Pris sur Academia.edu. « Ne pose pas de questions » : Gershom Scholem et la mystique juive contemporaine par Boaz Huss, Project Muse, Oxford University Press, all rights reserved, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.
« Quand on se tourne vers les écrits des
grands kabbalistes, on éprouve souvent un mélange d’admiration et de dégoût. »
Gershom Scholem : Les Grands courants de la
mystique juive
*
En guise
d’introduction, laissez-moi vous raconter ce qui arriva à une proche
connaissance. En 1924, ce jeune homme arrive à Jérusalem, porteur d’un modeste
bagage d’historien et de philologue, désireux d’entrer en contact avec un
cercle de kabbalistes contemporains, des juifs de l’Est, détenteurs d’une
tradition longue de plus de deux cents ans. Ce voyageur rencontre un kabbaliste
qui lui dit : « Je vais t’apprendre ce que je sais, mais à une condition et
je ne suis pas sûr que tu puisses y satisfaire : ne pose pas de
questions. »
Gershom Scholem
raconta cette anecdote en ouverture à sa conférence « Kabbale et
mythe » à la conférence Eranos d’Ascona (Suisse) en 1949. En 1974, lors
d’une interview avec Muki Tsur, il déclara qu’il était lui-même ce jeune homme,
ce qui était déjà clair pour les auditeurs de la conférence d’Ascona. Il
précisa cette fois quelle avait été sa réaction à la condition imposée par R.
Gershon Vilner, le kabbaliste ashkénaze de la yeshiva Bet-El : « Je
lui ai dit que j’allais réfléchir, puis, je lui ai avoué que je ne pourrais pas. »
Paradoxalement, par cette réponse négative, Scholem remplissait la
condition : par la suite, il décida de ne pas étudier la kabbale comme un
phénomène vivant, contemporain, mais bien en tant que phénomène du passé. »
Dans son
autobiographie, « De Berlin à Jérusalem », Scholem mentionne d’autres
rencontres avec des kabbalistes ou des mystiques, mais de façon assez
cavalière, sans jamais évoquer la possibilité qu’ils vaillent la peine d’une
étude ou de recherches. En effet, il se préoccupait surtout des kabbalistes les
plus obscurs, les plus négligés, sans jamais se pencher sur les yeshivoth de
son temps comme Bet-El, Rehovot ha-Nahar ou Sha’ar ha-Shamayim, ni sur des
kabbalistes comme R. Saul ha-Kohen Dwlck, R. Judah Petaiah, R. Solomon Eliashov
ou R. Judah Ashlag. Seuls quelques-uns trouvaient grâce à ses yeux : R.
Kook, R. Menahem Mendel Schneerson et R. Ahrele Roth.
Le philologue et
historien Scholem cherchait les soubassements mystiques et métaphysiques de la
kabbale en tant que phénomène global. Dans une publication récente, « Religion
after Religion », Steven Wasserstrom opposait son approche à celle de
Mircea Eliade, qui étudia auprès de gourous indiens et Henry Corbin qui
s’engagea dans une longue discussion avec les cheiks du soufisme. Il vaut aussi
la peine de mentionner Solomon Dov Goitein : de même formation et origine
que Scholem, il arrive à Jérusalem sur le même bateau, mais il se tourne vers
l’étude ethnographique des juifs yéménites.
Scholem ne
s’intéressait pas aux kabbalistes de son temps non parce qu’il était historien
et philologue, mais parce qu’il ne leur reconnaissait pas d’intérêt. Dans « Les
Courants de la mystique juive » (1941) il écrit : « Au terme
d’un long processus où, paradoxalement, la kabbale a influencé le cours de
l’histoire juive, elle est redevenue ce qu’elle était au départ : la
sagesse ésotérique de petits groupes d’érudits vivant en dehors du monde, et
sans aucune influence sur lui. » Dans son article
« Considérations sur la possibilité d’une mystique juive
contemporaine » (1963), il écrit : « Au bout du compte, on
pourrait dire que notre époque n’a produit aucune mystique originale, ni en
Israël ni parmi les autres nations. »
Selon moi, il
s’agit surtout de jugements subjectifs qui relèvent in fine des stéréotypes de
l’orientalisme ; ce qui nous empêche d’évaluer à leur juste mesure les
phénomènes d’aujourd’hui. Ce disant, je ne cherche pas à accuser Scholem, ni à
minimiser ses recherches, mais plutôt à jeter un regard critique sur son cadre
de références et ses présupposés. Scholem le reconnaissait : son intérêt
pour la mystique juive et la kabbale provenait de son sionisme alors qu’il
vivait encore en Allemagne. Dans l’interview avec Muki Tsur évoquée plus haut,
il déclarait : « Je voulais entrer en kabbale comme en sionisme,
dans un monde vivant, le renouveau d’un peuple qui avait périclité… La question
qui me poussait alors était : le judaïsme halakkique est-il assez fort
pour persévérer en se privant d’une mystique ? La halakka était-elle
possible sans mystique ? Possédait-elle encore assez de vitalité pour
poursuivre après deux mille ans ? » La mystique et la kabbale
représentaient pour Scholem une expression de la vitalité du judaïsme et une
force révolutionnaire qui permettait la survie en exil ; c’était cette
dialectique qui avait mené des Lumières au Sionisme, ultime incarnation de
cette force vitale.
« Il est
fondamental que cette créativité, qui prend dans la génération actuelle la
forme d’une conscience politique radicale, se fonde sur plusieurs strates
séculaires. Cet édifice, ou plutôt cette reconstruction, de la vie d’une nation
fut longue et difficile ; elle l’est toujours, elle exige du courage, de
la préparation et de la maîtrise ; on peut raisonnablement se demander si
cela laisse de la place aux formes traditionnelles. Cette conscience politique
radicale recourt à ce qui, en d’autres circonstances, aurait été de la
mystique ; à présent, elle s’investit plutôt dans un courant d’athéisme,
complètement sécularisé. »
L’exil fut, selon
Scholem, la période de floraison de la mystique juive ; il en voit
l’apparition dans la littérature des Palais, « heikhaloth »,
dans les premiers siècles chrétiens, et le phénomène se serait achevé avec
l’hassidisme, puis dans les yeshivoth comme celle de Bet-El. Cette conception
de la mystique juive en tant que force vitale au sein de la diaspora explique
l’attitude de Scholem a son arrivée à Jérusalem.
Au lieu de s’y
intéresser, il lui tourne le dos et retourne étudier dans les bibliothèques
européennes, dans les archives, pour y retrouver d’antiques manuscrits. Non
seulement le sionisme de Scholem privait la kabbale de toute contemporanéité,
mais, pour reprendre l’expression d’Arthur Hertzberg, il lui réservait un
enterrement de première classe. La foi en la Torah du Ciel a été perdue :
« Après tout, nous sommes en grande partie des anarchistes religieux. »
« Dans les
générations récentes, il s’est certainement trouvé des individus qui ont
produit de nouvelles formes de mystique ou des mouvements signifiants pour la
communauté juive, et cela vaut tout autant pour le christianisme et pour
l’islam. Peut-être la mystique n’apparaîtra-elle pas sous les formes
traditionnelles… peut-être la sainteté surgira-t-elle du monde laïc,
sécularisé, sous des formes complètement nouvelles par rapport à la Tradition.
Il se pourrait que cette mystique nouvelle soit celle du siècle. Je fais
allusion à quelque chose qui ne vient pas d’une pièce ; il existe des
personnes qui voient à travers la sécularisation, qui voient dans l’édification
d’une nation, un reflet d’un sens mystique, du secret du monde. »
Scholem conclut ses
réflexions sur la possibilité d’une mystique juive contemporaine en citant Walt
Whitman dont la poésie représente à ses yeux « une parfaite
expression de sacralité au sein d’un monde parfaitement sécularisé. »
Ailleurs, il reformulera ce néoromantisme à propos de Kafka, notamment dans « Dix
propositions anhistoriques sur la Kabbale » : « Kafka, d’une
manière unique et vaporeuse, évolue entre la religion et le nihilisme et c’est
pourquoi certains lecteurs d’aujourd’hui aperçoivent dans son écrits — qui sont
des expressions sécularisées d’une conception kabbalistique du monde — quelques
reflets de l’exigeante lumière canonique, d’un tout aux multiples facettes. »
Ces « certains
lecteurs », Scholem en faisait bien sûr partie. En 1974, il conclut sa
conférence « Mon chemin vers la kabbale », prononcée à l’Académie
bavaroise des Beaux-arts, en affirmant que trois livres expriment l’esprit du
judaïsme : la Bible hébraïque, le Zohar et les œuvres de Kafka. Une
profession de foi qui résume assez bien son point de vue. Cette persistance souterraine
d’une mystique juive s’exprimerait selon lui non seulement dans la littérature,
mais dans l’approche historique de la mystique relue au travers du sionisme. Scholem
considérait l’étude historique du judaïsme en général et de la kabbale en
particulier comme une forme de regain spirituel ; il cherchait à atteindre
le cœur métaphysique de la kabbale par des méthodes philologiques et
historiographiques. En 1937, dans une lettre à S.Z. Schocken, il écrit :
« Ce miroir
unique et resplendissant, l’analyse philologique et critique, reflète, pour
l’homme de notre temps, sous la forme la plus pure de l’exégèse et de l’étude
philologique prudente, la merveille mystique d’un système dont l’existence même
a été dissimulée par son inscription dans l’histoire. C’est toute la force du
paradoxe qui a nourri mon œuvre au début et au point où j’en suis arrivé
aujourd’hui. C’est un peu comme l’écho de la voix qui résonne en haut de la
montagne : comment un léger glissement dans l’histoire, presque
imperceptible, permet à la vérité de s’exprimer au terme de ce qui apparaît
comme un long développement. »
David Biale
écrit : « Scholem considérait les kabbalistes comme les
précurseurs de son anarchisme théologique, mais ils sont en fait très
différents. L’historiographie moderne provient d’une évolution de l’exégèse et
du commentaire dont la kabbale représente un stade antérieur. » La
continuation de la mystique juive se trouve donc moins dans les cénacles
kabbalistiques contemporains que dans le monde laïc et sécularisé lui-même,
comme dans les fictions de Kafka ou dans l’effort sioniste pour construire un
foyer Juif, ou dans l’étude philologique et historique de la Kabbale telle que
Scholem la mène.
La perspective
moderniste et sioniste de l’exégèse de Scholem prend forme au sein du discours
orientaliste. David Biale a évoqué la nature complexe de cet orientalisme pour
les Juifs européens dont beaucoup s’identifiaient à cet « Orient » à
la fois et en même temps en tant que Juifs et européens. Ammon Raz-Krakotzin
évoque lui aussi l’ambivalence du sionisme envers l’Orient. « Paradoxalement,
l’exode des Juifs hors d’Europe et l’établissement d’un foyer juif en Orient
devait établir, pour les Juifs, un socle pour leur intégration à l’Occident et
leur constitution en tant que nation européenne. »
Retour en
Orient : c’est sans doute la raison fondamentale pour laquelle Scholem
décida d’émigrer en Israël et de se focaliser sur la kabbale. Au dix-neuvième
et au vingtième siècle, la mystique juive relève clairement de l’Orientalisme et de ses catégories. Le « tournant oriental » de
Scholem, comme celui de nombreux intellectuels juifs de son temps, reprend les
tropes d’attraction et de répulsion où l’Orient est à la fois exotique et
dégénéré, authentique et primitif. Le retour à l’Orient n’implique pas
l’absorption par l’Orient et Scholem laisse également transparaître cette
ambivalence dans ses écrits sur la kabbale : « Quand on se tourne
vers les écrits des grands kabbalistes, on éprouve souvent un mélange
d’admiration et de dégoût. »
Dans le même temps
où Scholem considère la kabbale comme un phénomène historique de première
importance, il dénie tout intérêt à ses productions contemporaines et là aussi,
on peut y déceler la marque de cet « orientalisme » qui célèbre et
dénigre simultanément son objet d’étude. « Après le hassidisme,
écrit-il, nos forces créatrices ont pris un tout autre cours, sous
l’influence de l’émancipation et du libéralisme : vers les Lumières et le
sionisme, que l’on peut considérer comme les dernières étapes de
l’accomplissement dialectique de la mystique juive. »
Les phénomènes
culturels qui échouèrent à s’y intégrer — comme certains courants mystiques du
dix-neuvième et du vingtième siècle qui irriguent encore le monde islamique et
l’Europe de l’Est — furent relégués dans
les marges de l’histoire juive. La mystique juive de son temps — celle des
Séfarades, des juifs arabes, des yéménites, que l’on trouvait dans la yeshiva
Bet-El —, représentait à la fois une forme fossile et décadente.
« Dans
cette génération, les formes ancestrales ont survécu, mais uniquement sous leur
forme extérieure ; l’âme qui les habitait les a quittées. » Les
conceptions de Scholem correspondaient aux préjugés des classes dominantes de
la société israélienne envers les émigrants de pays islamiques ou les juifs de
Russie, les haredim « noirs » parmi les citoyens
« blancs. » [allusion aux vêtements noirs portés par les Juifs
ultra-orthodoxes] Néanmoins, on peut citer trois exceptions au mépris de
Scholem : R. Ahrele Roth, le mouvement Habad, et tout particulièrement,
Rabbi Kook qu’il considérait comme le dernier exemple d’une pensée
kabbalistique contemporaine authentique, mais dont la dévotion envers la
« Torah du Ciel » était un obstacle à sa diffusion dans le grand
public.
Au cours des années
quatre-vingt, des historiens et universitaires ont remis en question les
présupposés très conservateurs de Scholem dont l’influence se fait encore
sentir sur les milieux académiques lorsqu’il est question de kabbale. Moshe
Idel, Yehudah Liebes, Eliot Wolfson, Charles Mopsik et d’autres ont remis en
question le narratif de Scholem ainsi que la chronologie qu’il proposait. Ces
historiens s’intéressèrent à des sources du dix-neuvième ou du vingtième siècle
qui avaient été rejetées jusque-là. Cette approche révisionniste mit en lumière
une mystique moderne. Dans « Nouvelles perspectives sur la Kabbale »
(1988), Moshe Idel proposait d’investiguer dans ce champ de recherche afin de
mieux comprendre l’essence de la kabbale ; Yehuda Liebes, dans sa
conférence, « Réflexions sur la signification religieuse de la
Kabbale » écrivait : « Je ne partage pas l’opinion de mes
collègues qui méprisent les kabbalistes d’aujourd’hui. Ce n’est pas à moi
d’apprendre à Rabbi Kadouri ce qu’est la kabbale, mais plutôt à nous de comprendre
ce qu’il fait. »
Charles Mopsik,
dans « Cabale et Cabalistes » (1997) est un des premiers à relever le
défi. En juin 2000, l’Institue Van Leer de Jérusalem, consacra plusieurs
conférences sur le sujet ; en juin 2002, Jody Myers présenta ses recherches
à l’Association d’Études Juives de Los Angles sous la direction de Rabbi
Berg ; en 2002, Jonathan Garb, dans un article intitulé « Le
raisonnable regain de la mystique » présentait un panorama du phénomène et
moi-même, en mai 2003, j’ai présenté une conférence à l’Université Ben Gourion.
Les mentalités commencent doucement à changer ; en fait, la mystique n’a
jamais disparu. Simplement, les présupposés de Scholem et de ses successeurs
l’avaient éclipsée.
Jonathan Garb, dans
son article, expliquait ce regain d’intérêt par la déconstruction du narratif
moderne rationaliste et par l’affaiblissement de l’hégémonie culturelle
occidentale sioniste. Selon moi, ce sont ces mêmes facteurs qui ont orienté les
historiens vers les kabbalistes contemporains, même s’ils restent marginaux.
Enquêter sur la mystique contemporaine pose des problèmes méthodologiques et requiert de nouvelles approches : réévaluer et confronter les discours et les comportements qui ont délimité le champ d’étude que nous connaissons jusqu’ici. Il nous faut tourner notre critique vers nous-mêmes, vers les partis-pris de recherche qui contribuent à produire notre objet d’étude et c’est à ce prix que nous pourrons élargir et améliorer la perception que nous nous en faisons.

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