Source : Le Triomphe de l’artiste, la révolution et les artistes, Russie : 1917-1941, par Tzvetan Todorov, édition Flammarion, collection Versilo
En vue de son exposition personnelle de 1929, pour
laquelle il manque de tableaux anciens, Malevitch recourt à un procédé
inédit : en deux ans, 1928-1929, il peint une bonne quarantaine de
tableaux pour lesquels il s’inspire de ses dessins des années 1905-1915 ou de
ses souvenirs des tableaux dont il ne dispose plus, et il les antidate, comme
s’ils avaient été peints une vingtaine d’années plus tôt. De cette manière, les
écarts par rapport à ce qui est en train de devenir la norme réaliste du moment
échappent aux critiques : on avait le droit de produire des tableaux
impressionnistes, néo-primitivistes ou cubistes en 1910, alors qu’il est mal vu
de le faire en 1930.
En même temps, l’attribution de fausses dates aux
tableaux poursuit un autre but. Dans ses écrits théoriques, Malevitch a établi
une succession idéale des courants picturaux, en raison de leur rapprochement
progressif vers l’idéal suprématiste, en commençant par l’impressionnisme et en
passant par le cézannisme, le cubisme et le cubo-futurisme. Il choisit
maintenant de présenter sa propre évolution comme une illustration exemplaire
de cette progression des styles. En réalité, l’évolution existe mais elle n’est
pas parfaitement linéaire et le peintre se voit obligé de « refaire le
passé selon l’interprétation présente », à en croire la formule entendue
par l’un de de ses disciples. »
Malevitch escamote notamment les moments où il a été attiré par la peinture symboliste, car cela signifierait un écart par rapport au cheminement idéal. De plus, par une autre coquetterie qui lui fait préférer l’inscription idéale des œuvres dans le temps à leur création réelle, il antidate ses œuvres de deux années plus tôt en moyenne, les situant au moment où elles auraient dû être peintes. Un tableau exécuté en 1929 se relie, mettons, au style des toiles peintes en 1909, mais il sera daté par Malevitch de 1907. Le résultat est qu’il est parfois assez difficile de situer avec précision les œuvres de cette période.
Les prototypes dont le peintre s’inspire le plus souvent datent en réalité des années 1911-1912. Les contemporains sont, pour la plupart, dupes de ces falsifications, tant le style choisi et l’ordre établi paraissent convaincants alors qu’en réalité les nouveaux tableaux sont assez différents des anciens.

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