Pris sur Academia.edu. Émergence de la kabbale : les débuts de la théosophie des Sephiroth, une réaction au défi des polémiques théologiques médiévales par Tsahi Weiss, in. NUMEN (2022) 1-27, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.
La kabbale
théosophique apparaît en Provence et en Catalogne au tournant du 13e
siècle. Il existe une vaste littérature sur les origines de cette littérature
qui traite de la structure de la face de Dieu, généralement connue sous la
forme des dix Sephiroth.
Les premières
étapes du développement de la kabbale s’ouvrent selon différentes
perspectives : son lieu d’apparition, les sages qui l’ont propagée, sa
réception. Mon hypothèse est la suivante : les premières représentations
du système séphirothique pourrait dater d’avant le treizième siècle.
Peut-être certains
aspects remontent-ils même à l’Antiquité tardive ; il existe quelques
courants qui remontent aux rabbins provençaux de la dernière partie du douzième
siècle, comme Abraham ben Isaac de Narbonne (mort en 1158) ; Abraham ben
David de Posquières (RaBaD, mort en 1198) ; Jacob le Nazirite (seconde
moitié du douzième siècle) et d’autres ; mais on peut aussi citer les
apports les plus tardives du Sefer ha-Bahir.
En tout cas, les
représentations théosophique des Sephiroth, tout comme celles qui ont trait aux
émanations ou aux puissances, apparaissent puis disparaissent du discours
théologique juif au cours de la période médiévale. La principale question
serait de déterminer ce qui conduisit ces érudits à accepter, à employer, à
développer ce courant théosophique et à composer des traités sur le sujet.
Les premiers
traités kabbalistiques ont une caractéristique unique : leurs traits
mythologiques, en particulier la féminité de certains Sephiroth, ainsi que le
versant obscur de la face de Dieu. Mais ces aspects ressortent moins des
premiers écrits kabbalistiques que ce n’est le cas dans le Sfer ha-Bahir ou
dans la kabbale castillane ultérieure.
La kabbale
provençale ou castillane présente une tournure plus néoplatonicienne. Le
premier problème théologique à l’origine de ces développements était de
contourner ou de nier l’intervention de la Providence à titre individuel en ce
monde, une critique introduite par les Juifs aristotéliciens. Le second
problème était l’accroissement en Provence et en Catalogne de la croyance des
Juifs aux anges et aux médiateurs.
Providence divine.
La question de la
Providence, de l’intervention divine en ce monde pour certains êtres humains,
apparaît en Provence et à Gérone à la suite de la traduction des œuvres de
Maïmonide en hébreu. Dans le Guide des égarés, Maïmonide (mort en 1204)
affirme et conditionne la Providence aux mérites des hommes qui sont parvenus à
un accomplissement intellectuel et philosophique.
Ses exégètes
aristotéliciens, en particulier Samuel ibn Tibbon (mort en 1232), rejettent
cette approche : Maïmonide aurait seulement cherché à tromper les masses.
Il n’y a pas de providence divine individuelle : les justes, tout comme
les autres, sont soumis à l’infortune. Tout ce qu’on peut dire à leur sujet est
qu’ils possèdent un savoir divin qui les affranchit des distractions du monde
matériel et qui les y rend indifférents.
Le problème de la
Providence n’est pas seulement théorique. Au contraire d’autres problèmes
théologiques, il entraîne des conséquences directes sur la pratique
quotidienne. S’il n’y a pas de Providence individuelle, alors il n’existe plus
aucune raison de respecter les Commandements, plus aucun système de récompense
ou de châtiment ; le lien entre le croyant et son Dieu, manifesté par la
prière quotidienne, est coupé.
Dès lors, il n’y a
rien d’étonnant à ce qu’au cours de cette période, les interprètes de Maïmonide
aient énergiquement été critiqués par de nombreux sages. Ainsi, Jacob Anatoli
(mort en 1256) censurait fermement cette interprétation comme quoi il n’y avait
nulle Providence. Anatoli vivait dans la première moitié du 13e
siècle et appartenait au courant maïmonidien ; il était proche de Samuel
ibn Tibbon, mais au contraire de ce dernier, il considérait que Dieu veille sur
les faits et gestes des hommes et qu’il faut dès lors le prier et le célébrer. À
propos de la prière du matin, Birkhot haShahar, il écrit :
« Béni
sois-tu, toi qui as miséricorde pour la terre. Cette prière nous montre qu’Il
délivre la Providence sur le monde inférieur car il est écrit [2 Chron.
16.9} : l’Éternel parcourt toute la terre du regard pour soutenir ceux
dont le cœur est tourné vers Lui sans partage. Les méchants et les hérétiques
prétendent au contraire que Dieu nous a abandonnés. Les paroles :
bénis sois-Tu, Toi le miséricordieux, nous montrent bien que la Providence vaut
pour l’humanité. Il soutient ceux dont le cœur est tourné vers lui sans partage
afin de rejeter les pensées des méchants qui disent : Dieu ne nous voit
pas. »
Une autre objection
à la négation de la Providence provient de Meir ben Simone de Narbonne, connu
sous le nom de haMe’ili (mort en 1270) C’était un talmudiste que Moshe
Halbertal nous décrit comme un maïmonidien modéré. HaMe’ili est également connu
pour sa critique des kabbalistes contemporains.
Toutefois, pour ce qui
est de la Providence, il critique avec véhémence l’interprétation de Maïmonide.
Dans son traité le Sefer Meshiv Nefesh, « Réjouissance du
cœur », il accuse Maïmonide et ses interprètes aristotéliciens de nier la
Providence divine pour les êtres humains et donc, de nuire à l’observation des
commandements et de la prière.
« Ceux qui
diffament Maïmonide prétendent qu’il aurait affirmé qu’il n’y avait nulle
Providence pour les faits et gestes des hommes, mais seulement pour les faits
intellectuels. Ceux qui affirment cela insultent toute la Torah et ses
Commandements ; tout le monde transgresserait alors le principe et la
règle du Shabbat
« L’idée de
Maïmonide, béni soit son nom, était que tout homme, pour autant qu’il soit sage
et intelligent et aimé du Dieu de l’entendement, est soumis à la Providence,
pour le mieux s’il est bon, pour le pire s’il est mauvais. Et c’est ainsi qu’il
faut considérer la prière et le châtiment ; la volonté initiale de Dieu
était de récompenser le Juste par la prière car il est écrit : Et
l’Éternel exauça ses prières. (Genèse 25 :21) Il est donc vrai que
tout craignant Dieu doit respecter la prière du matin et du soir. »
Les écrits
d’HaMeili démontrent la dangerosité de la polémique. S’il n’y a pas de
providence divine, il n’y a pas de raison d’observer le Shabbat, ni les prières
quotidiennes.
Les kabbalistes
rejetaient explicitement cette interprétation radicale de Maïmonide :
Asher ben David (milieu du treizième siècle), neveu d’Isaac l’Aveugle (mort en
1235) et petit-fils de RABaD, écrivait qu’il existait des hommes qui pensaient
avoir sérieusement étudié Le Guide des Égarés et dont l’attitude envers
la « Cause des Causes » les menait à nier les vertus de la prière.
« Il y a
bien d’autres sectes de par le monde, des gens dont la trop grande profondeur
de pensée les amène à la perplexité et les entraînent à des recherches sur la
Cause des Causes et de là à empêcher les autres de prier. »
Ben David est
succinct mais on comprend bien le propos. Il s’en prend ici aux exégètes
radicaux du Guide des Égarés : avec ironie, il évoque leur
« trop grande profondeur de pensée » Si Dieu est loin du monde,
alors, les conditions de prière s’éloignent. Ben David ne débat pas
véritablement avec ces exégètes mais il constate que leurs préoccupations
philosophiques ont des conséquences qui sapent les fondements même de la foi.
Jacob ben Sheshet
(milieu du treizième siècle), dans son traité Les Portes du ciel s’en
prend également aux interprètes radicaux de Maïmonide et les accuse de
blasphème : en niant la Providence divine, ils insinuent que la prière n’a
qu’une signification sociale ou psychologique.
« Et nous
en sommes à présent conscients : il y a parmi le peuple d’Israël des gens
qui brisent les liens, qui enfreignent les lois, qui introduisent la fausseté
dans nos cœurs. « J’ignorais les projets qu’ils avaient formés contre
moi » [Jérémie 11:19] Ils affirment que c’est pour tromper le
peuple que Moïse écrit dans la Torah : « Au commencement Dieu
créa » ; d’après eux, la Providence ne descend pas en dessous de la
Lune, ni pour récompenser ni pour châtier et il ne sert de prier ou de se
purifier…
« Il n’y a ni
pouvoir ni autre corps dans notre corps… Mais si cela est vrai, comment alors
pourrions nous Le prier et Lui demander une réponse ? « Lève-toi et
sauve-nous »
[Jérémie 2 :27] Comment pourrais-je encore L’agréer quand je dis Bénis
sois-Tu. « Pourquoi as-tu fait ceci ? » [Juges 8.2] Ils
ont quitté la voie droite de la Torah et prennent des chemins détournés
[Juges 5:6] et tous ceux qui s’écartent de la prière périront et leur lieu
ne les reconnaîtra plus [Psaumes 103.16] »
Ben Sheshet décrit
en détail les périls qui guettent les tenants d’une approche telle approche
philosophique. Comment prier un tel Dieu ? Pour développer son argument,
il décrit les situations quotidiennes et se demande comment poursuivre une vie
religieuse dans de telles conditions. Comment le pauvre, comment l’humble
prieront-ils ? La prière ne pourra plus avoir qu’une fonction
psychologique, la purification des pensées de l’orant, ou une fonction
politique : tromper les masses.
Dans une veine
semblable, Nahmanide (mort en 1270) critique les interprétations provençales
radicales de Maïmonide lorsque des visiteurs de Béziers accusent la famille de
son cousin, Jonah Gérondi d’impureté. Dans son épître, Nahmanide fulmine contre
les interprètes radicaux de Maïmonide : ils ne croient pas que Dieu gouverne
le monde et dès lors, ils ne distinguent plus entre le Bien ni le Mal. « Ils
vont jusqu’à dire que le Seigneur n’a aucun intérêt ni volonté, qu’il ne fait
pas la distinction entre celui qui décapite un chien et celui qui sacrifie un
agneau. »
D’une manière plus
générale et systématique, Nahmanide, dans sa présentation du Livre de Job,
décrit les périls de la critique de la Providence divine. D’après Nahmanide, on
ne peut douter de la Providence au risque de détruire la possibilité même
de prière. Quand le roi David son Dieu pour Israël, Dieu entendit sa prière, de
sorte que tout homme qui prie pour Israël peut escompter le même résultat
« Il est
clair et connu que la foi en Dieu, en son entendement, en sa direction des
choses mondaines et des individus, en sa Providence universelle sont des thèmes
fondamentaux de la Torah de Moïse… L’hérétique prétend que le Créateur ne sait
pas, qu’il ne se préoccupe pas, qu’il laisse les hommes nier toute la Torah…
Mais il nous faut bien croire que le Seigneur connaît toutes choses et chaque
individu, en haut comme en has, les faits et gestes de chacun, le passé et
l’avenir et il n’y a aucune différence entre toutes les prières de David fils
de Jessé et nos propres prières. »
À l’instar du
kabbaliste ci-dessus, la compilation Sha’ar haShoel, « Les Portes
de Celui qui cherche », attribué à Azriel de Gérone (première moitié du
treizième siècle), s’ouvre sur un problème théologique analogue : « Celui
qui cherche chercher à répondre : Qui peut me forcer à croire que le monde
obéit à un Guide ? Réponse : de même qu’un navire ne peut naviguer
sans capitaine, le monde ne peut tourner sans un Guide. »
Les paroles
d’Azriel sont trop complexes pour être abordées ici. En revanche, qu’il ouvre
sa défense et illustration de la kabbale de la sorte nous montre l’importance
de ce problème dans la théologie de l’époque.
En dépit des
objections et des doutes sur la Providence, les kabbalistes des débuts
n’éprouvaient aucune difficulté avec la philosophie de Maïmonide, ainsi que de
récentes études l’ont démontré. Dans de nombreux cas, les kabbalistes citent
les points de comparaison entre ces deux approches respectives. Nahmanide et
Jacob ben Sheshet sont très clairs à ce sujet : bien qu’ils s’opposent aux
interprètes radicaux de Maïmonide, ils reconnaissent sa valeur.
« Il ne
détourne pas les yeux des hommes justes [Job 36 :7] Ce verset
interprète un sujet très grave… qui est la Torah et la foi pure en la
Providence que Dieu exerce sur le monde pour protéger l’humanité. C’est pour
cette raison qu’Il protège les Justes, car leurs cœurs et leurs yeux sont
toujours sur Lui, et les yeux de Dieu sont toujours sur eux depuis le
commencement de l’année jusqu’à la fin [Deutéronome 11.12] et ce
problème a correctement été traité par rabbi [Maïmonide] béni soit son
nom, dans le Guide des Égarés. »
Pour conclure ce
point, considérons un critique contemporain. Halbertal (2001) considère
haMe’ili comme un maïmonidien très moderniste et il procède à un inventaire,
rejetant certains interprétations aristotéliciennes. La plupart des kabbalistes
des origines procédaient de même. Pour ce qui est de la Providence, Ils
n’évacuaient pas l’aristotélisme sans nuance : ils tentaient de séparer
Maïmonide de ses lectures radicales et ils étaient souvent bien plus proche de
lui que ne l’était haMe’ili.
Ce dernier
n’acceptait pas toutes les implications de l’apophatisme de Maïmonide et de son
Dieu transcendant ; il affirmait qu’il n’y a qu’un Dieu, qui gouverne le
monde et qu’il faut le prier. Les kabbalistes, eux, reconnaissaient le Dieu
impersonnel de Maïmonide alors que haMe’ili, comme nous le verrons, les
critiquait pour cette même raison.
Prière aux Anges.
La naissance et le
développement du système séphirothique s’éclaire à la lumière d’un autre
problème théologique qui apparaît au cours de cette période. Le refus du culte
des anges était une position rabbinique largement acquise depuis la fin de
l’Antiquité ainsi que le questionnement sur la légalité d’invoquer un médiateur
divin.
Toutefois, avec le
développement de l’apophatisme, avec le débat sur la Providence, à partir du
treizième siècle, l’importance des anges s’accrut et de nombreux sages et
kabbalistes mirent en garde contre eux. Il existe un lien entre l’invocation
aux anges et le rejet du providentialisme pour les individus.
On en trouve un
exemple dans un texte anonyme de la première moitié du treizième siècle :
ce texte accuse les Juifs non-kabbalistes d’idolâtrer Métatron, Prince de ce
Monde, parce qu’ils ne croient pas en l’omniscience de Dieu. L’auteur affirme
alors sa foi en la providence individuelle
« Certains
se trompent sur sa nature en disant qu’il ne sert de prier la Cause des Causes,
et qu’Il serait inférieur. Ils disent : si le Prince de ce monde
[Métatron] est responsable du monde matériel, prions-le plutôt Ces mots sont
des chimères, puisse l’esprit de ceux qui agissent de cette manière
périr : pour nous, il est clair que la Providence du Très-Haut, béni soit
son nom, agit sur les individus et sur le monde ; pour ce qui est des
hommes, Il est miséricordieux. Alors, pourquoi les méchants nous diraient-ils
de ne pas prier pour lui. »
Ce texte montre que
le culte du Prince de ce monde a gagné du terrain parmi ceux qui affirment
l’éloignement de la Cause des Causes, du Dieu transcendant : il est si
loin qu’il ne sert de le prier. Tel est précisément le risque identifié par
Asher ben David, Jacob ben Sheshet, Azriel et Nahmanide.
Le texte explique
clairement que certains adulent le Prince de ce Monde pour compenser la perte
de lien direct avec un Dieu transcendant et inaccessible. L’auteur condamne de
telles prières : il ne sert de prier les Anges car la Providence veille.
Le culte des anges n’a rien de surprenant, pas plus que le tracas qu’il
provoque parmi les sages.
Depuis l’Antiquité
tardive, on rencontre des écrits rabbiniques qui préviennent de tels dangers
mais c’est Maïmonide qui l’a identifié le premier comme de l’idolâtrie pure et simple.
Dès lors, il y eut un tournant historique. D’une part, Maïmonide et ses
interprètes radicaux poussèrent les Juifs à aduler des médiateurs en réaction à
leur conception d’un Dieu impersonnel et indifférent aux individus. D’autre
part, Maïmonide rejetait cette même attitude en la décrivant comme une forme
d’hérésie.
D’après moi, la
raison pour laquelle les kabbalistes développèrent un système séphirothique
tient dans leur reconnaissance directe et indirecte de Maïmonide en tant
qu’autorité philosophique et légale. Le système séphirothique présente une
solution au problème : comment conserver un lien quotidien avec Dieu si
Dieu est impersonnel et si le recours aux anges médiateurs est interdit et
considéré comme idolâtre ?
Avant de revenir
aux textes kabbalistiques eux-mêmes, il faut préciser que les kabbalistes de la
première moitié du treizième siècle n’étaient pas seuls à l’époque à se méfier
du culte des anges. Ha’Me’ili et Jacob Anatoli se préoccupaient beaucoup du phénomène.
HaMe’ili, dans ses écrits sur les hérésies juives, fulmine contre le culte des
anges et se réfère aux « lois de l’idolâtrie » de Maïmonide
« Quiconque
dévie de cette règle, et prie et célèbre n’importe quelle créature de ce monde,
celui-là sera chassé de ce monde et des autres et nous conclurons : il est
interdit de prier un ange même en temps de détresse et il ne faut pas réciter
de prières comme ‘Guides de la miséricorde donnez-nous la miséricorde’ et c’est
pourquoi Maïmonide a écrit que cette faute a commencé au temps d’Enosh…
« Tout homme
devrait s’efforcer de supprimer de sa prière et des livres les noms de tous les
anges qui ont été écrits par des insensés… à moins qu’ils n’aient été écrits
par les premières sectes de l’erreur, qui ont séduit tant de monde ; ceux
qui ont trouvé ces textes écrits manquaient de discernement, pour distinguer
entre le vrai et son contraire. »
HaMe’ili rejette à
la fois le culte des anges et l’idolâtrie. Il se réfère ici aux « Guides
de la Miséricorde », un célèbre « piyyut », poème liturgique,
très répandu de son temps, et qui demande aux anges de transmettre les prières
au Dieu d’Israël. Tout comme heMe’ili, Jacob Anatoli, dans sa compilation
Malmad haTalmidim, L’Aguillon de l’étude, déconseille de réciter cette prière :
« Certains
ont l’habitude de réciter Guides de la miséricorde accordez-nous la
miséricorde, etc. Ce n’est pas une bonne chose ; ce sont vos propres actes
de bonté qui vous aideront et non les anges ou quoi que ce soit d’autre dans le
prière, car le Seigneur n’acceptera pas de telles prières. »
Les premiers
kabbalistes rejetaient l’adulation des anges, qu’ils considéraient comme une
hérésie, conformément aux Lois sur l’idolâtrie et les traditions des gentils.
On en trouve un exemple dans un texte attribué à ben Sheshet. Le Sefer
haEmunah vehaBitahon, « Le Livre de la foi et de la sécurité »,
interprète ainsi le Commandement « Tu n’auras pas d’autre Dieu que
moi »
« Tu
n’auras pas d’autre Dieu devant moi. Il nous a proclamé qu’Il était Dieu et
qu’Il était celui qui conférait la bonté et qu’il était celui qui les menait
hors d’Égypte, Il leur a interdit de prier un autre Dieu. Pour qu’ils
n’invoquent pas les anges et autres intermédiaires, auxquels il commande et qui
obéissent à ses ordres… pour que le peuple ne puisse dire : nous devons
vouer un culte aux causes et en son honneur. Celui qui sert le roi est un roi
lui-même se disent-ils. Et ils croient que le domestique est le seigneur et
ainsi, tous ceux qui croient en Lui et qui croient qu’Il est le Seigneur
pensent qu’ils doivent honorer ses anges et ses messagers. C’est pour empêcher
cela qu’Il a dit : Tu n’auras pas d’autres Dieu que moi et il fallait
cette mise en garde pour ne pas errer. »
Ben Sheshet se
réfère aux Lois de l’idolâtrie de Maïmonide et définit le culte des
anges comme de l’idolâtrie. D’après lui, c’est précisément la proximité des
anges à Dieu qui en fait une menace théologique. Le fidèle identifie les anges
à Dieu, qui les envoie accomplir sa volonté.
Naïvement, les
fidèles croient qu’il n’existe aucun interdit contre le culte des anges, car
ils interprètent mal les paroles de sagesse et croient que l’esclave du roi est
le roi lui-même, ou ils croient, conformément à la halakha talmudique que les
délégués peuvent tout faire au nom de celui qui les envoie. La mise en garde de
conclusion contre le culte des anges montre à quel point le sujet était
important à l’époque.
Asher ben David,
comme ben Sheshet, déclare que nul ne devrait prier les anges ou les autres
médiateurs : « Aucun homme n’est autorisé à chercher son salut
d’une puissance surnaturelle, ni d’un ange. » Dans son Sefer
haYehud, « Le Livre de l’Unité », il vitupère contre ceux qui
croient en deux autorités et qui « introduisent un médiateur entre eux et
le Seigneur. » Ses écrits ont reçu beaucoup d’attention chez les
historiens : Scholem et d’autres ont déduit qu’il se référait à des
pratiques dualistes inconnues. Mais il semble qu’il cite simplement les Lois de
l’idolâtrie de Maïmonide.
Nahmanide dans son
traité Derasha Torat haShem Teminah, Un Sermon sur le juste principe de
Dieu, rejette également le culte des anges très explicitement. Il définit cette
attitude comme idolâtre et cite aussi Maïmonide en se référant à deux prières, piyyutim :
les « Guides de la Miséricorde » et « Michael, le grand prince. »
« Le
troisième genre d’idolâtrie est celui qui voue un culte aux anges ou qui croit
que les anges peuvent être considérés comme des intercesseurs entre l’orant et
Dieu, et que l’on peut les invoquer. Ce serait mal interpréter le piyyut
Michael, le grand prince ou les Guides de la Miséricorde. Et ceci nous semble
conforme aux paroles du Rabbi [Maïmonide] dans le Livre du Savoir et
cette sorte d’idolâtrie, l’Écriture en parle : « Et ils servaient
d’autres dieux » [Josué 24.2] l’idolâtrie d’Israël a toujours eu
trait à cette secte. »
Pour conclure ce
point, citons un extrait d’Ezra de Gérone (premier tiers du treizième siècle)
commente les 613 mitzvoth et cite un midrash selon lequel c’est Dieu et non un
médiateur qui a sorti Israël d’Égypte. Selon Ezra, ce midrash nous montre que
Dieu seul et non ses médiateurs, doit être vénéré. L’autre possibilité pour
éviter cette angélolâtrie est de vénérer les Sephiroth et de les unifier dans
Ain-Sof
« Je suis celui
qui t’a sorti d’Égypte. Ce verset fait allusion à celui qui doit unifier le
nom ; la rédemption ne fut pas celle d’un émissaire, ni d’un ange, ni d’un
séraphin, mais seulement du Très-haut, béni soit son nom, dont l’essence est la
gloire. Ainsi, une seule personne est requise pour Lui, il n’y a pas d’autre en
dehors de Lui, il n’y en a pas d’autre [Deutéronome 4:35] et la seule
façon de l’unifier est de célébrer les dix Sephiroth dans Ayn Sof. »
Ce passage nous
démontre à quel point le système séphirothique maintient l’unité de Dieu et
remplace le culte des anges. Au contraire des anges, les Sephiroth, unifiés en
Dieu, ne contredisent pas le monothéisme. Dieu est et Dieu est seul.
La solution des
premiers kabbalistes.
Les interprètes
radicaux de Maïmonide ne se préoccupent pas des actes des individus ; ils
mettent en doute la routine rituelle et en particulier la fonction de la
prière.
Au contraire, des
rabbins comme haMe’ili évacuent les ramifications de l’image impersonnelle de
Dieu pour maintenir le lien quotidien entre l’humanité et Dieu.
La troisième
solution est d’accepter l’idée d’un Dieu transcendant et aliéné et de faire
appel à des médiateurs. Les premiers kabbalistes optèrent pour une quatrième
option : ils développèrent et modulèrent un système séphirothique qui
rétablirait un lien avec le Dieu transcendant, mais d’une manière graduée, sans
endommager son unité.
Le système
séphirothique, la part supérieure de la face de Dieu, Ayn Sof, est éloigné de
nous, mais à travers cette structure, les kabbalistes peuvent adresser leurs
prières. Le commentaire du Sefer Yetsirah, « Le Livre de la
Création », attribué à Isaac l’Aveugle, l’articule ainsi : « Il
ne sert de prier, hormis par des moyens limités Un homme peut entrer et se
tenir devant Ayn Sof »
La nature humaine
est limitée, la prière aussi et elle doit être adressée à une limite, les
Sephiroth. Bien que la pensée de Dieu « est une part de Lui et non une
entité séparée », les individus peuvent élever leurs prières à Ayn Sof.
Néanmoins, il faut
noter que les kabbalistes assignent rarement une limite formelle pour ce qui
est de ces mêmes prières. Scholem et ses épigones soulignaient le caractère
incompréhensible de la plus haute Sephira, à laquelle on ne peut adresser de
prière, mais il est très rare que les kabbalistes mentionnent une interdiction
formelle quant à ces prières.
Une autre solution
pour ce qui est du lien entre l’humanité et Ayn Sof se rencontre dans les
écrits d’Asher ben David. Dans son Commentaire sur les treize Middoth, il écrit
qu’il ne faut prier Ayn Sof et demander son assistance qu’au travers les
Sephiroth :
« On ne
peut que Le prier, Lui, la Cause des Causes, pour accomplir ses commandements,
par la middah [Sephirah] spécifique, qu’au travers d’eux tous ou de
certains d’entre eux. »
Les Sephiroth sont
des médiateurs, mais ils ne dépendent pas de l’homme, mais de Dieu et c’est à
lui que l’homme s’adresse.
Les premiers
kabbalistes ne considéraient pas l’intention de la prière qu’à un niveau
théorique. L’intention de la prière devait être précise et faisait l’objet de
débats et de polémiques. Comment développer une pratique rituelle envers un
Dieu à la fois transcendant et personnel sans nuire à son caractère unitaire.
Les Sephiroth diffèrent
des autres puissances intermédiaires : les croyants peuvent adresser leurs
prières à chaque Sephira en fonction de leurs besoins. Dès lors, on pourrait y
voir des substituts aux anges destinés à ne pas contredire Maïmonide. Les
Sephiroth sont les qualités de Dieu et lui sont intrinsèques et même
lorsqu’on leur adresse une prière, on ne peut les distinguer d’Ayn Sof.
Ce système
séphirothique fut vivement critiqué par haMe’ili. Ses critiques nous permettent
de comprendre les raisons pour lesquelles le système séphirothique fut
accepté : il s’agit du seul compte rendu détaillé d’une théosophie
kabbalistique composée par un non kabbaliste de la première moitié du treizième
siècle.
Ha’Me’ili et les
premiers kabbalistes partagent les mêmes présupposés : l’absence d’une
Providence divine et le culte des anges. D’après Ha’Me’ili, les kabbalistes
croient en un Dieu, Ayn-Sof, inaccessible et que les prières n’atteignent pas. Dès
lors, il ne sert de le prier. D’autre part, haMe’ili considère qu’il n’existe
pas de différences essentielles entre les Sephiroth et les anges.
« Comment
leurs paroles pourraient-elles agir sur tout homme sage et au cœur pur ;
il ne sert de tourner ses prières vers le Nom, celui qui n’a ni début ni fin,
la Cause des Causes, qu’ils appellent dans leur langue Ayn Sof ; celui qui
fait cela est pour eux celui qui coupe les racines, celui qui est indigne de la
félicité et du salut. »
D’après lui,
conformément aux kabbalistes, il ne sert de prier le visage supérieur de Dieu
et quiconque le fait se rend coupable d’hérésie, « il coupe les
racines. » Pour HaMe’ili, il est clair que les kabbalistes n’objectaient
pas contre le caractère apophatique et transcendant de Dieu, mais leur
conception de Dieu ne résolvait aucun problème compte tenu de son éloignement.
Dès lors, il conclut que les kabbalistes, comme les aristotéliciens,
interdisent la prière à la Cause des Causes.
Pour ce qui est des
anges, haMe’ili ne voit aucune différence entre eux et les Sephiroth, pas plus
qu’il ne distingue entre Création et émanation. Les Sephiroth sont des
puissances créées, finies et séparées de Dieu. Il ne comprend pas comment les
kabbalistes peuvent affirmer que prier les Sephiroth n’est pas prier une
puissance distincte de Dieu. De plus, nous savons que haMe’ili critiquait
durement la théologie chrétienne dans son Milhemet Misvah ; il y
voyait un prétexte offert aux kabbalistes pour importer la doctrine trinitaire
dans le judaïsme.
« Et ils
disent qu’il faut prier un certain Dieu créé durant le jour et durant la nuit,
un autre Dieu, plus haut, mais lui aussi créé, et puis les jours sains, ils
prient encore un autre Dieu et puis, les dix jours de repentance, ils
multiplient les égarements et les sottises, priant un Dieu puis d’autres, qui
lui sont inférieurs… ils ont beaucoup de Dieux et pourtant, dans leur déraison,
ils affirment qu’ils n’en connaissent qu’un seul et qu’il est Un. »
HaMe’ili comprend
le postulat kabbalistique d’un dieu unitaire lui-même divisé en dix Sephiroth,
mais, cette division en un est pour lui simple rhétorique. Il importe pour
notre propos de répéter que haMe’ili interprète le projet séphirothique des
kabbalistes comme un moyen de résoudre deux problèmes cruciaux à
l’époque : l’idée d’un Dieu impersonnel et apophatique et le culte des
anges. En tant que telle, sa critique remet cette kabbale en contexte.
Conclusions.
D’après moi, la
kabbale des origines a pris pied et développé un système au tournant du
treizième siècle et cela en partie grâce au recours des dix Sephiroth. Ce
système séphirothique visait tout d’abord les interprétations radicales de
Maïmonide qui rejetait la Providence divine pour les individus ; ensuite,
la vénération des anges.
En fait, les
kabbalistes étaient d’accord avec Maïmonide : eux aussi considéraient que
le culte d’intermédiaires relevait de l’idolâtrie et ils tentèrent de protéger
la Providence des lectures aristotéliciennes juives.
Ils proposèrent
ainsi d’adopter un système complexe qui représentait Dieu comme impersonnel,
personnel et unifié tout à la fois. Leurs écrits n’étaient pas homogènes et
il existe bien des différences entre eux, mais ils expriment la même
préoccupation : la perte du fondement personnaliste de la foi et la perte
de l’unité monothéiste d’autre part.
Toutefois, bien que
ces deux problèmes étaient à l’époque centraux, et qu’ils expliquent en partie
la réception critique du système décimal séphirothique, je n’affirme pas que ce
sont les seules raisons.
De tels phénomènes théologiques ne s’expliquent pas par une seule raison mais par des facteurs divers qui se renforcent et s’entrecroisent. Des études sur l’histoire des mentalités et sur la réception de la Tradition kabbalistique séphirothique pourraient mener à d’autres découvertes intéressantes parmi les strates les plus enfouies de cette théosophie, parmi lesquelles les raisons de son développement ultérieur.
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