Pris sur Public Domain Review. Fenêtre historique : les défenestrations de Prague (1419-1997) par Thom Sliwowski, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content, but a work of art
« Regarder
par la fenêtre, c’est chercher l’inspiration ; jeter votre ennemi par la
fenêtre, c’est la mettre en pratique »
Thom
Sliwowski
*
Au printemps 1618, Matthias de Habsbourg, roi de Bohême
et de Hongrie, Empereur germanique, mûrissait un plan qui allait se révéler
calamiteux : revenir sur les tolérances accordées une décennie plus tôt
par son frère et prédécesseur, Rodolphe II de Habsbourg. Les protestants qui
vivaient sur ces territoires connaissaient un degré de liberté et d’autonomie
sans commune mesure ailleurs en Europe.
Aussi, lorsque Matthias et ses conseillers
interrompirent la construction des chapelles de Klostergrab et de Brunau,
l’aristocratie protestante, mais aussi les citoyens libres, ou bourgeois,
s’indignèrent : d’ordinaire, ces classes avaient peu d’intérêts politiques
communs.
À l’époque, ils n’avaient pas encore de conscience
nationale tchèque, pas plus que Matthias ne comprenait devant quel précipice
glissait le Saint-Empire germanique. Doué pour régner au niveau local, Matthias
manipulait habilement son conseil qui le tenait au courant de tout et ce furent
ses conseillers qui s’aperçurent les premiers de la gravité de la situation.
Jaroslav Bořita de Martinic et Vilém Slavata de Chlum,
s’étaient tous deux illustrés par leur refus de la Majestätbrief, de l’édit
royal de tolérance, par lequel Rodolphe II, en 1609, garantissait la liberté de
croyance. Lorsque les Protestants, furieux, encerclèrent les chapelles de
Klostergarb et Braunau, les deux aristocrates commencèrent à s’inquiéter.
Lorsque le comte Jindřich Matyáš Thurn, défendeur de la foi, appela à leur
exécution, les deux représentants de l’Empereur se rendirent compte qu’il était
trop tard.
Bientôt, une foule se massa au pied du Hradčany et les
protestants se ruèrent jusque dans les étages supérieurs, poursuivant les deux
aristocrates dans la tour. La cohue menaçante s’empara des deux députés et
Martinic fut le premier à passer par la fenêtre. Pendant ce temps, Slaveta
priait à genoux pour l’intercession de la Vierge. Lui aussi finit par subir le
même sort et seul demeura en vie son secrétaire. Tremblant pour sa vie, il
supplia Joachim von Schlick, un des chefs de file protestants du royaume de
Bohême, de l’épargner, mais les « défenestrateurs » l’écharpèrent
avant de le jeter dehors.
Les parpaillots ne se sentaient plus et ricanaient des
implorations à Marie, mais lorsque deux d’entre eux se penchèrent au-dehors,
ils furent consternés de découvrir Martinic et Slavata encore en vie, ainsi que
leur secrétaire, tous trois occupés à dresser une échelle pour mener l’assaut
avec leurs alliés.
Comment les catholiques avaient-ils survécu à cette
chute d’environ douze mètres, cela tient du miracle, ce dont la propagande
catholique n’allait pas se priver en le décrivant comme une intercession
mariale. Les pamphlétaires protestants, de leur côté, insistèrent lourdement
sur la présence d’un tas de fumier et d’excréments humains, juste sous les
fenêtres de la tour, ce qui avait sans doute amorti la chute. Si les deux
catholiques avaient survécu, la vengeance allait s’avérer terrible.
Le terme latin « fenestrate »
n’apparaît que deux siècles plus tard, dans le domaine de la chirurgie et de la
botanique et on peut supposer que « défenestration » constitue un
artefact linguistique délibéré. En tchèque, c’est un mot plutôt rare, d’origine
latine, « defenestrace », qui rend une connotation ironique.
En tout cas, l’événement reçut vite un bon nombre d’illustrations.
En 1618, une « Flugblatt » catholique
dépeint Martinic et Slavata en train de chuter sur une cour pavée. La légende
nous explique : les deux représentants furent épargnés grâce à
l’intercession de la Sainte Vierge et ils se réfugièrent dans un cloître tout
proche. Comment transformer une défaite politique en hagiographie… après tout,
les intéressés étaient toujours en vie lorsque la gravure fut imprimée.
Miracle ou coïncidence, la défenestration catalysa un
soulèvement en Bohême : la première manifestation de ce qui allait devenir
la Guerre de Trente ans. Les nouvelles voyageaient à travers l’Europe et en
l’espace d’un an, les imprimés se multiplièrent sous forme de libelles,
pamphlets, feuilles et compendia. Aujourd’hui, l’événement fait partie
intégrante du patrimoine national tchèque, mais sous une forme plus abstraite,
comme un irrépressible appétit de liberté.
Au mitan du dix-septième siècle, cette évolution était
déjà sensible : ainsi, une gravure du Theatrum Europaum, une
chronique allemande publiée par Matthäus Merian présente d’une façon assez
neutre la foule au pied de la tour, pendant que par la croisée, on aperçoit des
hommes saisir les deux catholiques pendant que leur secrétaire attend son tour.
Ce dernier est au centre de l’attention de l’image, manière de rappeler la
question obsidionale par excellence : qui sera le suivant ?
La défenestration de 1618 n’était pas la dernière… ni
la première à Prague. Deux siècles plus tôt, le théologien Jan Hus s’était
rendu célèbre par sa dénonciation des travers de l’Église catholique et son
système d’indulgences. Hus voulait que la messe soit dite non plus en latin,
mais en vernaculaire, c’est-à-dire en Bohémien, ce qui aujourd’hui
s’appellerait du tchèque.
À cette fin, il rédigea une somme intitulée Orthografia
Bohemica (1406-1412) qui constitue le premier dictionnaire tchèque, pour
lequel il inventa le « háček »
ou « caron », ainsi que d’autres marqueurs pour adapter l’alphabet
latin aux spécificités des langues slaves. En 1415, ce fervent grammairien fut
arrêté, reconnu coupable d’hérésie et brûlé sur le bûcher, ce qui faisait de
lui un martyr. Cette mort violente entraîna un
soulèvement populaire ; en 1419, une foule en colère envahit le
nouvel hôtel de ville, le Novoměstská radnice, et jeta par la fenêtre trois
conseillers municipaux ainsi que sept autres citoyens.
Par cette démonstration de force, les disciples de Hus,
les Hussites, gagnèrent leur droit à l’autodétermination et à la liberté de
culte ; un privilège qu’ils conservèrent jusqu’en 1483 lorsque le Roi Vladislav
II de Bohême envahit Prague et y rétablit la foi catholique. Une autre
défenestration s’ensuivit lorsque les pré-protestants jetèrent le Bourgmestre
et sept conseillers municipaux hors de différents édifices publics ; en
1485, le traité de paix de Kutna Hora reprend l’égalité des catholiques et
hussites devant la loi. Ces deux défenestrations, au début et à la fin des
guerres hussites, furent décisives.
En 1618, la révolte qui suivit la défenestration fut
écrasée à l’occasion d’une bataille dans les faubourgs de Prague entre la
Confédération bohémienne et les troupes du Saint Empire Germanique : la
bataille de la Montagne blanche ferma toutes les portes à une
auto-détermination tchèque et inaugura une ère de germanisation qui dura près
de deux siècles. Les catholiques germanophones, agents du saint-Empire,
supprimèrent la langue tchèque et brulèrent les livres en langue vulgaire sous
le prétexte de la Contre Réforme et de l’étouffement des hérésies une fois pour
toutes.
Bien sûr, le sentiment national était toujours vivace
et il reparut avec violence au dix-neuvième siècle, mené par les lexicologues
et philologues. Joseph Dobrovsky publie une grammaire en 1809 ; Josef
Jungmann, un dictionnaire tchèque-allemand en cinq volumes (1834-1839) Les deux
Joseph établirent ainsi les bases d’une culture tchèque qui allait fleurir en
poésie, peinture, et historiographie, sous l’influx du romantisme, et créer
ainsi une nation de locuteurs. Ce romantisme culminerait lors de la révolution
de Juin 1848, avant de retomber.
Le printemps des peuples avait stimulé la curiosité
pour le passé et les archives hussites trouvèrent ainsi un nouveau regain
d’intérêt : en 1872, Karel Vladislav Zap, romancier et pédagogue, connu
pour ses ouvrages de vulgarisation, publie Česko-Moravská Kronika, un
livre destiné à édifier ses compatriotes. Il y recense la défenestration comme
une marque de l’esprit national.
Être tchèque ne tient pas entièrement dans la langue
mais dans la conscience de ce qu’implique tout cet épisode. En 1844, Karel Svoboda
réalise un tableau qui représente la mêlée entre hussites et catholiques :
des livres en désordre reposent à l’avant-plan, pour symboliser l’œuvre des
lexicographes ; une chaise renversée suggère le renversement de l’autorité
et le pugilat bouche la croisée grande ouverte. La violence du passé trouve une
résonance dans le présent des spectateurs de l’époque et l’appel à la révolte
est clair et voulu.
De semblables descriptions font du motif de la
défenestration plus qu’un jalon historique, mais un symbole semblable à la
Prise de la Bastille ou à la Chute du Mur en 1989 : l’effondrement d’un
système vermoulu. Pour les nationalistes tchèques du dix-neuvième siècle, ces
événements revêtaient un sens poétique, voire métaphysique. Certains historiens
y voyaient une répétition délibérée de l’Histoire, un motif récurrent propre à
l’âme tchèque : jeter les catholiques par la fenêtre.
En 1890 et 1891, Václav Brožík realise deux tableaux :
le premier Pražská defenestrace roku suit une dynamique de la droite
vers la gauche où l’action file en direction de la fenêtre, sur
l’extrémité gauche, par laquelle trois hommes précipitent un autre dans le
vide. Martinic est à moitié dehors, tandis que Slavata, pantelant, est traîné à
sa suite. Leur secrétaire est cloué sur son pupitre, parmi des manuscrits et à
l’arrière-plan, sous la fenêtre, on aperçoit, là aussi, une chaise renversée,
ou plutôt un trône, symbole de la lutte républicaine. L’énergie de ce tableau a
quelque chose de cinétique, un peu comme une vague. Regarder par la fenêtre,
c’est chercher l’inspiration ; jeter votre ennemi par la fenêtre, c’est la
mettre en pratique.
Le tableau de 1891 présente les conséquences de la défenestration
ou comment les révoltes collectives les plus violentes peuvent être
inhibées : par l’embrasure d’une porte, on voit, dans la pièce voisine,
affalé sur une chaise, un des catholiques rescapés qui reprend son souffle
auprès ses coreligionnaires, tous sous le choc. Parmi la foule, on retrouve des
personnages du précédent tableau : le comte Jindřich Matyáš Thurn, de
rouge vêtu ainsi que la princesse Polyxena de Lobkowitz, une célèbre figure de
la contre Réforme bohémienne.
Sur la droite, on aperçoit une chaise vide, avec un
sceptre, symbole de la préservation de l’autorité royale. La Princesse Polyxena
s’interpose entre les Protestants et l’objet de leur colère : elle
symbolise le contrepoids à la conscience nationale tchèque. En la disposant au
centre d’attention du tableau, dans une attitude de force, l’index pointé au
sol, le visage sévère, l’artiste produit une ambiguïté plus forte que
précédemment. Et si Polyxena n’avait pas raison, après tout…
Au cours du vingtième siècle, la défenestration,
symbole de changement historique, allait devenir l’emblème d’une expression du fatalisme tchèque. Un des
héros de la cause nationale tchèque se prénomme Tomáš Garrigue Masaryk :
né dans une famille ouvrière de Moravie, il accomplit des études de philosophie
à Vienne et Leipzig où il suit les cours de Franz Brentano et Edmund Husserl.
Il soutient une thèse sur la sociologie du suicide, un sujet prémonitoire. Ce
scientifique et philosophe progressiste épouse l’américaine Charlotte Garrigue
après leur première rencontre à Leipzig et il adopte son nom. En 1918, après
avoir prononcé de nombreux discours sur la cause tchèque, y compris à
l’occasion du Traité de Versailles, Masaryk est élu président du nouvel État
tchécoslovaque.
Il en sera le très populaire président jusqu’à sa mort
en 1935. Trois ans plus tard, le Troisième Reich annexe la région des Sudètes,
peuplée principalement d’Allemands et c’est le début de la Seconde Guerre
mondiale en Bohème. Si la défenestration de 1618 déclencha la Guerre de Trente
ans, ce qui allait entrer dans l’histoire comme la Quatrième défenestration de
Prague marqua la conclusion de cette guerre-ci. En 1945, les troupes
soviétiques envahirent Prague : les partis communistes tchèques et
slovaques gagnèrent les élections de 1946 ; en février 1948, ils
préparèrent un coup d’État et l’élimination de leurs opposants, parmi les
quels le Ministre des Affaires étrangères, Jan Masaryk.
Jan Masaryk était le fils de Tomáš Masaryk ;
il avait servi comme diplomate à Londres depuis 1925. En 1940, lorsque son pays
fut annexé par le Troisième Reich, il fut nommé Ministre en exil pour le
gouvernement tchécoslovaque.
En avril 1945, bien qu’il ne soutînt pas Staline, il se
rend à Moscou où, deux ans auparavant, il avait signé un accord de 25 ans avec
le Soviet suprême. De plus en plus déçu par la suite que prenait la fin de la
Guerre, il demeure un observateur critique jusqu’au 10 mars 1948 où il est
retrouvé mort dans la cour du Ministère des Affaires étrangères. Son corps ne
porte qu’un pyjama ; il semblait être tombé de la fenêtre de la salle de
bains et le suicide fut déclaré cause officielle, mais les imaginations
s’enfiévrèrent : c’était la quatrième défenestration de Prague.
Plus d’un siècle après, l’enquête serait rouverte. En
2004, la Police de Prague recruta un médecin légiste, Jiři Straus, qui
réexamina le dossier : Masaryk qui n’avait rien d’un athlète serait tombé
bien plus près du bâtiment s’il avait sauté de la fenêtre. Il devait avoir été
poussé et les autorités y virent la confirmation de ce que tout le monde savait
déjà : Masaryk avait été assassiné sur ordre de Staline.
La défenestration hante-t-elle le psychisme tchèque ?
Dans un récent article académique, Hana Pichova dénombre dix occurrences de
« chute, saut ou défenestration » dans le journal de Kafka, ce qui,
selon elle, atteste d’une préoccupation constante de l’auteur praguois. Bohumil
Hrabal, le barde soulographe de l’après-guerre,
publia à l’été 1989 un énigmatique poème, « La Flûte enchantée »,
dans lequel il produit un compendium de défenestrations avec un rare sens du
pathos et dans lequel il cite l’auto-immolation de Jan Palach. Six mois après,
le système communiste s’effondrait.
Parmi les défenestrés que cite Hrabal figure le poète
Konstantin Biebl « qui sauta d’une fenêtre longtemps après que Štyrský
l’ait représenté dans une peinture où un homme tombe d’une fenêtre à la
renverse, comme on tourne la page d’un livre. » Cette peinture reste
malheureusement introuvable mais elle préfigure la propre fin de Hrabal :
huit ans plus tard, en 1997, alors qu’il est hospitalisé, il se penche par la
fenêtre pour nourrir les pigeons et il fait une malheureuse chute. De là à dire
que son obsession pour les fenêtres l’ait tué…
Tout se passé comme si, au cours du vingtième siècle,
l’attention littéraire s’était focalisée sur la défenestration, comme une forme
de rumination mélancolique. L’histoire se fige en image choquante, en symbole
de révolution, puis en suicide mode d’emploi. On pourrait y voir une
malédiction où le même geste meurtrier se reproduirait de siècle en
siècle : mais comment les défenestrés auraient-ils pu penser à cela ?
Et comment les peintres romantiques auraient-ils pu avoir conscience qu’ils
produisaient un symbole de révolution ?
Il y a quelque chose d’un peu décourageant à tenter d’écrire une théorie esthétique de la défenestration. De quoi donner envie d’ouvrir les fenêtres, de respirer un bon coup, ou tout simplement, de changer d’air.
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