et à sa méfiance critique et historique.

Du fait du caractère viril de la force et de l’opiniâtreté indomptables des grands philologues et critiques historiques allemands (qui, à bien les considérer, sont également autant d’artistes de la destruction et de la désintégration) se fixa progressivement, et ce, en dépit de tout le romantisme en musique et en philosophie, un concept nouveau de l’esprit allemand dans lequel le penchant au scepticisme viril se dégagea comme un trait saillant : en prenant pour forme, par exemple, l’intrépidité du regard ,le courage et la dureté de la main qui dissèque, la volonté opiniâtre de se lancer dans de dangereuses explorations dans les expéditions polaires les plus spirituelles, sous des cieux désolés et dangereux.

Il y a sans doute de bonnes raisons pour que les humanitaires superficiels à sang chaud se signent justement à la vue de cet esprit : cet esprit fataliste, ironique, méphistophélique, comme l’appelle Michelet, non sans un frisson. Mais si l’on veut éprouver à quel point cette peur face à  « l’homme » présent au fond de cet esprit allemand qui réveilla l’Europe de son « sommeil dogmatique », constitue une distinction, on peut se remettre en mémoire le concept ancien que celui-ci dut surmonter, et se rappeler qu’il n’y a pas si longtemps encore, une femme faite homme [Madame de Staël] se permit avec une présomption effrénée, d’oser recommander les Allemands à la sympathie de l’Europe en les présentant comme des balourds placides, ayant le cœur sur le main, faibles de volonté et poètes.

Sachons enfin saisir avec toute la profondeur requise la stupéfaction de Napoléon lorsqu’il eut l’occasion de rencontrer Goethe : elle révèle ce que l’on avait entendu des siècles durant par « esprit allemand. » Voilà un homme ! Cela voulait dire : « C’est bel et bien un homme ! Et moi qui attendais à ne trouver qu’un Allemand. »

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