Source : Jean Lorrain, miroir de la Belle Époque, Thibaut d’Anthonay, éditions Fayard.
Le lendemain de la sortie des Contes pour lire à la
chandelle, le 5 mai, Paris est soudain endeuillé par un drame
affreux : l’incendie du Bazar de la Charité. Sous une vaste tente, faite
de planches de bois et de toile goudronnée, dressée rue Jean Goujon, tandis que
cette fête de bienfaisance, patronnée par la gent féminine du faubourg
Saint-Germain, bat son plein, un projectionniste, lors d’une séance de
cinématographe met le feu par inadvertance à la pellicule et l’incendie se
propage en quelques minutes, causant la mort de cent quarante-trois personnes,
des femmes pour la plupart.
Car, durant la panique qui a précipité la foule vers la
sortie, certains hommes de l’aristocratique Faubourg se sont galamment frayé un
passage à coups de canne pour atteindre les premiers la sortie, obligeant le
beau sexe à leur céder le passage. La Presse, naturellement, en fait des gorges
chaudes, et Lorrain ne se prive pas de railler les railleurs en décochant une
salve de Pall-Mall. Le 24, il évoque « les fuyards à main armée de la rue
Jean Goujon » et revient sur ceux qui dans
« leur fuite éperdue à travers la chair de femme,
ont violemment canné ; la canne, cette suprême élégance de la tenue
masculine, s’est changée au poing des filtreurs en merlin et en masse
d’armes : l’instinct de conservation, plus fort que celui du sexe, a fait
la métamorphose. Et ce pauvre M. de Montesquiou, que M. Boldini nous a montré
cette année, au Champ-de-Mars, hypnotisé dans l’admiration de sa canne, cette
canne qui… cette canne que… enfin, vous m’avez compris : cette canne,
massue pour femmes vivantes et pincettes pour femmes mortes, cette canne
désormais tristement célèbre dans les fastes de l’élégance masculine, cette canne
de fâcheuse mémoire… Pauvre M de Montesquiou, pour une malchance, la voilà
bien, la guigne noire ! »
Beau trait de méchanceté féroce et non exempt d’une ingéniosité perverse, si l’on songe que la canne de Montesquiou, exhibée sur son portrait, devient alors pour tous le symbole de la pleutrerie des hommes du Faubourg, bien que le comte ne se trouvât pas au Bazar de la Charité… Une fois plantée sa semence empoisonnée, Lorrain boucle ses malles avec la satisfaction du devoir accompli et prend le train pour Marseille, deux jours plus tard.
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