Source : Léon Bloy par Maurice Bardèche, éditions de la Table Ronde, troisième relecture, un livre important.
Léon Bloy
n’était pas seulement myope de naissance, il était aussi myope de jugement
quand une idée fixe s’emparait de lui. Il ne sut pas reconnaître le
saltimbanque, pourtant visible sans lunettes, chez Jean Richepin.
Déçu par la
souplesse féline de Paul Bourget qui se coulait comme une loutre dans son
terrier philosophique. Léon Bloy attaque de front la tarasque. Richepin se
prêta au jeu. Le plus difficile fut d’obtenir de lui huit jours de continence.
Ils furent accordés. Le père Milleriot, confesseur énergique, qui avait
l’habitude des troupes coloniales, obtint de son côté que Richepin portât sur
la poitrine une médaille de la Vierge, de laquelle il attendait de bons effets.
En récompense, Léon Bloy offrit son habituelle monnaie d’échange :
« Mon existence vous appartiendra et vous pourrez disposer de mon cœur
comme d’une auberge mystique où votre vie morale pourra se restaurer. »
L’affaire
étant engagée sous de si bons auspices, le père Milleriot choisit le jour de la
Pentecôte pour une très belle messe à Saint Sulpice au cours de laquelle Jean
Richepin communia avec un air fort convenable « au milieu d’un groupe de
dévotes édifiées » dit Léon Bloy lui-même. On n’a jamais su exactement ce
qui se passa ensuite. Léon Bloy prit soin de démentir une insolence assez
vraisemblable que Richepin aurait eu le mauvais goût de proférer à la sortie de
l’église. Sous cette forme ou sous une autre, à cette date ou à quelque autre,
il y eut de la part de Richepin, impertinence, ricanement, et railleries, qui,
en cette affaire, étaient assurément du blasphème.
C’était pire
qu’un échec. Léon Bloy ne se demanda pas si sa niaiserie et son zèle indiscret
n’avaient une part de responsabilité dans cet outrage. Au lieu de mépriser
cette âme basse et tapageuse, il se laissa aller à la colère et répondit par
des injures et des malédictions qui mobilisaient contre cet adversaire indigne
les chiens immondes cités dans l’Écriture, Sodome, Néron, Carthage, et le
figuier stérile de la vallée de Josaphat. Il lui annonça même une vieillesse de
gâteux dans une petite voiture, châtiment temporel qui s’accorde mal avec la
rédemption par la souffrance que Bloy regardait comme un article essentiel de
sa foi.
Cette bévue
est édifiante. Il y avait décidément en Léon Bloy un illusionniste. Quand
l’imagination l’emporte, chez lui, elle détruit l’évidence, se substitue à
l’évidence. Il perd tout bon sens. On se dit d’abord : il était généreux,
mais n’était pas psychologue. Mais c’est pire que cela. Ce qu’on découvre, ce
n’est pas de l’aveuglement, mais une incarnation nouvelle de Léon Bloy qui fait
disparaître pour un temps tous les autres Léon Bloy.
Il est
devenu un pêcheur d’âmes : comme sur les bords du lac de Génésareth. Il ne
voit plus rien ni personne. Il ne voit pas l’élégance intellectuelle de Bourget
qui l’empêchera à jamais d’être un vrai chrétien, ou plutôt il la voit mais
décide de l’ignorer, de la contourner par l’éloquence. Il ne voit pas
l’ostentation de brutalité, l’exhibitionnisme de Richepin. Quelques mois plus
tôt, il avait essayé de convertir son ami de Périgueux, le brave Veyri,
libre-penseur impénitent, âme sourde, butée dans son paisible scepticisme. Il
ne voit rien, ne veut plus rien voir, ne peut plus rien voir.
Ces incroyants ou ces tièdes, ce sont les âmes que Dieu avait mises près de lui, sur sa route. Landry, la grande âme de Landry, la belle âme de Landry, sur laquelle il se trompait lourdement, c’était déjà cela. Tous, c’étaient les noyés qu’il fallait sauver. Et il se précipitait sur eux, avec l’intrépidité d’un maître nageur, prêt à les assommer pour les tirer de l’eau. C’était sa nouvelle vocation. Par générosité, par impulsion irréfléchie d’amour, par tendresse, comme un saint-bernard, il se précipitait sur ces âmes en détresse. Tout lui était chair fraîche : comme l’ogre dans le conte du Petit Poucet. Et je dois avouer que dans ce rôle, cet illusionniste m’est infiniment sympathique.
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