Pris sur Public Domain Review. La ruse du Prince :
portrait d’une fripouille franco-arménienne par Jennifer Manoukian,
traduction de l’anglais et châpo par Neûre aguèce, no copyright infringement
intended, human translation is no duplicate content but a work of art and
patience — no royalties, only charities — no king or queen, regicide
worldwide !
« C’est
un personnage qui garde volontairement son mystère. Il est très vraisemblable
que son mystère ne soit pas très mystérieux. Mais son silence fait partie de
lui, profondément. Si on savait plus de choses de lui, d’une certaine façon, il
cesserait d’exister. »
Pacôme
Thiellement
*
« Regardez-moi
bien ! Je suis idiot, je suis un farceur, je suis un fumiste. Regardez-moi
bien, je suis comme vous tous »
Tristan
Tzara
*
Il était une fois, dissimulé dans une villa des
faubourgs parisiens, un moine arménien défroqué qui se faisait passer pour un
prince. En 1906, arrivé à la fin de son existence, cet homme avait roulé sa
bosse et était connu sous bien des noms différents. Prêtre, enseignant,
traducteur, lexicographe, il avait terminé sa longue mascarade comme héritier
d’un trône merveilleux, quelque part du côté de l’Orient, à l’Est de la
Méditerranée. Entre-temps, il avait monté et descendu l’échelle sociale, un
peu partout dans le monde, accordant à ceux qui l’écoutaient l’insigne honneur
d’être adoubé par son sceptre royal.
Appelons notre homme Ambroise Calfa. Le monde le
connaissait sous le titre de Son Altesse Royale Guy de Lusignan, Prince de
Chypre, de Jérusalem et d’Arménie, mais il répondait également au titre de
Nar-Bey, ou d’Artin, qui aurait été son nom de prime enfance. Comme la foule
des escrocs et chevaliers d’industries du dix-neuvième siècle, Calfa restait
discret sur la première partie de sa vie : nous savons seulement qu’il
serait né au mitan du siècle, dans une famille arménienne, à Istanbul, alors
capitale de l’Empire ottoman.
Dans sa jeunesse, Istanbul traversait une profonde
crise et une transformation sociale dont Calfa allait bénéficier, notamment la
démocratisation de l’éducation à l’étranger. Il fut envoyé à Venise pour
parfaire ses études, sur l’île de San Lazzaro, où il se trouvait depuis 1717 un
monastère de l’Église catholique arménienne. Le lieu avait été une léproserie,
avant de connaître une nouvelle vie grâce à une assemblée de moines qui en
firent un haut-lieu intellectuel et pédagogique pour les deux siècles qui
allaient suivre.
Et c’est ainsi que des générations de novices accoururent
depuis l’Eurasie, et depuis Venise, pour étudier en ces lieux. La plupart
rentraient chez eux, mais Calfa décida de rester et d’être ordonné prêtre, de
consacrer sa vie à la Congrégation des pères Mékhitaristes. La vie monastique
de cet ordre était loin d’être claustrale : les jeunes moines voyageaient
à travers l’Europe, résidant au sein de communautés arméniennes ; dans l’Empire
ottoman, ils servaient de pédagogues pour les jeunes garçons.
Le chemin suivi par Calfa ne dérogeait pas aux règles :
au début 1850, nous le retrouvons à Paris où il enseigne et publie de nombreux
manuel d’apprentissage à l’attention de ses disciples pour qu’ils apprennent
les mathématiques, l’histoire, l’anglais et le français. Il publie également des éditions
bilingues français-arménien de Paul et Virginie de Bernardin de
Saint-Pierre et des Aventures de Télémaque par François Fénélon.
Néanmoins, sa carrière de professeur et de moine ne
dure pas longtemps. En 1855, Calfa fut expulsé de l’école et de sa congrégation
pour insubordination. Malgré les apparences, c’est un des nombreux épisodes où
nous le surprenons sous les traits d’un homme de principe qui travaille pour le
salut d’autrui. Il aurait fait partie d’un trio de moines contestataires, démis
après avoir critiqué leur abbé lequel souhaitait restreindre l’accès à un cadre
religieux et confessionnel plus strict. Le trio contrecarra cette décision en
établissant une autre école à Paris, le Collège National Arménien qui ouvrit
ses portes à de nombreux Arméniens.
En 1860, l’école et son imprimerie migrèrent vers la
Crimée mais Calfa resta à Paris où il changea radicalement de vie. En quelques
années, il rencontra l’amour, du moins sous une forme pécuniaire, en la
personne de Marie-Louise Joséphine Legoupil, ex-maîtresse d’un baron qui, à sa
mort, lui avait laissé sa fortune et ses propriétés, disséminées à Paris. Et
c’est ainsi que Calfa fréquenta tout le carnet mondain : Victor Hugo fut
un de leurs familiers. Cette
mascarade plutôt tapageuse aida le couple à élargir leur cercle de
connaissances et à mener grand train ; les milieux aisés leur servaient de
base arrière.
Calfa et Legoupil se marièrent en 1863 et l’ancien
moine garda profil bas pendant près d’une décennie avant de reparaître sous les
traits d’un prince oublié de la Maison royale de Lusignan. Les Lusignan étaient
une famille aristocratique de l’Ouest de la France ; au cours des
croisades, un rameau de leur arbre généalogique s’établit à Jérusalem où il
gagna en prestige et en puissance, au point de contrôler certaines places de
Chypre, et même du royaume arménien le long de la Méditerranée. Sans doute en
mémoire de ce passé glorieux, Calfa se prénomma Prince Guy de Lusignan et se
proclama descendant direct de l’homonyme Roi de Jérusalem (1153-1194)
Bien que tout cela fût pour le moins ridicule, il y
entrait de louables intentions. En 1878, Calfa et ses frères prétendirent avoir
reçu une missive d’un parent de Saint-Pétersbourg qui se prénommait Louis de
Lusignan, patriarche de la famille Lusignan de Chypre, Jérusalem et d’Arménie.
Louis reconnaissait les frères Calfa comme membres légitimes de la Maison-mère et
les pressait de réclamer leurs titres, leurs droits, leurs privilèges et les
honneurs qui leur étaient dus.
Les frères ne perdirent pas de temps. La réception de
cette lettre, en mai 1878, coïncidait avec une période d’essor de la communauté
arménienne dans l’Empire ottoman. La guerre russo-turque s’était terminée par
une défaite ottomane quelques mois auparavant et les belligérants devaient se
rencontrer à Berlin pour discuter de la fixation des frontières. La communauté
arménienne, qui ne possédait pas d’état nourrissait de grands espoirs : le
congrès de Berlin pourrait leur accorder une autonomie politique au sein de
l’Empire et ils envoyèrent leur propre délégation pour plaider leurs intérêts.
Calfa allait faire bon usage de ses titres. Il
s’improvisa porte-parole du peuple arménien, multipliant les courriers aux
dignitaires européens, en signant Guy de Lusignan, Prince d’Arménie. Un des
frères de Calfa, Khoren, alla plus loin : il rejoignit la délégation
arménienne de Paris en se faisant passer pour un prince et voyagea jusqu’en
Russie, pour obtenir une audience auprès du Tsar, espérant trouver auprès de lui
une oreille complice.
Consciemment ou non, les frères Calfa suivaient les
traces du Prince Léon d’Arménie, un autre imposteur de la branche Lusignan qui,
en 1860, lorsque les Arméniens subirent la répression des Ottomans, s’était
fait passer pour un diplomate afin d’obtenir de l’aide des gouvernements
européens. Tout comme leur illustre prédécesseur, les frères Calfa usurpaient
un titre à bon escient : donner une voix aux sans-grades, aux minorités de
l’Empire, en se présentant comme des héros qui imposaient le respect aux
négociateurs.
Hélas, l’entreprise arménienne échoua dans les grandes
largeurs, mais ce n’était que le début des bons-offices de Calfa. Sa comédie
princière avait l’excuse de l’altruisme, mais ce serait de moins en moins le
cas : peu à peu, entre 1880 et 1900, l’enrichissement personnel allait
devenir le seul mobile. Calfa et sa femme comptaient bien refourbir leurs
caisses en se servant de la vanité des cénacles aristocratiques.
En ce « stupide dix-neuvième siècle », une
toquade s’était répandue parmi la haute société : faire partie d’une
chevalerie ou d’un ordre, arborer des insignes et des médailles sur son
plastron, revendiquer des hauts faits et des conquêtes. À la fin du siècle,
seules les monarchies conféraient encore ces titres, réservés aux chefs d’État,
et ils n’avaient plus qu’une valeur honorifique, d’autant qu’ils pouvaient même
être achetés et vendus. N’importe qui pouvait arborer de telles distinctions,
pour autant qu’il disposât des fonds et il ne manquait pas d’aigrefins pour
profiter de la crédulité des vaniteux.
Calfa et sa femme étaient bien décidés à bénéficier de
cette épidémie d’hybris ; ils décidèrent de se faire passer pour Grand
Maître et Grande Dame d’un ordre de chevalerie apparenté à la Maison de Lusignan :
l’Ordre de Mélusine, qu’ils présideraient conjointement, et l’Ordre de
Sainte-Catherine du Mont Sinaï — fondé par Calfa après le décès de sa femme.
Ainsi dotés, ils conférreraient des titres de chevalier à tous les néophytes en
quête de gloire et de prestige.
Calfa avait beau avoir endossé une nouvelle identité,
il n’en avait pas moins renoncé à sa vie intellectuelle ni à ses attaches
arméniennes. Cette période « princière » produisit encore quelques étincelles
d’altruisme : une partie de l’argent obtenu par son escroquerie était
consacré à payer des copistes arméniens, de jeunes étudiants nouveaux dans la
capitale, pour travailler sur un grand dictionnaire. Parmi ces lexicographes,
Yervant Odian (1869-1926), futur écrivain, dramaturge et journaliste, fut un
des relecteurs de Calfa pendant un an : il assista aux allées et venues de
prétendants qui frappaient à la villa de Lusignan, pour obtenir un blason. Sans
le témoignage d’Odian, qu’il rédigerait plus tard, nous n’aurions jamais gardé
trace des ruses et stratagèmes de Calfa.
Odian arrive à Paris vers 1900 alors que le couple de
faussaires était déjà en activité depuis presque deux décennies. Marie décède
rapidement et Calfa se retrouve seul. Au départ, le couple était parvenu à
créer une aura de mystère et d’exclusivité : ils envoyaient des courriers
à des dignitaires de pays lointains, pour les informer que leurs Altesses Guy
et Marie de Lusignan leur conférait le titre de Chevalier de l’Ordre de
Mélusine.
Malgré la surveillance des autorités parisiennes, le
couple parvint ainsi à embobiner le président du Libéria, du Vénézuela, de
Bolivie, du Costa Rica, d’Haïti, ainsi que les rois d’Espagne et du Portugal,
une poignée de cardinaux romains, et bien d’autres encore. Certaines dupes
répondirent même avec gratitude : le fondateur de la Croix Rouge
américaine, Clara Barton, célèbre le couple de bienfaiteurs dans ses mémoires
(1906) où elle exhibe un document, signé par Calfa et qu’elle présente comme
une des plus grandes réussites de sa carrière.
Si les Calfas étaient incontestablement des escrocs, il
entrait néanmoins une part d’idéalisme dans leur tromperie : cette
renaissance de l’Ordre de Mélusine ne s’expliquait pas uniquement par la
cupidité, mais par la volonté de galvaniser le soutien envers la cause
arménienne, pour obtenir l’autonomie au sein de l’Empire Ottoman. Ces espoirs
se trouveraient refroidis après le Congrès de Berlin : les dirigeants
arméniens d’alors se tournaient de plus en plus vers l’étranger, pour un
soutien à la fois politique et financier. Distribuer des titres honorifiques
était une manière de se gagner la sympathie d’étrangers pour une cause et un
peuple dont très peu avaient entendu parler.
Une fois adoubés, les Chevaliers de l’Ordre devaient
accepter « de venir en aide et de protéger la misérable population
d’Arménie » et « de coopérer à sa régénération morale, à l’allègement
de sa misère matérielle » selon leurs moyens et leur bonne volonté. Parmi
les critères d’admission figurait l’obligation « d’adoucir le sort de la
nation arménienne sur laquelle ont régné nos glorieux ancêtres. » Il est
peu vraisemblable que les nouveaux chevaliers prirent cette mission à cœur,
mais les Calfa réussirent à faire parler d’eux et à susciter un certain intérêt
parmi les connaisseurs.
Lorsque Odian rencontre Calfa en 1900, le couple gagné
une petite fortune et le prince se sent à l’aise lorsque de futurs chevaliers,
venus de très loin, lui rendent visite. Au bout d’un an et demi, Odian a appris
à connaître les trucs et astuces de Calfa et il s’émerveille de sa capacité à
circonvenir ses victimes, à les appâter avec de clinquantes promesses.
Dans ses mémoires, Odian nous raconte comment un
candidat argentin arrive sans être annoncé à la Villa de Lusignan et réclame
une audience auprès de son Altesse. Odian observe la scène : le chauffeur
de Calfa se fait passer pour un valet et éconduit l’importun, en insistant bien
sur le protocole et l’étiquette. N’entre pas qui veut, n’importe comment, il
faut d’abord un courrier officiel et le Prince est un homme très occupé.
La lettre du diplomate argentin arrive le lendemain,
pleine de louanges envers le prince, expliquant combien il souhaite faire sa
connaissance, être anobli par l’Ordre de Sainte Catherine du Mont Sinaï. Au
contraire de l’Ordre de Mélusine, ce nouvel ordre, créé à partir de 1891, ne
dissimule aucun projet idéaliste et ne vise qu’à mettre du beurre dans les
épinards. Sur le papier, Calfa promettait monts et merveilles, un
laissez-passer dans le monde de l’art, des sciences ou des lettres, à la
condition de protéger le Monastère égyptien de Sainte-Catherine. En réalité,
tout ce qu’on leur demandait c’était beaucoup d’argent et un peu de patience.
Lorsque le diplomate argentin arriva au rendez-vous, il
fut reçu par Marguerite, la secrétaire de son Altesse royale, puis escorté
jusqu’au parloir où il trouva le vieux prince dans un fauteuil. Le visiteur
s’agenouilla avec révérence ; on lui présenta une liste de recommandations
de Chevaliers argentins. Mais cela ne suffisait pas. Tous les apprentis
chevaliers devaient fournir un certificat de bonne vie et mœurs, comprenant des
détails biographiques, un palmarès de leurs bonnes actions, afin de justifier
leur entrée dans l’Ordre.
Et c’est ainsi que le candidat revint chez lui avec un
blason qui résumait ses titres et qualités : pieux chrétien, protecteur de
la veuve et de l’orphelin, sauveur téméraire qui avait bravé un incendie pour
sauver deux enfants, duelliste pour réparer l’honneur d’une jeune fille, soldat
courageux qui avait combattu pour son pays, et ainsi de suite.
Le visiteur avait eu de la chance. Le Prince l’avait
estimé digne. Quelques jours plus tard, une lettre de la Chancellerie royale
l’invitait à la villa pour parachever son adoubement. Le prince ne communiquait
que par secrétaire interposé, flattant les egos, soulignant l’importance de
l’Ordre, sa rareté et son caractère d’élite. Ravi, le gogo se sentit pousser
des ailes : et comment devenir un Chevalier de premier rang ? Il
existait une table des grades où les insignes devenaient de plus en plus
baroques.
Le premier rang, comme celui qu’avait vu le diplomate
argentin sur des blasons, était le plus bling-bling de tous. Il en coûtait la
modique somme de 2000 francs, à s’acquitter auprès du Monastère de
Sainte-Catherine, après quoi le néophyte
aurait charge d’âmes sur plus de quatre cents nonnes !
Odian assista à de nombreuses négociations à l’issue
desquelles les candidats chevaliers repartaient déconvenus. Il devait les
rassurer en leur disant qu’il communiquerait leur requête au prince qui ferait
suivre ou pas, et consentirait une petite remise ; évidemment, cette
remise comblait les néophytes, ravis par la munificence du Prince.
La date et le lieu de l’adoubement étaient transmis par
courrier « officiel. » Lorsque le candidat retournait au moins pour la
troisième fois à la villa, il devait porter un habit noir. La cérémonie eut
lieu dans une vaste salle festonnée de guirlandes et de blasons de chevalerie.
Son Altesse royale le Prince Guy de Lusignan se tenait face au candidat et son
secrétaire à ses côtés, pour l’introduire à la cour, avec les révérences et les
égards qu’il se doit, brandissant le titre tant espéré sur un plateau d’argent.
Le candidat s’agenouillait alors devant le Prince qui lui rappelait ses droits
et devoirs, avant de lui remettre le certificat et de lui adresser un
baise-main pour sceller leur pacte.
Ce nouveau titre de Chevalier de l’Ordre de
Sainte-Catherine du Mont Sinaï avait de l’allure, mais il fallait également un
insigne pour le signaler au reste du monde. Toutefois, le grade de Chevalier ne
prodiguait que le droit de le porter… l’insigne lui-même coûtait un petit extra
de 150 francs. Calfa savait très bien que ce trafic était illégal et il
n’acceptait jamais directement l’argent. Un autre pseudo-prince se livrait à de
tels expédients : Léon Laforge, alias Prince de Vitanval. Or, ce dernier
fut arrêté et l’enquête finit par s’étendre à Calfa. Se sentant traqué, il
interrompit ses adoubements. Les enquêteurs n’aboutirent à aucune
conclusion : Calfa était trop malin pour agir directement, il renvoyait
toujours les gogos vers des officines ou des intermédiaires.
Au centre du palais des glaces, Odian eut l’occasion de
constater comment Calfa parvenait à conserver belle allure et tromper son monde
pendant des années. Tout d’abord, il répondait à ses critiques. Il se
comportait en prince et estimait devoir être traité comme tel. Dès qu’il
commença à se proclamer Lusignan, d’autres prétendants publièrent des livres et
des pamphlets pour montrer les trous dans son histoire et le démasquer comme un
imposteur.
Calfa en rajoutait ; pour riposter aux critiques, il
publiait ou faisait publier une littérature épique, poétique, qui réaffirmait ses
prétentions par des acrostiches et d’autres figures de style, tout en célébrant
son sang bleu, son érudition, sa modestie et sa prestance. Dans cette veine
hagiographique, on peut citer Les Lusignans, attribué à un certain
Azadian ; S.A.R. Le Prince par Alleaume et La Maison royale de
Lusignan (1896) par William Edward Horton.
Calfa dirigeait aussi semi-clandestinement la
publication d’une feuille monarchiste, imprimée à Bordeaux. On pouvait y lire
que le gouvernement britannique devait cesser toute occupation de Chypre et
laisser l’île au Prince Guy de Lusignan, à qui elle revenait de plein droit.
Traiter les chefs politiques et les dirigeants d’escrocs et de voleurs était
une stratégie pour le moins discutable…
Calfa n’hésita pas à s’en prendre à Joseph I d’Autriche
qui avait eu le toupet de prétendre au titre de Roi de Jérusalem, lequel
appartenait, comme personne ne l’ignorait, au dernier descendant de la Maison
de Lusignan, le Prince Guy. À l’instar des cours d’Europe, Calfa savait se
montrer magnanime et il puisait dans ses réserves pour venir en aide à ses
compatriotes arméniens ou à des étudiants sans le sou.
Au cours de la décennie 1890, les gazettes débordaient
de canards sanglants, de sensationnelles histoires sur le redoutable Sultan
Abdul Hamid II, qui dirigeait l’Empire Ottoman en persécutant ses sujets
chrétiens. Les Européens avaient plus ou moins conscience du sort des
Arméniens. Les marquis, barons et aristocrates qui fréquentaient Calfa à Paris
croyaient non seulement à ses titres, mais aussi à leur valeur philanthropique.
Pour eux, Calfa avait régné avant d’être contraint à
l’exil à Paris comme tant d’autres ; en fait, ils ignoraient que les
Arméniens n’avaient plus de souverain depuis 1375 et bien sûr, Calfa ne
cherchait pas à les détromper. D’autre part, il bénéficiait d’un sentiment populaire
anti-musulman qui se développait alors en Europe et qui prétendait restaurer la
chrétienté dans les régions perdues.
L’histoire de Calfa comporte de nombreuses zones
d’ombres. Jusqu’à quel point croyait-il lui-même en sa folie des
grandeurs ? Quelle était la part respective de l’appât du gain et de la
défense des opprimés ? Aujourd’hui, les Arméniens se souviennent de lui
pour son dictionnaire français-arménien plus que pour ses affabulations, mais
ses ruses lui ont survécu : bien des générations de Lusignan
auto-proclamés se sont succédé. De nos jours, il n’est plus nécessaire
d’entreprendre un pèlerinage jusqu’à une lointaine villa parisienne :
quelques clics suffisent. Pour une modique somme d’une centaine d’Euros, vous
pourrez obtenir un titre mirobolant auprès d’une quelconque officine qui vous
ordonnera Grand Maître de l’Ordre de Sainte-Catherine du Mont Sinaï.
Ou à peu près.
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