« Oui… mais si on danse ? »

 

Source : Nouvelles histoire des francs-maçons en France, des origines à nos jours par Alain Bauer et Roger Dachez, éditions Tallandier, collection Texto

En 1859, un dignitaire membre du Conseil du Grand Maître, le frère Bataille, nous a laissé un très long et intéressant témoignage sur les diverses tendances qui pouvaient s’observer dans les loges, dans une maçonnerie française à la croisée des chemins.

« Que fait-on en Maçonnerie, à l’heure qu’il est, pour l’instruction des nouveaux et des nouveaux venus ? Dans beaucoup d’ateliers, rien. Dans un certain nombre, peu de chose. Dans quelques-uns, autre chose que ce qu’il faudrait. J’ai rangé tout à l’heure les ateliers en trois catégories, voyons ce qui se passe dans la première.

On ouvre les travaux, on demande aux surveillants l’heure qu’il est, et d’après leurs réponses, on se frappe trois fois dans les mains ; on lit une correspondance plus ou moins intéressante, quand il y en a une ; on distribue en aumônes et presque à l’aveuglette de 5 à 20 francs par solliciteur ; on reçoit bien ou mal, mal le plus souvent, quelques profanes ; on leur fait un petit speech très insignifiant, mais qui, en revanche, ne varie jamais ; puis, on met quelques gros sous dans un vase de fer-blanc, on se redemande l’heure qu’il est, on se frappe dans les mains, et l’on se quitte en se promettant pour le mois suivant les mêmes joies scientifiques et les mêmes bonheurs intellectuels. Heureusement que les maçons dont je vous parle sont de bons et braves cœurs, qui s’aiment entre eux et qui aiment la Maçonnerie. Heureusement que l’humble vase de fer-blanc contient une parcelle bénie de pain de la charité avec laquelle on séchera des larmes, on endormira des douleurs.

Dans les Loges de la deuxième catégorie, les choses se passent un peu moins naïvement. Le Vénérable, après  avoir régularisé de son mieux l’administration de sa petite république, après avoir trouvé, chose rare, un bon orateur, se partage avec ce dernier l’instruction à donner aux membres de son atelier, et, entre deux conférences sur le rituel, glisse à la hâtes, quelques petits axiomes de morale bien connus et bien pratiqués. Ne nous plaignons pas trop des Maçons de cette sorte, ce sont encore les plus utiles à l’ordre. »

En entrant dans la troisième catégorie, nous entrons dans le domaine de la fantaisie pure. Là on raisonne et l’on déraisonne à perte de vue. Les philosophies les plus scabreuses, les théories les plus étranges s’y prennent aux cheveux. Les points les plus délicats de la psychologie, les nœuds les plus embrouillés de la scolastique y sont traités avec un sans-façon des plus réjouissants. En revanche, dix-huit membres sur vingt sont hors d’état de se présenter convenablement en loge d’apprenti. Voilà l’état de l’instruction en Maçonnerie ? »

Le vénérable dignitaire avait peut-être quelques comptes à régler mais gageons que ce portrait non dénué d’humour avait des accents de vérité. Il montre en tout cas l’extrême diversité des intérêts dans une maçonnerie encore hésitante sur son avenir, où différents courants intellectuels, et parfois pas intellectuel du tout, se côtoyaient avant de s’opposer. On mesure en effet les tensions potentielles qu’une telle situation pouvait un jour réveiller.

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