Écrire, c’est se déréaliser

 

Ill. : Frédéric Fontenoy. Texte : Le Livre à venir par Maurice Blanchot, éditions Gallimard, collection Folio essais

Que Proust ait conscience d’avoir découvert, avant d’écrire, dit-il, le secret de l’écriture ; qu’il pense par un mouvement de distraction qui l’a détourné du cours des choses, s’être placé dans ce temps de l’écriture où il semble que c’est le temps lui-même qui, au lieu de se perdre en événements, va se mettre à écrire, il le montre encore en essayant de retrouver chez d’autres écrivains qu’il admire des expériences analogues.

Cependant, un doute lui vient, tandis qu’il croit faire au cours de la réception Guermantes une sorte d’expérience renversée puisqu’il va voir le temps « s’extérioriser » sur les figures où l’âge pose le déguisement d’un masque de comédie. Il lui vient la pensée douloureuse que s’il doit à l’intimité transformée du temps d’être entré en un contact décisif avec l’essence de la littérature, il doit au temps destructeur dont il contemple le formidable pouvoir l’altération une menace bien plus constante, celle de se voir, un moment où l’autre, retirer le « temps » d’écrire.

Doute pathétique qu’il n’approfondit pas, car cette mort où il aperçoit tout à coup le principal obstacle à l’achèvement de son livre, dont il sait qu’elle n’est pas seulement au terme de sa vie, mais à l’œuvre dans toutes les intermittences de sa personne, il évite de se demander si elle n’est pas aussi le centre de cette imagination qu’il appelle divine…

L’expérience du temps imaginaire qu’a faite Proust ne peut avoir lieu que dans un temps imaginaire et en faisant de celui qui s’y expose un être imaginaire, une image errante, toujours là, toujours absente, fixe et convulsive, comme la beauté dont André Breton a parlé. Métamorphose du temps, elle métamorphose d’abord le présent où elle semble se produire, l’attirant dans la profondeur indéfinie où le présent recommence le passé, mais où le passé s’ouvre à l’avenir qu’il répète, pour que ce qui vient, toujours revienne et à nouveau, à nouveau.

Certes la révélation a lieu maintenant, ici, pour la première fois, mais l’image qui nous est présente ici et pour la première fois, est présence d’un « déjà une autre fois » et ce qu’elle nous révèle, c’est que « maintenant » est « jadis », et ici, encore un autre lieu, un lieu toujours autre où celui qui croit pouvoir assister tranquillement du dehors à cette transformation, ne peut la transformer en pouvoir que s’il se laisse tirer par elle hors de soi et entraîner dans ce mouvement où une partie de lui-même et d’abord cette main qui écrit, devient comme imaginaire.

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