« La théorie, la pratique, ça va… »

 

Source : De la Tyrannie, par Leo Strauss précédé de Hiéron de Xénophon, et suivi de Tyrannie et Sagesse par Alexandre Kojève, éditions Gallimard, collection Tel

Si Xénophon paraît avoir cru que la tyrannie bienveillante, ou le gouvernement d’un tyran qui écoute les conseils du Sage, est préférable en principe au gouvernement des lois ou au pouvoir des magistrats élus en tant que tels, il semble qu’il ait pensé que la meilleure tyrannie ne pouvait guère, si elle le pouvait, être réalisée ;

C’est ce que montre très clairement l’absence de toute référence à des tyrans bienveillants et heureux qui existeraient réellement, non seulement dans l’Hiéron, mais dans l’ensemble des œuvres de Xénophon. Il est vrai que, dans l’Éducation de Cyrus, il se réfère parfois à un tyran qui était en apparence heureux, mais il ne dit pas qu’il ait été bienfaisant ou vertrueux. Et surtout, le monarque en question n’était pas Grec : il semble qu’il n’y ait eu en particulier peu de chances, parmi les Grecs, pour introduire une tyrannie. La raison pour laquelle Xénophon se montre si sceptique quant à l’avenir de la meilleure tyrannie, est indiquée par un trait commun aux deux études qu’il a consacrées à la tyrannie dans ses œuvres.

Dans l’Hiéron, aussi bien que dans les Mémorables, le tyran est présenté comme un souverain qui a besoin d’être guidé par un autre homme pour devenir un bon souverain : même le meilleur des tyrans, en tant que tel, est un souverain imparfait et incapable. Le fait qu’il est un tyran, qu’il est appelé tyran et non roi, signifie qu’il s’est montré incapable de transformer la tyrannie en monarchie, ou de transformer un titre généralement considéré mauvais en un titre généralement considéré légitime. L’absence d’autorité incontestée qui s’ensuit a pour conséquence que le gouvernement tyrannique est, en principe, plus oppressif et donc moins stable que le gouvernement non tyrannique.

C’est ainsi qu’aucun tyran ne peut se passer d’une garde qui lui est plus dévouée qu’à la cité et qui lui permet de conserver son pouvoir contre le vœu de la cité. Ces raisons expliquent pourquoi Xénophon, ou son Socrate, préféraient, pour des buts pratiques, du moins pour autant qu’il s’agissait de Grecs, le pouvoir des lois à celui de la tyrannie, et pourquoi ils identifiaient, à toutes fins utiles, le juste avec le légal.

L’enseignement « tyrannique », c’est-à-dire l’enseignement qui expose le cas posisble d’une tyrannie bienfaisante — et même d’une tyrannie bienveillante qui fut, à ses débuts, établie par la violence ou par la ruse — a donc une signification purement théorique. Ce n’est pas pas plus qu’une expression puissante du problème de la loi et de la légitimité. Lorsque Socrate fut accusé d’enseigner à ses disciples d’être « tyrannique », cet acte fut, sans nul doute, basé sur la confusion populaire entre une thèse théorique et une propension pratique.

Toutefois, la thèse théorique, par elle-même, empêchait nécessairement ses partisans d’être loyaux sans réserve à la démocratie athénienne, car elle les empêchait de croire que la démocratie était simplement le meilleur régime politique. Elle les empêchait d’être bons citoyens (au sens précis du terme) sous une démocratie. Xénophon n’essaie pas même de défendre Socrate contre l’accusation d’avoir amené les jeunes gens à considérer avec mépris le système politique établi à Athènes. Il va sans dire que la thèse en question aurait pu devenir embarrassante pour ses partisans dans toute cité qui n’était pas gouvernée par un tyran, c’est-à-dire dans presque toutes les cités grecques.

Le fait que Socrate et Xénophon acceptaient l’enseignement « tyrannique » expliquerait alors pourquoi ils devinrent suspects aux yeux de leurs concitoyens et, par conséquent, expliquerait presque clairement pouruqoi Socrate fut condamné à mort et Xénophon, à l’exil.

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