Source : La Vitesse de libération par Paul Virilio, éditions Galilée, collection L’Espace critique, dirigée par Paul Virilio, relecture mai 2006-juin 2025
« Sur la Lune,
dit Buzz Aldrin, l’éclairage est étrange. Sans atmosphère, le phénomène de
réfraction disparaît, si bien que l’on passe directement de l’obscurité totale
à la lumière, sans aucune transition. Quand je tends la main pour la mettre au
soleil, on dirait que je traverse la barrière d’une autre dimension. »
Comme si, pour l’astronaute, l’ombre et la lumière étaient deux dimensions
nouvelles, dans la mesure où n’existe plus pour lui aucune transition, la perte
des phénomènes de réfraction atmosphérique provoquant une perception différente
de la réalité.
Pour nous
autres, habitants de la terre mère, la même « perte de transition »
s’effectue en cette fin de siècle et la brusque dévaluation de l’importance de
la réfraction de la lumière solaire occasionne une remise en cause des différents degrés d’éclairement qui marquaient encore, avant l’invention de
l’électricité, les heures de la journée ou les jours de l’année. Sous
l’illumination de la lumière indirecte des écrans et des autres régies de la
transmission optoélectronique des événements, le temps de la succession
chronologique s’efface à l’avantage d’un temps d’exposition instantané et
chronoscopique qui s’apparente à la brutalité de ce « coup de
projecteur » dont Aldrin nous dit que : « Sur la lune, le soleil
nous éclaire comme un projecteur géant. »
Même s’il s’agit
toujours du même « soleil », il ne s’agit plus de la même lumière ni
donc du même temps. En effet, le temps de la terre et de sa matière n’est pas
le temps lumière qui éclaire les hommes de la mission lunaire, puisque la
transition atmosphérique a disparu, et, avec elle, le fondu enchaîné de cette
réfraction optique due à la mince pellicule gazeuse qui nous permet non
seulement de respirer, et donc de vivre, mais aussi de compter le temps, grâce
au caractère transitif des jours, des heures ou des minutes… le défilement
séquentiel de notre durée terrestre n’étant jamais qu’un
« artefact », un film du ciel, et de sa météorologie.
Victimes
consentantes du syndrome de l’accomplissement total, autre forme de folie des
grandeurs, nos astronautes ont donc entrevu les premiers, cet accident général
qui nous attend demain, ici-bas, dans ce demain déjà-là du perpétuel présent
des techniques du temps réel. Par exemple, dès son retour parmi nous, Armstrong
aura conscience que ce qu’il vient de faire « là-haut », dans ce
demain du déjà-là du perpétuel présent des techniques du temps réel. Par
exemple, dès ce retour parmi nous, Armstrong aura conscience que ce qu’il vient
de faire « là-haut », en réalité, il ne l’a pas seulement vécu, mais
seulement exécuté.
Et pendant huit
longues heures, de 1971 à 1979, notre astronaute extra-terrestre ira se
réfugier avec sa famille, dans une ferme de son Ohio natal. Collins, le
troisième homme de la mission Apollo 11, a de son côté, l’étrange sentiment
d’avoir été à la fois, présent et absent de la terre comme de la lune, cette
perte totale et heureusement momentanée, du référent positionnel.
Quant à Aldrin, après deux dépressions nerveuses, plusieurs cures de désintoxication et un divorce, il se retrouvera dans un hôpital psychiatrique ; comme si les deux équipages les plus célèbres de l’histoire contemporaine, celui du bombardier atomique Enola Gay et celui de la capsule astronomique Apollo 11, avaient été les prophètes du devenir malheureux de l’humanité.

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