« Attention au rouleau compresseur »

 

Source : Sophia I, philosophie et phénoménologie par Alexandre Kojève, éditions Galliamard, Bibliothèque des Idées, édité et traduit du russe par Rambert Nicolas, recommandé par Neûre aguèce

Comme aime à le remarquer Leibniz, il n’y a pas dans la nature, disons, deux feuilles de chêne parfaitement identiques. Il n’en demeure pas moins que personne ne parle à propos de ces feuilles d’individualité ou de personnalité.

Or, si les hommes se distinguent, ou peuvent se distinguer, les uns des autres d’une manière « essentielle », alors il s’ensuit précisément qu’il n’y a aucune « essence » pan-humaine ou naturelle. Cependant, puisque les hommes se distinguent essentiellement les uns des autres, tout en restant des hommes, cela signifie qu’on peut posséder n’importe quelle essence tout en restant un homme ou, si l’on veut, qu’est humain ce qui n’a pas « d’essence », c’est-à-dire ce qui n’est pas attaché quant à son avenir à ce qu’il est et à ce qu’il était.

Ce qui signifie donc que l’homme peut nier son essence (et, dès lors, qu’il n’a rien de tel) Autrement dit, pour être une « personnalité », ou une « individualité », il faut intégrer la « négativité » et avoir la possibilité de la réaliser. Or, nous savons que la négativité n’est autre que la liberté et que sa réalisation est l’action libre. Par conséquent, la personne est toujours libre et, s’il en va ainsi, alors on peut montrer qu’elle est aussi finie.

Si l’homme n’a pas d’essence, alors, cela signifie que ses « possibilités » ne sont en rien limitées. SI le chien peut vivre uniquement « comme chien » et un chat « comme chat », l’homme en revanche peut vivre « comme esclave », « comme maître », « de façon bourgeoise », « prolétarienne », ou « révolutionnaire », etc. Ainsi, en principe, il peut vivre « comme bon lui semble. » Plus longtemps, il vivra et, normalement, plus il changera. C’est pourquoi s’il vivait infiniment longtemps (c’est-à-dire s’il était immortel), alors, il réaliserait tous ses possibles (car, comme Aristote l’a remarqué, une possibilité qui ne se réalise jamais, qui reste éternellement idéalisée, n’est pas du tout une possibilité, mais une impossibilité)

Or, toutes les possibilités de l’homme en question sont toutes les possibilités de l’homme en général. Car si différentes personnes avaient différentes possibilités, alors, cela signifierait qu’elles sont limitées ou déterminées par quelque chose d’éternel et d’immuable, c’est-à-dire qu’elles posséderaient une « nature » ou une « essence » laquelle exclut, comme nous le savons, la liberté. Donc, si les hommes vivaient éternellement, alors chacun réaliserait toutes les possibilités (humaines) et, dès lors, non seulement ce chacun ne se distinguerait plus des autres « de façon essentielle », mais il leur serait aussi complètement identique.

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