Source : Le Triomphe de l’artiste, la révolution et les artistes, Russie : 1917-1941, par Tzvetan Todorov, édition Flammarion, collection Versilo
À partir d’un examen du vocabulaire existant,
Khlebnikov croyait établir le sens des sons de la langue, après quoi il pouvait
construire ses mots transmentaux, signifiant par-delà les règles rationnelles
de la langue. Il appliquait la même méthode au monde des chiffres, en cherchant
des régularités entre les dates d’événements historiques apparentés.
C’est au lendemain d’une visite de Khlebnikov chez lui
que Malevitch, travaillant sur un tableau suprématiste, se rend compte de son
rôle nouveau de démiurge, créateur de mondes.
« J’y découvre des combinaisons très complexes, je
suis pris de terreur, je sens le contact de l’espace, écrit-il à Matiouchine.
Je découvre quelque chose de neuf dans le tableau, la loi de naissance des
formes en raison de leurs distances. Je considère mon carré comme une porte qui
a révélé pour moi beaucoup de neuf. » Ce qui lui donne à son tour envie de
voir son tableau comme une table de Mendeleïev, « à l’aide de laquelle on
pourrait lire des secrets cachés de notre Je. »
Quelques jours plus tard, il se décrit au même
correspondant comme l’habitant d’un lieu entièrement vide, qui rend possible
toute création. « J’exige la musique du désert. Le désert des couleurs. Le
désert du mot. Ici, dans le désert on est libre. Ici est cet homme nouveau que
cherchent Ouspensky et les autres. »
Les deux grands principes que défend Malevitch tout au
long de sa quête avant-gardiste, la nécessité de se renouveler constamment et
la nécessité d’accéder à l’essence de la peinture, peuvent être cultivés
parallèlement pendant quelque temps, ou s’épauler mutuellement, comme le suggéra
Malevitch, au lendemain de la révolution d’Octobre. « La lettre, le son,
le mouvement comme tels, voici les éléments à travers lesquels naîtra le
nouveau. » Il arrive cependant un moment où ils finissent par entrer en
conflit. Le premier est, en effet, formel et relatif, il faut changer pour
changer, le second touche à l’identité de l’art que l’on produit, et il est
absolu.
Une fois qu’on a atteint cette essence, il n’est plus possible d’aller plus loin et il n’est plus souhaitable de changer. Le suprématisme, ayant abouti à ce stade ultime, ne doit plus être abandonné et le principe de renouvellement devient caduc. Mais que reste-t-il à faire au peintre une fois qu’il a atteint ce stade suprême ? Après avoir produit plus de six cents images suprématistes dans les années 1915-1918, Malevitch prend la décision qui découle logiquement de sa démarche ; ayant atteint le néant et l’infini, il arrête de peindre des œuvres visuelles originales et consacre les dix années suivantes à l’écriture de textes théoriques. Le concept remplace l’image.

Commentaires
Enregistrer un commentaire