Lois de l'hospitalité

 

Ill. : Jacob et Ésaü par Jakob Steinhardt. Texte pris sur Academia.edu. Des choses qu’il vaut mieux taire : l’attitude de Samuel Y. Agnon envers le sabbataïsme et le monde traditionnel juif, une étude historique et biographique par Tzahi Weiss, AJS Review, 36 :1, avril 2012, 103-120, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.  

« Une multitude de gens de toute espèce montèrent avec eux »

Exode 12:38

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« Il y a un temps pour parler et un temps pour se taire »

Ecclésiaste 3-7

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De nombreux romanciers et poètes israéliens — parmi lesquels  Haïm Hazaz, Nathan Bistriki, Uri Zvi Greenberg, Amir Gilboa, Theodor Herzl, Abraham Samuel Stein, Zalman Shazar, Benyamin Shvili, Yehoram Ben Meir — citent Sabbataï Tsevi et développent la littérature du mouvement sabbataïste.

Si les historiens, en général, ont étudié les thèmes messianiques dans la littérature juive moderne, personne jusqu’à présent ne s’est consacré à cet aspect dans l’œuvre de Samuel Y. Agnon, bien qu’il y fasse amplement référence.

Au cours de sa vie, Agnon a réuni un grand nombre de documents et d’études sur le sabbataïsme ; le catalogue de sa bibliothèque personnelle de Jérusalem le prouve et Scholem le cite souvent dans ses livres.

Au cours de sa carrière, pendant près de soixante ans, Agnon a exprimé des vues multiples et contradictoires sur le sabbataïsme, en particulier sur le rôle que ce mouvement a joué parmi les juifs d’Europe de l’Est en termes de tension entre le « monde traditionnel », dans lequel Angon a lui-même grandi, et le « monde moderne »

Agnon cite sa ville natale de Buczacz, où est né Jacob Frank, ainsi que la Podolie, la région toute proche, afin de symboliser le microcosme dans lequel il a vécu. Parfois, il tente de détacher le sabbataïsme de cette province mythique et à d’autres moments, il l’inclut son messianisme dans le destin juif. Ses hésitations révèlent une attitude ambivalente, voire incohérente, envers le monde juif traditionnel.

La polémique Emden-Eybeschütz : Scholem et Agnon.

La manière dont Agnon conçoit la polémique Emden-Eybeschütz et sa relation avec Scholem constitue une bonne introduction à notre sujet : ce thème apparaît dans sa nouvelle « Nœuds après nœuds », Kisrei kesharim. À la fin des années trente, Gershom Scholem avait publié un célèbre article « Rédemption par le péché » dans lequel une note en bas de page mentionne sa conviction que Rabbi Jonathan Eybeschütz était un sabbataïste.

Un débat s’ensuivit entre le camp orthodoxe — Reuven Margaliot et Yitzhak Werfel — et Gershom Scholem, ainsi que plusieurs de ses collègues, comme Yeruham Fischel Lachower, Moses Aryeh Permutter et Isaiah Tishby. Au cours de cette polémique, Agnon joua les bons offices tandis que les deux camps tentaient de le gagner à leurs positions respectives.

La nouvelle d’Agnon fut écrite après la Guerre d’Indépendance alors qu’il fréquentait la maison et la bibliothèque de Gershom Scholem ; son histoire ne prenait pas clairement position sur le sujet. Agnon ne rejetait pas formellement l’affirmation de Scholem comme quoi Eybeschütz était sabbataïste, mais il lui reprochait « de révéler publiquement des choses qu’il aurait mieux valu taire. » Proclamer ainsi de but en blanc la véritable confession d’Eybeschütz ne pouvait que nuire à sa réputation, celle d’un des plus importants rabbins du dix-huitième siècle.

Pour mieux comprendre l’attitude d’Agnon par rapport aux révélations intempestives de Scholem, il faut nous rappeler qu’une profonde amitié les unissait ; tous deux eurent souvent l’occasion de discuter du sabbataïsme.

Alors que Scholem et sa femme Fania menaient une carrière universitaire aux États-Unis, Agnon et sa femme Esther vivaient dans l’appartement des Scholem car leur propre maison avait été détruite pendant la guerre d’indépendance.

Scholem lui écrit alors une lettre dans laquelle il déclare : « J’ai dégagé à votre attention la section Hérésie sabbataïste pour que vous puissiez y ranger vos propres livres, si vous en avez ; vous pouvez les déposer là, sans risque de franchir des limites ou des zones interdites. » L’humour est évident, mais il indique tout de même une différence d’opinion.

Dans la nouvelle Nœuds après Nœuds, le narrateur assiste à une « conférence d’artisans » qui se déroule sur le modèle universitaire où l’on discute des « nouveautés du temps. » Le narrateur rencontre Joseph Eybeschütz et dehors, il croise Samuel Emden et ses pairs. Agnon décrit ensuite sa propre arrivée à la conférence, avec une pile de livres qu’il distribue à ses amis.

Ne disposant pas d’un cartable, il s’explique comme suit : « Un cartable m’aurait été utile, mais un cartable ne l’est que s’il transporte vos propriétés ; une fois vide, c’est un poids supplémentaire. » Cette déclaration nous vaut un ensemble de considérations sur son incapacité à trouver un fil conducteur dans sa propre vie.

Lorsque le narrateur dépose ses livres chez le relieur, la boutique est en rénovation et il doit reprendre d’autres objets qu’il avait, on ne sait trop pourquoi, déposés là. Faute de mieux, le narrateur décide de relier ses livres avec une vieille ficelle qu’il a trouvée, mais la ficelle s’effiloche et ne tient pas les cahiers qui s’éparpillent.

« J’entendis un choc sourd, mes livres étaient tombés. La ficelle avec laquelle je m’échinais était pourrie depuis le début, et lorsque je pris mon faix sur mes épaules, elle céda et les livres s’éparpillèrent. Je me baissai pour les ramasser et commençai à les rassembler. Si je parvenais à en soulever un, l’autre me glissait des mains et ainsi de suite, de sorte qu’il ne me resta bientôt plus qu’une ficelle pour nouer mon paquetage ; c’est alors qu’il se mit à pleuvoir, pour comble de malheur. »

Angnon a pour prénoms Samuel et Joseph… tout comme les deux personnages qu’il rencontre, comme si Samuel Emden et Joseph Eybeschütz étaient deux parties de lui-même ; deux visages pour le moins contradictoires et sans doute l’épisode des livres éparpillés sous la pluie résonne-t-il symboliquement.

« La pluie avait doucement commencé, puis elle tomba à grosses gouttes et au milieu de ce brouillard, comme dans un rêve, deux hommes couraient à perdre haleine. Je ne dis pas qu’il s’agissait de Joseph Eybeschütz et de Samuel Emden, mais s’ils étaient l’un ou l’autre, alors, ce ne serait pas loin d’être vrai. »

La nouvelle d’Angon se déroule dans une atmosphère de désarroi : même la conférence, pour autant que c’en soit une, rejette le à la fois le narrateur et Emden dans le couloir : « D’autres arrivèrent, se frayèrent un chemin entre nous, et je me trouvai refoulé. Je décidai de partir. » Eybeschütz, lui, assiste à la conférence, mais il parvient à peine à entendre les voix nouvelles de sa génération. Lorsqu’il entre dans l’amphithéâtre, le narrateur entend juste un brouhaha et il distingue Eybeschütz qui, visiblement, a beaucoup de mal avec ce brouhaha.

« Lorsque mes yeux eurent accommodé dans cette atmosphère étouffante, je vis Joseph Eybeschütz debout devant moi : comme il est plus petit, j’avais l’impression de le protéger. Ses oreilles rougissaient tellement il s’efforçait d’écouter et cela n’avait rien de surprenant : le plus âgé des artisans était justement en train d’expliquer tout ce que sa génération avait apporté de neuf et Eybeschütz aurait tellement voulu en saisir l’essence. »

Un petit homme aux oreilles rouges… une description pour le moins moqueuse. Néanmoins, ces nouveautés dont il est question ne sont autres que l’affirmation de Scholem comme quoi il était un sabbataïste. Agnon adresse ici un clin d’œil au lecteur.

Tout aussi ironiquement, Samuel Emden, alias Jacob Emden, celui qui révéla le premier le sabbataïsme d’Eybeschütz, pour le dénoncer et le poursuivre, est celui qui n’assiste pas à la conférence. Cette petite histoire illustre sur un mode plutôt leste le bouleversement que produisit la controverse entre les deux rabbins du dix-huitième siècle.

D’après Scholem, Agnon n’avait pas été choqué par ses révélations concernant Eybeschütz ; au contraire, il avait soutenu son hypothèse. Ainsi, il déclare dans une interview avec Dan Miron, parue en 1995 :

« Agnon était à mes côtés lorsque les rabbins vinrent le trouver et lui dirent : mais enfin, ce Scholem est un monstre, il ne connaît rien à la tradition, il ne sait rien du Talmud, il affirme des horreurs sur les sabbataïstes. Bien sûr, tant que je menais des recherches sur le Zohar, tout le monde s’en moquait, mais il a suffi d’une seule ligne, que je sois convaincu du sabbataïsme de R. Jonathan Eybeschütz et là, Dieu me damne… »

La discordance entre le ton de la nouvelle d’Agnon et le témoignage de Scholem n’a rien de surprenant. Agnon allait se servir des découvertes de Scholem pour reconstruire l’histoire secrète de sa ville natale ; s’il n’était absolument pas choqué par le sabbataïsme d’Eybeschütz, en revanche, il appréciait moins que Scholem l’ait clamé sur tous les toits.

Pour mieux comprendre l’évolution de ses vues, il faut les aborder chronologiquement.

L’exclusion du sabbataïsme.

En 1916, Agnon et Aharon Eliasberg publièrent une anthologie sur l’héritage juif polonais, plus tard publiée en hébreu sous le titre, « Polin : sipurei Haggadoth », qui incluait des documents historiques, ainsi que des textes littéraires et philosophiques d’auteurs de différents horizons, mais aussi d’Agnon lui-même. Le chapitre dont il était responsable concernait Jacob Frank et les sources littéraires et historiques de son mouvement.

Agnon concluait par une évocation de l’attitude du Baal Shem Tov envers la conversion de certains frankistes au christianisme, telle que le Besht la rapporte dans ses écrits.

« Besht poussa un cri de désespoir lorsqu’il apprit que Frank est ses fidèles s’étaient converti après la controverse de Lvov en 1759. Avant cette conversion, ils faisaient partie du corps de la Shekhinah ; à présent, la Shekhinah avait subi une amputation. »

 « Et l’histoire veut que le Baal Shem Tov aurait aurait dit : aussi longtemps qu’un membre fait partie de mon corps, même s’il est malade, l’espoir d’une guérison subsiste, mais une fois qu’on l’ampute, tout espoir est perdu. Nou qui ne sommes que de la poussière sur les chaussures du Besht, nous osons penser autrement. Frank et sa secte n’étaient pas les membres du corps d’Israël ; ils étaient plutôt une ladrerie, des lépreux.

« Béni soit le médecin qui empêche la maladie de se répandre à travers le corps. Nos docteurs sont nos professeurs et nos rabbis, la prunelle de nos yeux ; ils sont les justes, leurs actes sont justes. Frank et sa secte étaient sans doute les descendants de cette foule bigarrée qui se joignit à Israël au courant de l’Exode.

« Dans le désert, dans le pays d’Israël et plus tard en exil, ces gens de toutes sortes altérèrent la pureté d’Israël et ils profanèrent sa sainteté. Grâce à Dieu, ils nous ont quittés. Qu’il en aille de même pour tous nos ennemis. Que Dieu les châtie et puisse-t-Il nous envoyer bientôt son Messie. Amen. »

À ce stade, d’après Agnon, les frankistes n’avaient donc jamais été un membre de la Shekhinah et il n’y avait donc pas de mal : au contraire, leur conversion était une guérison de la lèpre. Mieux encore, le titre du chapitre sur Jacob Frank, « Un mot sur Jacob Frank tel que nous le connaissons par des écrits polémiques de son temps » nous précise le propos.

Remarquablement, Agnon renchérit sur le Besht et considère les frankistes comme un membre pourri qui met en danger toute la communauté. En y regardant de plus près, on note l’absence du lieu de naissance de Frank et de l’endroit où il a séjourné après son retour de Turquie en Podolie : Buczacz.

Cette omission est également présente dans une récit intitulé Ha-nidah, publié à la même époque, en 1919, et sur lequel Agnon a travaillé presque dix ans. Cette histoire rapporte les tensions entre les Hassidim et les Mitnagdim [juifs orthodoxes] de la ville de « Szibucz », [« Trouble » en hébreu], le nom qu’il nomme à Buczacz dans ses livres.

Bien qu’il ne fasse pas directement référence aux Sabbataïstes de Buczacz, c’est bien eux auxquels on pense quand il parle des Hassidim. Quand Agnon décrit Gershom, le protagoniste et petit-fils du chef religieux Rabbi Avigdor, il montre comment son héros est attiré par le « hassid » Rabbi Uriel en dépit des critiques de son grand-père.

Gershom est pris dans un dilemme spirituel et ce conflit arrive à son paroxysme à la fin, avec la description de la maladie qui précède la mort de Gershom. Sur son lit de mort, ce dernier lit le Kizur zizat novel zvi [écrit par Jacob Sasportas], qui rapporte les premiers jours du sabbataïsme.

« Au cours de sa maladie, il lisait des livres de guerre et de chroniques, ainsi que le Zizat novel zvi, dans lequel était consignée la geste de Sabbataï Tsevi et ces écrits lui rappelaient la secte hassidique et il se souvenait lorsqu’il se rendait chez Uriel, les yeux furieux de son grand-père. Il pensait en son cœur : sans la maladie qui m’a pris en chemin, j’aurais erré et je me serais égaré. »

L’inclusion du traité Kizur zizat n’a rien d’un hasard. Agnon se réfère à un écrit composé à une époque lointaine : la seule version manuscrite du traité fut publiée en 1737 par Abraham Meldola, puis en 1757 par Jacob Emden et ne sera rééditée qu’en 1954 par Isaïah Tishby, à Jérusalem. Le traité présente donc les sabbataïstes comme un mouvement hérétique extérieur à l’Europe ; il est d’un siècle antérieur à l’histoire et qui plus est, très éloigné du lieu où elle se déroule.

Au lieu de décrire la peur qui avait saisi les juifs orthodoxes face au hassidisme qu’ils suspectaient de connivence avec les sabbataïstes, Agnon fait appel à des sources plus lointaines dans le temps, comme s’il voulait séparer les frankistes et le sabbataïsme de son propre lieu de naissance et de ce que Buczacz représentait pour lui.

Sabbataïsme et La Dot des Fiancées.

Dans La Dot des Fiancées (1931), Agnon mentionne les sabbataïstes et les frankistes à plusieurs reprises. Ce roman picaresque met en scène Rabbi Yudil Hassid, le fondateur d’une dynastie qu’Agnon décrit ici pour la première fois.

Le roman se déroule en Europe de l’Est et culmine avec le personnage d’Isaac Kumer, descendant de Yudil, et que l’on retrouvera dans Only Yesterday, qui se déroule pendant la Seconde Aliyah.

Assez curieusement, Agnon introduit une secte sabbataïste dans une famille du roman dont l’histoire évoque les difficultés des Hassidim à l’époque. Rabbi Yudil cherche un bon parti pour sa fille. Finalement, il trouve le futur mari dans la petite ville de Rohatin : le fils de Rabbi Vovi, mais ce dernier redoute que l’enquête nuptiale ne mette en évidence ses ancêtres sabbataïstes.

« Pendant le temps que Rabbi Yudil demeurait à Rohatin, Reb Vovi il craignait que des propos de table ne lui mettent la puce à l’oreille sur ses ancêtres qui avaient été des disciples de la secte de Sabbataï Tsevi, que son nom soit maudit. Selon une légende, au jour de lamentation [Tisha Beav, jeûne du cinquième mois, chute du premier temple], son grand-père descendait à la cave et mangeait une demi-cerise et il disait : si Sabbataï est le Messie, alors, je romps le jeûne ; mais s’il n’est pas le messie, c’est comme si je n’avais rien mangé. »

Rab Vovi est un sabbataïste pragmatique et assez souple pour s’adapter aux circonstances et finalement, le lecteur éprouve plutôt de la sympathie pour lui, comme pour ceux qui tentent de survivre sans succomber aux dogmes de leur époque. Le ton est donc tout à fait différent des textes lus précédemment et cette fois, Agnon décrit des sabbataïstes dans le petit monde de Buczacz, comme partie intégrante de la communauté juive, même de façon relativement marginale dans l’intrigue.

Plus loin, le roman nous apprend que Rab Vovi faisait partie de la famille Schorr dont le village natal était Rohatin. Or, et c’est important, cette famille était connue pour ses activités frankistes radicales : leur patriarche Rabbi Elisha Schorr était un des chefs sabbataïstes convertis au frankisme au milieu du dix-huitième siècle.

Le propre fils d’Elisha Schorr, Schlomo Schorr fut même un des meneurs de la disputatio de Lvov, entre les Frankistes et les rabbis de Lvov, en 1759. Les chroniques d’alors mentionnaient les Rohatin, en particulier les actes du tribunal de Satanov, ainsi que le Sefer shimush, traité composé par Rabbi Jacob Emden.

« Et le témoin affirma également que Leybush se glorifiait devant lui : dans la Sainte communauté de Rohatin, avec son beau-frère Rabbi Hirsch, ils se livraient à des orgies avec la femme de Rabbi Schlomo ben Elisha… et nous lui avons demandé si Elisha ne faisait pas de même. Et il répondit : jusque-là, non, mais après l’arrivée de Frenck, il accomplit le commandement avec la femme susmentionnée. »

D’après ce témoignages et d’autres sur les coutumes frankistes suivies par les Schorr, les lois de l’hospitalité voulaient que les invités couchent avec la femme de Schlomo Schorr, afin « d’accomplir l’interdit » L’auteur du témoignage affirme aussi que le chef de famille, le maggid Elisha Schorr se livra au rite mentionné ci-dessus après le retour de Jaob Emden en Podolie, et qu’il coucha avec sa belle-fille.

Je ne me prononce pas sur l’authenticité du témoignage recueilli par Emden sur les pratiques incestueuses au sein de la famille Schoor, mais je cite ces faits pour montrer la différence radicale entre ce que croyaient les contemporains et la manière dont Agnon les présente : leur seul pêché était de croquer une cerise pour rompre le jeûne.

Pour conclure notre étude de la Dot des fiancées, considérons à présent deux faits relatifs à l’élaboration romanesque d’un ancêtre sabbataïste de Rab Vovi. Tout d’abord, alors qu’Agnon excluait jusque-là les sabbataïstes et les frankistes des juifs de Podolie, cet extrait de la Dot des fiancées nous les présente parmi une des plus importantes familles du livre.

Ce faisant, il nous indique une grande proximité de ces hérétiques au sein de la communauté. D’autre part, il modère fortement les faits et gestes supposés d’une famille frankiste dont la majorité des membres se convertiront au catholicisme suite à la polémique de Lvov. C’est déjà révélateur en soi.

« Des choses qu’il vaut mieux taire plutôt que de les révéler. »

Examinons à présent une autre attitude d’Agnon, la plus complexe, envers le sabbataïsme : il s’agit d’un chapitre intitulé « Des choses qu’il vaut mieux taire plutôt que de les révéler. » Il en existe deux versions différentes : la première publiée du vivant d’Agnon, en 1960, dans le premier volume de la revue Me’asef ; le deuxième en 1973, à titre posthume, dans A City in Its Fullness, une anthologie d’histoires et d’essais sur Buczacz.

Je voudrais souligner l’importance du contexte : d’une part, un livre publié du vivant de l’auteur ; de l’autre, un texte trouvé dans ses manuscrits posthumes, qui porte le même titre. Intéressons-nous d’abord à la dernière version avant de revenir à la première. Dans la nouvelle publiée dans Me’asef, Agnon décrit comment les Juisf orthodoxes accueillirent les Hassidim à Buczacz. Le ton est critique :

« La plupart des habitants de Buczacz étaient querelleurs. Même envers notre rabbi, la lumière d’Israël, Baal Shem Tov. Ils ne se retenaient pas de l’insulter… pour vous faire une idée de l’étendue de la haine des Mignagdim envers lui, il y avait un vieux dayan dans notre village qui était un des disciples de Rabbi Meshulam Igra : certains prétendent qu’il était de son école. Un jour un important tsadik arriva à Buczacz, il arrivait à bord d’un carrosse tiré par quatre nobles destriers, comme un aristocrate. Alors, le dayan le vit et il prit une poignée de terre et il le jeta sur le carrosse. Il est dit que depuis ce jour-là, il devint muet et que la parole lui fut ôtée. »

Agnon condamne clairement l’attitude des habitants de Buczacz : ils ont péché par leur haine envers les Hassidim. En réalité, il s’agit d’une stratégie où ce qu’il dénonce cache une autre vérité. Le premier texte ne dit pas la même chose que le deuxième. Agnon ne parvenait pas à s’empêcher d’écrire sur les sabbataïstes de Buczacz. Dans A City in Its Fullness, il commente explicitement :

« Bénie soit Buczacz, nom qui provient de la Torah, ville où naquirent des enfants qui adorèrent Dieu, avec le cœur et la raison, mais je ne vous cacherai pas que des méchants et des pécheurs naquirent aussi et qu’ils s’écartèrent du chemin de la vérité. »

Plus loin, il s’aventure à décrire les coutumes des Sabbataïstes de Buczacz : « ils introduisirent des méditations étrangères quand ils priaient et quand le shofar soufflait, ainsi qu’ils l’avaient appris du maléfique Hayim Mal’akh, le vagabond… parmi ceux qui croyaient en Sabbataï Tsevi, on trouvait des criminels et des malfaiteurs contre Israël, par le corps et par l’esprit… Deux d’entre eux se rendirent dans une autre ville, dont je tairai le nom pour l’honneur des deux tsaddik qui en venaient. Là, dans cette ville, les deux méchants échangèrent leurs femmes. Celui-là prit la femme de celui-ci et inversement. Il n’y a d’adultère qu’avec la femme d’un autre. »

Les sabbataïstes se livraient à des méditations dévotionnelles et elles s’accompagnaient effectivement du son du Shofar ; la deuxième tradition, celle de l’échangisme, provient du témoignage de Rabbi Jacob Emden, qui poursuivait les sabbataïstes et qui décrivait leurs mœurs dans ses livres. Il détenait ses sources d’un sabbataïste de Buczacz qui s’était repenti et à ma connaissance, il s’agit du seul témoignage auquel Emden se réfère.

« Voici une copie d’un témoignage d’un des sages, les rabbis de la grande Metivta de la Sainte Communauté de Brody, que Dieu le protège… Il a aussi prêté serment devant nous… Il nous a raconté : un homme de la Sainte Communauté de Buczacz est venu ici et a montré les deux méditations pour le Shofar. Cet homme s’appelait Mordechai Ben-Mosché et je lui ai montré le texte pour qu’il puisse dire et expliquer l’hérésie. Et il reconnut son erreur et il se repentit et confessa ses péchés : il avait cru en l’hérésie jusqu’à ce jour. Et il a prononcé ces paroles : j’ai appris ces choses par Rabbi Issachar ben R. Nathan de Buczacz et ces écrits avaient été envoyés à R. Issachar par Rabbi Jonathan de Prague. »

Emden est la source d’Agnon et c’est très significatif. Il s’appuie sur les descriptions d’un rabbin dont la fougue persécutrice envers les sabbataïste fit douter plus d’un au sein de la communauté des juifs orthodoxes. Plus intéressant encore : la description par Agnon de Buczacz comme une ville où vivaient les sabbataïstes s’appuie sur un témoignage qui accuse explicitement Jonathan Eybeschütz de sabbataïsme.

Selon toute vraisemblance, Agnon attribue l’importation de ces écrits à un sabbataïste connu Hayim Malakh plutôt que de citer Emden. Une accusation explicite d’Eybeschütz aurait confirmé qu’il connaissait les thèses de Gershom Scholem ce qui lui aurait aliéné la communauté Orthodoxe. Agnon connaissait très bien les sources, mais il ne voulait pas les citer, du moins trop explicitement.

En ce qui concerne l’adultère commis par les deux sabbataïstes de Buczacz, il faut se reporter au recueil de témoignages anti-sabbataïstes réunis par Joseph Praguer sous le titre Sefer gehaley’esh qui mentionne un cas presque identique à celui de l’histoire d’Agnon : « Deux membres de la conspiration des traîtres de Buczacz se rendirent à Nadvorna et échangèrent leurs femmes. »

En théorie, on pourrait supposer qu’Agnon a trouvé ces détails dans le recueil de Praguer puis qu’il l’aura adapté dans A City… Je ne le pense pas. Tout d’abord, le livre de Praguer présente une longue suite de témoignages sur les sabbataïstes de Buczacz qui nous mettent la puce à l’oreille : pourquoi Angon a-t-il justement puisé celui-là, qui apparaît chez Emden, alors qu’il en aurait disposé de beaucoup d’autres ? Et d’ailleurs, comment aurait-il eu accès au Sefer gehaley’esh : le seul manuscrit disponible se trouve à la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford.

Tout simplement, Agnon a lu avec beaucoup d’attention l’article de Scholem : « Baruhiah, l’hérésiarque sabbataïste de Salonique » publié dans l’hebdomadaire Zion, en 1941. Dans la seconde moitié de l’article, Scholem cite le manuscrit d’Oxford mais il ne cite que le témoignage des deux sabbataïstes de Buczacz et pas du tout les autres.

Dès lors, les sources d’Agnon paraissent claires. Il connaissait les sabbataïstes de Buczacz par Scholem et par le témoignage qui accuse Eybeschütz de sabbataïsme. Angon empruntait à Scholem, malgré ses réserves et il introduisait ces faits dans son œuvre, malgré les critiques des Juifs Orthodoxes et de Baruch Kurzweil, l’historien critique de Scholem. Mais surtout, qu’il ait puisé à des sources qui accusaient Eybeschütz d’hérésie et qu’il ait procédé à ces dissimulations pour le moins tortueuses suggère qu’il avait lui-même une approche non-orthodoxe du problème.

A City… se veut un monument à la mémoire de sa ville natale de Buczacz qui vaut pour symbole de toute la communauté juive de l’Est de l’Europe. Dans les versions antérieures de son œuvre, Agnon avait supprimé toute mention au passé sabbataïste de Buczacz.

La dernière version, néanmoins, inclut des informations relatives aux sabbataïstes, de sorte qu’ils sont inclus dans son tombeau à la fois à un niveau personnel et à un niveau historique, ce qui atteste un changement de vue essentiel chez Agnon. D’autant que ses sources ne présentent pas les sabbataïstes à leur avantage.

Sans doute Agnon n’avait-il pas une opinion définitive sur la société juive traditionnelle de Podolie, même à un âge avancé ; ces changements de points de vue nous le montre en proie à une quête sincère pour comprendre la complexité du passé et à nous le représenter.

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