Éléments

 

Source : Le Triomphe de l’artiste, la révolution et les artistes, Russie : 1917-1941, par Tzvetan Todorov, édition Flammarion, collection Versilo

Dans plusieurs articles écrits en 1908, Blok décrit sa nouvelle vision du monde. Dans celui intitulé « Éléments » [en russe, stihija, au singulier] et Culture », l’auteur part d’un diagnostic de l’état d’esprit qu’il observe autour de lui. « Chacun de nous porte en lui, qu’il le veuille ou non, qu’il s’en souvienne, ou qu’il l’ait oublié, un sentiment de malaise, d’angoisse, de catastrophe, de rupture. »

L’analyse de Blok révèle l’influence de la pensée nietzschéenne. Le monde gravite autour de deux pôles que désignent les mots du titre. La culture apollinienne est du côté de la maîtrise exercée par la raison et la morale, de la foi dans le progrès, et aussi de l’Europe occidentale. En face d’elle on trouve les éléments, habituellement soumis mais qui à tout moment peuvent se déchaîner.

L’événement qui attire l’attention de Blok dans cette direction est le tremblement de terre de Messine en décembre 1908, qui détruit intégralement la cité sicilienne et provoque environ cent soixante mille morts. Il lui a révélé une puissance incomparablement plus grande que celle de la culture. On sait qu’une vingtaine d’années plus tôt, Nietzsche également fasciné par les éruptions volcaniques, comme celle du volcan Krakatoa, en 1883, écrivait : « Deux cent mille êtres anéantis d’un coup, c’est magnifique, voilà comme l’humanité doit finir. »

Blok est moins explicite que Nietzsche, mais non moins impressionné par la force de cet « élément » jusqu’alors endormi. Il lui associe d’autres phénomènes violents : « la peste, la peur, la faim, la révolte », d’ordre non plus géologique, mais biologique, et même spécifiquement humain ; quand ils se déchaînent ils forment « un conte absurde mais séduisant. » Les éléments se rattachent au principe dionysiaque, à la nature, à la terre, à la vie. La Russie est plus proche de ce pôle que la vieille Europe, et plus encore son peuple, pour le moment obéissant, mais qui a vécu aussi des révoltes violentes.