Death in June

 

Pris sur Academia.edu. Du sionisme à l’antisionisme : le destin tragique de Jacob Israël De Haan  par Matthijs van der Beek, Université de Haïfa (2016), traduit de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.

En janvier 1919, le journaliste hollandais Jacob De Haan, âgé de 28 ans, prend le bateau pour la Palestine : deux mois plus tard, il débarque à Jérusalem où il résidera jusqu’à son assassinat cinq ans après. Cette décision d’émigrer en Palestine, apparemment parmi les premiers juifs hollandais, s’expliquait par sa conversion au sionisme et son retour à l’orthodoxie de son enfance.

À la fin de la Première Guerre mondiale, le sionisme était encore peu structuré en Hollande, mais De Haan était persuadé de la nécessité de construire un État hébreu fondé sur les lois de la Torah ; néanmoins, d’autres facteurs entrèrent en ligne. Jan Fontijn, son biographe, souligne les contradictions du personnage : il était homosexuel et pourtant, marié, mais à une non-juive, Johanna van Maarseveen, au moins deux aspects irréconciliables avec sa foi.

Taraudé par ses péchés, il voulait retourner en Terre Sainte d’autant qu’il avait été exclu de son poste de professeur de droit pénal à l’Université d’Amsterdam. En Palestine, il pourrait satisfaire ses rêves de gloire. De Haan travaillait également comme correspondant étranger à Jérusalem pour le Algemeen Handelsblad ; il y publiait une importante littérature.

Après son arrivée à Jérusalem en mars 1919, De Haan prit contact avec les représentants du mouvement sioniste. Contre toute attente, il fut fraîchement reçu : « rien d’un accueil royal » selon ses propres termes. Les officiels ne le prirent pas au sérieux et c’est ainsi que commença sa dure confrontation aux réalités de la Palestine sous mandat britannique.

De Haan dénonçait les juifs « peureux » qui considéraient le nationalisme juif comme susceptible de tourner les Arabes contre eux ; les juifs « audacieux » comme lui croyaient au contraire que les populations arabes profiteraient de l’établissement d’un État hébreu et qu’il n’y aurait aucun affrontement aussi longtemps que les Britanniques seraient au pouvoir.

Cet optimisme devait rapidement s’effondrer après quelques discussions entre représentants des deux mondes : un fossé existait entre les Arabes et les Juifs et la propagande sioniste ignorait complètement les premiers, tout comme elle négligeait la distinction entre juifs religieux et juifs laïcs.

Début mai 1919, De Haan commence à connaître les premières difficultés et implore ses coreligionnaires d’être « prudents, justes, patients, et humbles. » Il reconnaît avoir lui-même péché par simplisme en s’imaginant des cavaliers arabes disposés à quitter leurs terres à mesure que la population juive s’accroîtrait. Les Arabes des villes étaient eux aussi nationalistes et anti-juifs et ceux des campagnes n’abandonneraient pas leurs terres ancestrales si facilement. Il mit également en garde les juifs hollandais contre les rumeurs selon lesquelles l’économie était florissante en Palestine.

Après son entretien avec Moïse Temkine, dont le parti Hapoel Hatzair, « Jeune Ouvrier », encourageait l’immigration, De Haan publia un article dans lequel il considérait ce mouvement comme une fabrique de déshérités. Une paix entre Arabes et Juifs était-elle possible ? Telle était la brûlante question. David Yellin, le maire de Jérusalem, lui assura qu’il y avait bien assez de place pour tout le monde et qu’il en allait de l’intérêt des locaux, parmi lesquels de nombreux arabes chrétiens.

En fait, tout dépendait des Britanniques et de leur acceptation de prolonger la Déclaration Balfour de novembre 1917. Début octobre 1919, De Haan s’alarmait de rumeurs comme quoi les Britanniques envisageaient d’interrompre l’immigration israélienne pour empêcher les troubles. De Haan critiqua également Chaïm Weizmann, président de la Commission sioniste, qui « ne connaissait pas son propre peuple et éprouvait un désir morbide de centralisation. »

« L’union de tous les Juifs, vaste programme. Alors, nous serons plus forts contre les Britanniques et les Arabes. Ici, à Jaffa, cela marche bien. Le Juif local est très différent : libre, joyeux, ensoleillé. Tout le monde travaille sans exception. Mes pieux amis de Jérusalem vivent à l’ombre du Mur des lamentations, ils prient et étudient toute la journée. C’est un tout autre monde qu’à Jaffa. Ici, on trouve un Conseil [rabbinique] pour les Ashkénazes et les Séfarades. Il y a un consistoire, mais à Jérusalem, cela ne donne rien.

« Dans cette cité lugubre et triste, il n’est pas encore question d’unité et pourtant, l’impératif se fait sentir. Il faudrait un seul conseil, un seul rabbinat, un seul tribunal… alors que la majorité des Juifs n’en veut pas. Ils veulent au contraire la diversité, la coopération, là où on l’envie s’en manifeste et cela aussi, c’est une forme d’unité. »

Le scepticisme de De Haan grandissait : en tant que membre du Parti Mizrachi, l’aile religieuse du sionisme, il se rendait compte de la féroce opposition que manifestaient les Juifs religieux au sionisme politique. Un des principaux représentants de cette dernière tendance était le rabbin Chaïm Sonnenfeld, le chef de la petite communauté ashkénaze orthodoxe de Jérusalem, qu’il rencontra en mai 1919.

Malgré son admiration pour Rabbi Sonnenfeld, De Haan ne se reconnaissait pas dans sa position envers le sionisme comme quoi le sionisme menait à l’athéisme tout comme il ne comprenait pas le refus de Sonnenfeld de participer au Conseil National Juif, Va’ad Leumi, afin de créer son propre conseil.

Dans le feuilleton qu’il livrait à son journal, De Haan considérait qu’il était du devoir de tout juif de renoncer à ses intérêts personnels ou communautaires au profit de l’unité juive. Rabbi Isaac Diskin, responsable du mouvement antisioniste de Jérusalem, soulevait d’autres problèmes comme la volonté des sionistes d’introduire le vote des femmes pour les élections nationales et d’ouvrir des écoles laïques.

De Haan s’opposait lui aussi au vote des femmes, qui était alors une revendication d’une minorité à gauche. Quant à l’éducation non-religieuse, il faisait valoir que l’école religieuse maintenait les juifs de Palestine dépendants de la charité, « chalukah », envers les communautés juives à l’étranger.

Sans doute ses fréquents contacts avec les chefs orthodoxes contribuèrent-ils à son opposition au sionisme. En Août 1919, De Haan menait des négociations au nom d’Agudat Israël, l’organisation de Rabbi Sonnenfeld, ainsi qu’avec la commission King-Crane, chargée par le gouvernement américain d’évaluer le projet d’un État juif en Palestine.

Sonnenfeld pouvait compter sur les compétences juridiques de De Haan et sur sa maîtrise de l’anglais : ce dernier se montrait de plus en plus critique du sionisme politique, lequel ne prenait pas en compte les juifs orthodoxes.

De Haan prit ses distances de ceux qu’il appelait « les sionistes professionnels. » Lors de sa rencontre avec la commission King-Crane, il soumit deux demandes de l’Agudat : primo, qu’Agudat Israël soit représenté parmi les comités d’immigrants, alors contrôlés par les sionistes politiques ; secundo, que la Conférence de la Paix à Paris consulte les Juifs orthodoxes avant d’entreprendre quoi que ce soit en Palestine.

Le 7 août 1919, il écrit dans l’Algemeen Handelsblad : « Il est dangereux qu’un groupe dispose d’argent et de pouvoir, un pouvoir malfaisant, pour exercer un pouvoir spirituel. Ce danger existe au sein de l’Organisation Sioniste internationale et nous devons éveiller les consciences pour l’empêcher de gagner en puissance. »

Bien que la délégation Agudat Israël ait cherché un appui extérieur pour infléchir l’influence sioniste, le rapport King-Crane ne serait pas publié avant 1922, lorsque le Congrès Américain approuverait la fondation d’un Foyer National Juif, selon la Déclaration Balfour ; cependant, le Congrès américain n’avait pas tenu compte de la distinction entre sionisme politique et sionisme religieux.

Entre-temps, De Haan avait interviewé des responsables palestiniens, ce qui lui avait donné un meilleur aperçu de la question arabe, sans pour autant s’aligner sur les nationalistes palestiniens. Par l’intermédiaire de son ami arabe chrétien, Dimitri Salameh, il avait été introduit auprès d’Aref Basha al-Dajani, président d’une association locale musulmane et chrétienne.

Ce dernier lui expliqua comment lui et les siens s’étaient introduits dans toutes les villes de Palestine pour repousser les Juifs. Il s’opposait à un État juifs en Palestine et se disait prêt à recourir à la violence pour stopper toute immigration juive. Quand De Haan lui demanda pourquoi, Al-Dajani lui répondit : ce serait comme si les Arabes reconquerraient l’Espagne après des siècles : il serait totalement injuste d’accorder l’autodétermination à une minorité de 65.000 juifs qui pourraient alors diriger une population d’un million d’Arabes.

De Haan objecta que c’étaient les 13 millions de Juifs de la diaspora qui constitueraient plutôt la majorité… La réponse ne se fit pas attendre : dans ce cas, ils auraient contre eux tous les musulmans du Moyen Orient. Les Juifs étaient plus riches, plus adaptés au monde moderne que les Arabes et leur immigration ne pourrait se réaliser que petit à petit quand le niveau de vie des Arabes se serait amélioré.

De Haan commençait à comprendre que le sionisme n’était pas la solution : l’immigration massive en Palestine rencontrerait toujours l’opposition arabe et pourrait même provoquer un grave conflit : « Il faudrait d’abord interdire la Palestine aux Juifs dont la position n’est pas tenable » c’est-à-dire ceux des États-Unis, de Hollande et d’Angleterre. « Il importe de traiter les Arabes comme nos égaux, ce qu’ils sont de facto. »

Dans le même temps, De Haan reprochait aux colons juifs de n’avoir pas établi de liens interculturels après la protestation arabe contre la Déclaration Balfour, en février mars 1920. Des implantations juives étaient souvent attaquées par des Arabes, comme à la Bataille de Tel Hai où périt Joseph Trumpeldor, un des premiers activistes sionistes.

La vague de violence à travers la Palestine culmina avec les émeutes de Nebi Musa, à Jérusalem, en avril 1920. Ces émeutes coïncidaient avec le pèlerinage annuel des Palestiniens musulmans depuis la tombe présumée du prophète Moïse jusqu’à Jéricho. Lorsque les processions entrèrent dans la Vieille Ville de Jérusalem, la situation se tendit à l’extrême : des chefs arabes tirent des discours enflammés contre le sionisme et des troubles finirent par éclater. Cinq juifs furent tués et deux cents autres blessés.

Ces scènes se poursuivirent pendant plus de quatre jours, sans que l’administration britannique n’intervienne. De Haan s’attendait à de tels événements mais il n’en fut pas moins choqué : des Arabes s’en étaient pris à leurs voisins immédiats et des tombes avaient été profanées.

Dans ses articles, De Haan tient pour responsables les représentants du mouvement sioniste, bien que Weizmann ait prévenu les autorités britanniques du risque de pogrom. Lorsque les victimes juives furent enterrées, il exprima l’espoir que la Palestine ne devienne pas le « tombeau national juif de l’idéal sioniste », une déclaration qui devait le mener à un conflit frontal avec le mouvement sioniste.

Collision.

Les émeutes arabes du printemps 1920 impressionnèrent De Haan. L’attaque eut lieu alors même que la Commission Sioniste apprenait par Londres que « la Terre sainte sous mandat britannique était cédée au peuple juif. »

Beaucoup parmi eux se réjouirent du résultat de la Conférence de San Remo du 19-26 avril 1920. Cependant, De Haan se montrait nettement moins optimiste. L’offensive diplomatique sioniste n’était parvenue qu’à la reconnaissance officielle de la Déclaration Balfour, mais les promesses restait vagues.

Comme le dira Winston Churchill par la suite, la promesse britannique d’accorder un foyer juif en Palestine n’implique pas que « la région ne serait plus le foyer national d’autres peuples » ni « qu’un gouvernement juif serait mis en place pour diriger les Arabes. »

D’autre part, les frontières provisoires de la Palestine sous mandat britannique excluaient le Hauran, la région des lacs au nord et la rive orientale du Jourdain. « Ce foyer national juif est plutôt un ghetto national juif’ » déclara De Haan.

« Il y a deux semaines, les sionistes étaient les méchants responsables des troubles et aujourd’hui, ils nous ramènent l’État juif. » Aux yeux de De Haan, Les juifs orthodoxes progressifs menés par R. Abraham Isaac Kook, proches des sionistes, ne représentaient pas la véritable orthodoxie : ils avaient compromis leur foi pour la défense de la lutte nationale. Son espoir se tournait vers les juifs Sépharades, lesquels pourraient renouer des relations avec les Arabes, au contraire de « nos frères européens de la première, deuxième et troisième internationale. »

Le manque de confiance croissant envers le mouvement sioniste et son entreprise coloniale se reflète dans les articles de De Haan au cours de la crise économique qui frappa la Palestine dans les années 20. La raison de cette crise était selon lui l’immigration juive massive qui avait mené au chômage, à la surpopulation, à l’augmentation des prix et à la disette. Dans des mots très durs, De Haan accusa les dirigeants sionistes d’avoir menti, d’être inefficaces et de voyager aux frais de la princesse, d’un congrès à l’autre, sans empêcher la crise.

« Le développement du sionisme a produit un peuple malveillant : les touristes sionistes. Ils entrent et ils sortent du pays. Ils pillent tous nos organismes et bien que leurs budgets ne sont pas publiés ici, un enfant pourrait voir où l’argent s’en va. Il n’y a chez eux que vanité, rien d’autre : ils ne font rien, ils ne prennent aucune action, rien que des discours et des mondanités. »

De Haan reconnaissait que la Commission sioniste soutenait les Kibboutzim mais les « coûts de la colonisation » augmentaient au détriment de la population juive autochtone dont elle ne respectait pas les traditions ancestrales. De Haan se montrait fort déçu du Professeur Chaïm Weizmann et de son programme en trois points, immigration, agriculture, et éducation. Cette nouvelle société juive n’avait plus rien de religieux : les nouvelles implantations étaient majoritairement socialistes et non plus orthodoxes.

Les critiques de De Haan trouvèrent confirmation dans un rapport publié par la Commission sioniste, publié en décembre 1920 par Julius Simon, Nehémie de Lieme et Robert Szold. Londres envoya cette commission d’enquête en Palestine à la demande de Louis Brandeis, qui réclamait que la colonisation palestinienne se réalise selon les principes capitalistes afin de surmonter les problèmes financiers.

Les enquêteurs révélèrent les folles dépenses de la Commission sioniste. Plus inquiétant encore : les dirigeants sionistes avaient échoué à gagner le soutien de la communauté juive locale en comptant sur la colonisation par d’autres immigrants. La Commission sioniste devait être remplacée par un exécutif, sous la supervision de l’Organisation Sioniste Internationale, établie en novembre 1921.

De Haan eut l’occasion de visiter des implantations juives afin de se faire une idée. Dans un article intitulé « Kevuzoth » (août 1920) il rapporte son voyage à Talpiot, une banlieue proche de Jérusalem où résidaient des ouvriers ; la plupart vivaient dans des tentes, ne possédaient pas de réseau routier, ni de soins médicaux, ni de système éducatif.

Cependant, tous montraient une ferme détermination à travailler pour devenir auto-suffisants et cultiver leur propre terre plutôt que de travailler pour d’autres. La plupart avaient en fait un haut niveau d’étude : ces kibboutzim défrichaient le terrain et plantaient des milliers d’arbres, créant ainsi une paysannerie juive qui ne craignait pas la concurrence arabe.

« Les pionniers étaient plus proches de notre religion ancestrale : ils aimaient leur terre, leur peuple, leur labeur. Un peuple magnifique, intact, ouvert d’esprit, rien de commun avec les sournois marchands du temple qu’on trouve dans les rues de Jaffa. »

Un an plus tard, De Haan visita Petah Tikva, la plus ancienne colonie juive, fondée en 1878 par des Juifs orthodoxes de Jérusalem. Depuis le soulèvement arabe de mai 1921, les travailleurs saisonniers n’y étaient plus les bienvenus et l’ami arabe de De Haan, Adil Effendi, ne put entrer dans l’implantation, qui était strictement limitée aux Juifs, une situation intenable selon lui.

Le boycott de la main-d’œuvre arabe devrait être levé tôt ou tard : il était impossible de travailler avec une population hostile aux alentours. Les colons juifs travaillaient mieux que les locaux mais ils exigeaient aussi un salaire plus élevé. D’autre part, il put constater « la profanation du Shabbat » et s’irritait de voir des Juifs allumer du feu et cuire des viandes interdites.

« Une nouvelle Palestine se construit ici et maintenant. Nous le constations de nos yeux, et nos âmes s’en réjouissent, mais tout cela est très matérialiste et mercantile. Nous sommes sur une ligne de front où tout le monde se montre chauvin, bruyamment patriote. Il n’y a pas plus chauvin que les socialistes laïcs juifs. Le progrès spirituel ? Des cinémas et des dancings. Ils modernisent la Palestine. Pas besoin de musée, pas besoin d’antiquités, disent-ils : à mesure que les cinémas et les dancings progressent, les valeurs spirituelles et les livres suivront et bientôt une nouvelle génération de prophètes naîtra des pionniers de Minsk, de Prinsk et de Dwinsk. Tout cela n’est peut-être qu’un rêve de fièvre. »

De Haan n’allait pas tarder à s’apercevoir que le parti Midrashi, dirigé par Rabbi Kook n’était guère plus en mesure de défendre la foi. D’abord, parce qu’il était entouré de forces politiques laïques mais aussi parce qu’il ne s’entendait pas avec les religieux conservateurs d’Agudat Israël, dirigé par Rabbi Sonnenfeld. En janvier 1922, De Haan rejoignit Agudat Israël dont il dévoila le programme à son lectorat hollandais : exiger du gouvernement mandataire britannique l’égalité de droits et de représentation des juifs religieux.

D’après De Haan, le programme du Premier Congrès sioniste de Bâle (1897) s’était uniquement basé sur une perspective laïque, laissant de vue l’aspect religieux du nationalisme juif. Tant qu’Agudat Israël n’obtiendrait pas un statut équivalent à celui de l’Organisation Sioniste internationale, « la Palestine ne serait jamais un pays à part entière, au même titre que la Terre d’Isaïe et de Jérémie. » La solution passait par une fédération, qui aurait à la fois représenté les juifs religieux et les juifs sécularisés. «

De Haan était conscient que le Haut Commissaire britannique Sir Herbert Samuel n’était guère désireux de reconnaître Agudat Israel comme une organisation indépendante : cela aurait contribué à diviser plus encore les Juifs en Palestine. Il eut la mauvaise idée d’établir un Rabbinat central en 1921, qui devait être l’autorité suprême en matière de halakka en Palestine. Rabkin trouva cette idée inacceptable ; Rabbi Sonnenfeld refusa de collaborer avec ce rabbinat trop dépendant de l’Organisation Sioniste.

De Haan pensait de même : pour lui, cette centralisation était contraire au sens des réalités, à la fois pour la gauche laïque et pour les orthodoxes juifs. En avril 1921, le Gouvernement britannique autorisa le conseil sioniste de Jérusalem à voter une taxe sur le pain azyme pour la Pâque, ce qui mécontenta fortement De Haan : cette attaque sur les libertés religieuses frappait surtout les familles pauvres. Les membres d’Aguda refusèrent de payer et furent convoqués au tribunal où De Haan les défendit : le procès fut perdu en appel, mais l’année suivante un accommodement fut trouvé.

En Février 1922, lorsque le magnat de la presse Alfred Harmsworth, alias Lord Northcliffe, se rendit en visite en Palestine, De Haan y vit une chance de faire valoir les revendications d’Agudat Israel. La Ligue des Nations était enfin disposée à ratifier le mandat britannique sur la Palestine mais quel gouvernement allait-elle proposer pour les Juifs et les Arabes ? De Haan s’imaginait que Lord Northcliffe, propriétaire du Times et du Daily Mail, pourrait infléchir l’opinion publique britannique et plaider la cause des juifs orthodoxes.

Leur rencontre fut tout sauf un succès : les médias sionistes accusèrent De Haan de dénigrer le foyer national juif et la Déclaration Balfour et le Haaretz refusa de publier son droit de réponse dans lequel il plaidait pour la liberté religieuse et l’égalité des droits. Lord Northcliffe s’étonnait qu’il existe une telle vie publique juive en dehors de l’Organisation Sioniste, mais il se montrait tout aussi critique que De Haan envers la Déclaration Balfour et la faction extrémiste des sionistes. Ces derniers auraient plutôt dû modérer leurs revendications pour vivre en paix avec les Arabes.

D’après Ludy Giebels, (1981), les critiques de De Haan sur « l’arrogance » des chalutzim furent l’étincelle qui mit le feu aux poudres. Les sionistes radicaux multiplièrent les menaces et les diffamations au point que les élèves de De Haan à l’école de Droit de Jérusalem entèrent en grève contre lui.

En fait, depuis le début de l’année 1922, le ton de De Haan envers les sionistes s’était radicalisé : dans ses articles il affirmait que la population juive de Palestine était dirigée par « un gouvernement terroriste et anti-démocratique de bureaucrates d’Europe de l’Est : les fourriers d’un nationalisme exacerbé, barbare, athée, dépourvu de mœurs et de décence. »

D’après lui, ces sionistes fanatiques auraient confisqué le pouvoir après les élections et gouvernaient par « le boycott, le terrorisme, le mensonge et le Haaretz. » Ce dernier journal était, selon lui, responsable de la grève des étudiants qui avait mené à sa démission du poste d’enseignant, deux mois après sa rencontre avec Northcliffe.

Diplomatie arabe.

Si l’affaire Northcliffe faisait de De Haan un ennemi du Yishuv, ses négociations avec le monde arabe n’arrangeaient rien à son cas : en juin 1923, il entreprit, au nom de l’Agudat, des pourparlers avec les dirigeants de Transjordanie. Il prenait langue avec le Diable en personne : en agissant de la sorte, Aguda sapait l’autorité du Comité exécutif sioniste qui prétendait parler d’une seule voix pour le peuple juif.

En mars 1923, De Haan annonça dans un article que Weizmann et l’Émir Abdullah, roi Hachémite de Jordanie, étaient parvenus à un accord à Londres : Weizmann acceptait la proposition d’Abdullah d’étendre son émirat à toute la Palestine en échange de sa reconnaissance d’un foyer national juif. L’initiative ne se concrétisa jamais : les Britanniques l’étouffèrent pour sauvegarder leurs intérêts dans la région.

Un plan similaire fut proposé par le père d’Abdullah, le Roi Hussein de Hedjaz, qui voulait intégrer la Palestine au sein d’une union économique arabe avec les territoires anciennement turcs, tout en préservant le statu quo avec l’Angleterre et la France dans la région. Ni les Arabes de Palestine, ni les nationalistes juifs n’acceptèrent mais cet intérêt arabe pour le problème encouragea l’Aguda et De Haan à des tentatives de rapprochement.

Début février 1922, De Haan rendit visite à l’Émir Abdullah à Wadi Nimrin, près du pont Allenby, où il avait planté sa tente pour l’hiver. « Abdullah n’est qu’un despote à demi barbare » écrivait-il, tout en célébrant sa majesté et sa force de caractère. Par la suite, De Haan prendrait ses distances, trouvant la politique d’Abdullah très vague : il était semble-t-il principalement soucieux d’obtenir l’indépendance de la Transjordanie.

Grâce à ces contacts avec les élites arabes, De Haan publia en 1922 un feuilleton, « De l’autre côté », qui résumait les objections arabes à l’instauration d’un foyer national juif.

« Un foyer national juif serait fatal pour la renaissance arabe en Palestine. Qu’il existe de vastes territoires arabes alentours ne représente aucune compensation : si les Juifs deviennent majoritaires, les Arabes de Palestine seront le lumpenprolétariat de la Palestine juive. Les Arabes ne disposent pas pour l’instant de la force économique, ni de l’expérience pour concurrencer les immigrants juifs qui reçoivent l’aide et le capital de la diaspora. »

Sans surprise, les dirigeants arabes accueillirent favorablement les déclarations de Churchill après les émeutes de Jaffa en mai 1921. D’après De Haan, les Anglais se rendaient compte de l’injustice de la Déclaration Balfour. En effet, le Livre Blanc de Churchill, publié le 3 juin 1922, rassurait les Arabes en leur promettant que le Mandat Britannique ne chercherait pas à établir un état purement juif en Palestine, ni à soumettre les Arabes de Palestine au Comité exécutif sioniste. Il préconisait même de réduire l’immigration juive pour abaisser les tensions.

En Juin et en Juillet 1923, De Haan rendit de nouveau visite à l’Émir Abdullah, soit peu après l’indépendance de la Jordanie, le 25 mai 1923. Le motif de sa visite était la signature du traité d’Alliance entre la Grande-Bretagne et le Roi Hussein, le père d’Adballah, qui contraignait ce dernier à accepter la politique pro-sioniste des Anglais en Palestine.

Ce traité avait soulevé la colère du monde arabe et palestinien qui lança une campagne médiatique pour empêcher Hussein de reconnaître la Déclaration Balfour. L’émir Abdullah considérait le sionisme radical comme responsable des tensions entre Arabes et juifs, ce qui correspondait plutôt aux vues de De Haan et lorsqu’ils se rencontrèrent, Abdullah exprima sa sympathie pour les juifs orthodoxes ; De Haan rapporte ses propos dans un article intitulé Le Roi de Bagdad (1923)

« Je n’imagine pas une majorité juive en Palestine, entourée de pays arabes. Il serait impossible de vivre en paix, je veux dire la véritable paix, dans la grande idée arabe. Quand le Dr Weizmann dit que les Juifs de Palestine n’ont aucun privilège politique, vous croyez que les Arabes le prennent au sérieux ? Mon pays est ouvert aux Juifs. Et le pays de mon frère [le roi Faisal d’Irak] leur est ouvert aussi. Tous les pays arabes le sont, mais à une condition : pas de droits politiques distincts et exclusifs. Il en va de même en Palestine. Le choix est simple : la paix et l’amitié avec tous les pays arabes ou poursuivre des chimères en Palestine. Je plaide la coopération entre Arabes et Juifs dans tous les pays arabes, y compris la Palestine et si les sionistes ne le veulent pas, alors, va pour Agudat Israël. »

Le frère d’Abdallah, le roi d’Irak, assista également à leur rendez-vous à Amman. Ce dernier resta silencieux et De Haan croyait que sa présence visait à empêcher Abdullah de faire des déclarations trop tranchées. Finalement, l’émir rejeta fermement l’idée d’un État juifs en Palestine et se tourna vers Agudat Israël, partenaire préférable aux autres sionistes.

L’émir Abdullah signa un accord important qui accueillait tous les immigrants juifs en Palestine s’ils renonçaient à leurs ambitions nationales. Rabbi Moshe Blau lut cet accord à voix haute lors du Premier Congrès mondial d’Agudat Israël, qui se tint à Vienne en août 1923. D’après Yakov Rabkin (2006), ce document prouve qu’une coexistence pacifique entre les deux peuples aurait été possible avec une politique différente. L’émir Abdullah n’avait aucun pouvoir sur la question palestinienne, mais le soutien de n’importe quel dirigeant arabe aurait pu servir à tous, sionistes laïcs ou religieux, et Arabes palestiniens.

De Haan cherchait un compromis, mais son principal objectif était de servir les intérêts de l’Agudat. On peut considérer la déclaration informelle d’Abdullah comme la première tentative sérieuse d’alliance Arabe-Haredim contre le sionisme dont les résultats étaient à l’époque très peu assurés. Le précédent accord de l’émir avec Weizmann et sa dépendance aux Britannique pour étendre son pouvoir sur la Palestine ne lui offraient que peu de marge pour soutenir les juifs orthodoxes.

Si les voyages de De Haan en Transjordanie étaient jusque-là passés inaperçus, cette fois ce ne fut pas le cas : De Haan persuada le Roi Hussein de recevoir une délégation officielle de l’Agudat dans le courant du mois de février 1924. Le vieux roi Hussein était en fait dans l’embarras : les Wahhabites, dirigés par Abd al-Azis menaçaient le royaume du Hedjaz et les négociations avec les Britanniques avaient échoué. Les seuls alliés qui lui restaient étaient d’une part son fils Abdullah et les arabo-palestiniens, mais ces derniers étaient en différend avec les deux dirigeants Hachémites au sujet d’une possible reconnaissance de la Déclaration Balfour.

Fait remarquable : De Haan avait compris que le royaume du Hedjaz gagnait en puissance dans le monde arabe au contraire du mouvement sioniste qui perdait de son influence. La quête d’unité arabe était tout simplement trop forte et elle l’emporterait même si la maison royale de la Mecque venait à s’effondrer. Un an plus tard, les Wahhabites conquirent le royaume du Hedjaz au cours de la Seconde guerre entre les Saoudis et les Hachémites (1924-25) et Hussein fut contraint d’abdiquer.

Tout cela n’était pas prévisible quand Hussein arriva à Amman le 18 janvier 1924. De Haan misait sur une acceptation de la Déclaration Balfour par Hussein, de sorte que les Britanniques, en retour, se plieraient au projet d’un foyer national limité. Les Britanniques étaient en effet déçus par le manque de progrès auprès de l’Organisation sioniste pour limiter l’immigration, le chômage et les tensions croissantes avec la population arabe.

Au contraire de De Haan, Hussein recherchait l’indépendance totale des Arabes de Palestine et il proposa au Haut Commissaire britannique Sir Samuel certains amendements au traité qu’il négociait, ce qui amena le projet dans l’impasse. Lorsque la délégation britannique quitta Amman peu de temps après, De Haan rencontra de nouveau le roi Hussein, cette fois accompagné de Rida Tuwfik, un ancien ministre turc qui lui servit d’interprète. Tous deux furent reçus par le Roi en majesté, sur son trône, avec son manteau en poil de chameau.

De Haan lui présenta une lettre de Rabbi Sonnenfeld dans laquelle il le priait d’exercer son influence sur l’iman Yahya, afin de mettre un terme aux persécutions des juifs yéménites. Le roi Hussein lui assura de son soutien « les Juifs orthodoxes sont des gens honnêtes, loyaux et entreprenants. » Il reconnut également qu’ils avaient souffert de la politique sioniste et qu’il redoutait que ces derniers ne traitent les Arabes d’une manière aussi intolérante une fois qu’ils auraient le pouvoir. Après tout, la Palestine appartenait aux Arabes. Dès lors, il lui était impossible de reconnaître la Déclaration Balfour.

Le 24 février 1924, Hussein reçut une délégation de l’Aguda dans son campement d’hiver de Shunah, dans la vallée de Jordanie, à l’est de Jéricho, tout en poursuivant ses négociations avec les Britanniques. Rabbi Sonnenfeld, âgé de presque quatre-vingts ans, rejoignit la délégation et Hussein s’émut qu’un vieux sage entreprenne un si long voyage pour le rencontrer. La délégation présenta un mémorandum, lu en arabe par Sheikh Fuad El Khatib, le Ministre des Affaires étrangères du Hedjaz.

« Agudat Israël est une organisation juive orthodoxe qui compte un million de membres, et elle exprime la sensibilité de personnes très différentes mais qui ont un même but : préserver les traditions d’Israël et de la Torah, leur pureté et y ramener tous les problèmes contemporains. »

Lorsqu’El Khatib eut terminé de lire le discours, tous demeurèrent silencieux, puis Hussein émit un doute prudent sur la participation de tous les Juifs de Palestine à un tel programme. Ensuite, en signe d’amitié, Rabbi Sonnenfeld fut admis au grade le plus élevé de la chevalerie,

La dernière interview de Hussein par De Haan allait s’avérer bien plus polémique. En tant que correspondant étranger, il avait assisté à la cérémonie au cours de laquelle Hussein avait été proclamé nouveau Calife, une semaine après l’abolition du califat turc.

Dans son article « Le Nouveau califat », il affirmait que Hussein avait reçu le titre sous deux conditions : défendre la cause arabe de Palestine et lutter pour l’indépendance et l’unité de chaque nation arabe. En dehors de la sphère Hachémite, l’influence de Hussein n’était que très peu reconnue et il ne disposait d’aucune représentation en Égypte ou en Inde. Lorsque de Haan lui demanda quelle serait sa politique envers les sionistes de Palestine, le nouveau Calife répondit qu’il mobiliserait tout le monde musulman contre « les sionistes impies. »

Cette déclaration de guerre fut reprise telle quelle dans de nombreux journaux arabes de Palestine et le Colonel Kisch, un dirigeant sioniste, exigea un ferme démenti d’El Khatib. De son côté, de Haan était persuadé que l’émir Abdullah intercéderait auprès de son père pour que ce dernier publie un démenti. Sir Samuel était disposé à l’écouter s’il ne s’opposait pas frontalement aux sionistes. Les chefs arabes-palestiniens ne l’entendaient pas de cette oreille et ils forcèrent Hussein à renouveler sa déclaration en échange de leur reconnaissance du Califat.

« Dans le monde arabe, les arabes palestiniens sont considérés comme des martyrs qui combattent pour une juste cause et il faudra donc bien compter avec eux » (De Haan : Le nouveau Califat)

Activisme politique et assassinat.

Au cours des deux dernières années de sa vie, De Haan reçut plusieurs menaces de mort : les sionistes le sommèrent d’abandonner ses activités, sans parvenir à l’arrêter.

Jacobus Kahn, consul hollandais de Jérusalem, rencontra de Haan deux semaines avant sa mort violente. Il échoua à le convaincre de renoncer à sa propagande pro-arabe et antisioniste. De Haan n’avait jamais brillé par sa prudence : l’ambition le guidait au péril de sa vie et il n’avait pas peur de la marginalité. Les responsables de l’Algemeen Handelsblad publiaient de moins en moins ses articles : les pressions sionistes s’amplifiaient, poussant le journal à se séparer de son correspondant. Depuis juin 1923, De Haan travaillait pour le Daily Express, un des principaux titres londonien, où sa virulence faisait parler de lui, au point que les sionistes craignaient son influence sur les Britanniques.

De Haan écrivait principalement en néerlandais et il touchait donc un public relativement limité d’autant que la société hollandaise se préoccupait assez peu de la Palestine, moins en tout cas que la Grande-Bretagne où il existait encore un antisémitisme de droite assez développé dans les médias. Et c’est ainsi que De Haan avait accepté la proposition du magnat Lord Beaverbrook et de rejoindre le Daily Express.

Quatre mois à peine après sa fameuse rencontre avec le Roi Hussein, le soir du 30 juin 1924, le journaliste hollandais fut abattu alors qu’il quittait la synagogue de l’hôpital Shadre Zedek de Jérusalem. Il s’agissait du premier meurtre politique commis par des sionistes, jusque-là une méthode assez rare.

On peut citer le cas de Chaïm Arlosoroff (1933) et bien après, celui de Yitzhak Rabin (1995) En l’occurrence, l’assassin, un certain Avraham Tehomi, avait peut-être été influencé par la violence révolutionnaire bolchevique et de nombreux émigrés russes avaient trempé dans le complot. Cet assassinat allait priver la communauté Heredim palestinienne d’un relais à l’extérieur mais aussi dans le monde arabe.

L’assassinat de De Haan conserve aujourd’hui encore de nombreuses zones d’ombre. En 1955, Shaul Avigur révélerait que Joseph Hecht, le coordinateur de l’Haganah, avait demandé à Zecharia Urieli, le chef de l’organisation paramilitaire, d’éliminer de Haan avec l’aide d’un petit groupe d’hommes.

En novembre 1970, la chaîne radio israélienne Zahor invita Tehomi pour s’exprimer et il reconnut que l’assassinat avait été planifié en haut lieu, sans pouvoir en dire davantage. Quinze ans plus tard, en 1985, Theomi fut de nouveau interviewé par Shlomo Nakdimon pour un livre qu’il cosigna avec ce dernier. Lors d’un symposium tenu le 28.05.85 à Beit hasofer, dans la Vieille ville de Jérusalem, Nakdimon révéla que Hecht avait reçu un document signé de Yitzhak ben-Zvi, un des dirigeants de la Haganah, lequel ordonnait l’exécution de De Haan.

D’après Nakdimon, Tehomi revendiquait toute la responsabilité mais admettait qu’aucune mission n’était exécutée sans l’approbation de ben-Zvi, qui devint par la suite le deuxième Président d’Israël. Le professeur Rubinstein était également présent lors du symposium : d’après lui, les archives de l’Haganah renfermaient une copie de l’ordre écrit. Toujours d’après Rubinstein, le Colonel Kisch s’était aperçu de l’influence de De Haan auprès de l’émir Abdullah et du roi Hussein. Leurs négociations auraient pu faire échouer la revendication sioniste d’un État juif en Palestine.

Selon cette piste, ce serait Kisch, plus que ben-Zvi, qui aurait été l’instigateur du crime, bien que les preuves fassent défaut. Toutefois, plus de Haan se rendait en Transjordanie, plus il agaçait l’élite sioniste. Le 16 mai 1923, il avait envoyé une lettre à Kisch dans laquelle il expliquait ses craintes d’être assassiné après avoir reçu une missive d’un groupe inconnu, « la Main noire », sans doute issue de cercles sionistes radicaux.

D’après l’historienne Ludy Giebels, De Haan aurait été sur le point de révéler un scandale financier et immobilier de grande ampleur qui impliquait Chaïm Kalvarisky, administrateur des colonies financées par Rothschild. De Haan aurait découvert que Kalvarisky détournait des fonds originellement prévus au rapprochement arabo-juif, pour éponger ses dettes. De Haan aurait également prévu de dénoncer les assassinats commandités par des sionistes, y compris par Kalvarisky. Cela suffisait largement pour le désigner comme cible avant que ses scoops n’atteignent l’audience internationale.

La date de l’exécution fut décidée à partir du moment où les médias annoncèrent que De Haan serait à Londres le 29 juin 1924 pour représenter l’Agudat et le point de vue juif orthodoxe. L’opposition de ces derniers se concentrait sur le plan britannique qui cherchait à créer un foyer juif dans chaque ville de Palestine, sous le commandement des autorités sionistes du Conseil National Juif, lequel aurait limité l’autonomie des communautés religieuses à des fins de cohésion interne.

C’était tout ce dont Agudat Israël ne voulait pas entendre parler. De Haan, s’il s’était rendu jusque-là, aurait certainement demandé aux Britanniques de revoir leur politique. Pour Theomi, c’était le moment idéal pour supprimer cet électron libre ; cet ignoble assassinat fut ressenti comme un choc par Agudat Israël non seulement parce qu’ils perdaient un membre éminent, mais aussi un de leurs meilleurs représentants à l’étranger. D’après Shlomo Israël, les plus grands rabbis de l’époque, notamment Blau et Sonnenfeld, « n’avaient que des louanges au sujet de De Haan : c’était un martyr du judaïsme. »

D’où la question : le destin de De Haan s’explique-t-il par ses activités politiques ? L’étude de ses nombreuses publications pour l’Algemeen  Handelsblad nous montre un ton de plus en plus véhément à mesure que le conflit s’amplifiait entre Agudat et les dirigeants sionistes.

Au cours des trois premières années que De Haan passa en Palestine, sa couverture des affaires politiques s’avérait plutôt modérée : il soutenait les grandes lignes du sionisme et croyait encore à une coexistence paisible entre Arabes et Juifs. Puis, peu à peu, sa confiance décrut : il commençait à comprendre le fossé irréconciliable entre le judaïsme orthodoxe international et les aspirations nationalistes arabes.

Ses articles expliquaient pourquoi l’unité juive sioniste était irréaliste comte tenu des profondes divisions entre juifs laïcs et juifs religieux et la peur de ces derniers d’être confinés dans un rôle ultra minoritaire au sein d’un État juif. Les dirigeants sionistes firent de plus en plus les frais des articles de De Haan : il les rendit responsables des émeutes de Nebi Musa (1920), de la mauvaise situation économique, et de l’immigration de masse qu’ils encourageaient. Petit à petit, les sionistes en virent à le considérer comme un ennemi, pro-arabe, alors qu’il cherchait surtout à trouver une issue pacifique à un conflit imminent.

En fait, jamais De Haan ne remit en question le droit des Juifs à disposer d’un État en Palestine et il s’attaquait davantage à la méthode qu’au principe. Mais cela importait peu pour la Hagannah : plus que ses critiques, l’organisation paramilitaire redoutait une alliance entre Arabes et Haredi qui aurait formé un bloc d’influence auprès des Britanniques et c’est ainsi que fut scellé le destin de ce journaliste dont le tort était d’être aussi impudent qu’imprudent.

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