« Le Temps est capable d’un tour plus étrange »

 

Source : Le Livre à venir par Maurice Blanchot, éditions Gallimard, collection Folio essais

Le temps est capable d’un tour plus étrange. Tel incident insignifiant, qui a lieu à un certain moment, jadis donc, oublié, et non seulement oublié, inaperçu, voici que le cours du temps le ramène, et non pas comme un souvenir, mais comme un fait réel, qui a lieu à nouveau, à un nouveau moment du temps. Ainsi, le pas qui trébuche sur les pavés mal équarris de la cour de Guermantes est tout à coup, rien n’est plus soudain, le pas même qui a trébuché sur les dalles inégales du Baptistère de Saint-Marc : le même pas, non pas un double, un écho d’une sensation passée, mais cette sensation elle-même.

Incident infime, bouleversant qui déchire la trame du temps, et par cette déchirure nous introduit dans un autre monde : hors du temps, dit Proust, avec précipitation. Oui, affirme-t-il, le temps est aboli, puisque, à la fois, dans une saisie réelle, fugitive, mais irréfutable, je tiens l’instant de Venise et l’instant de Guermantes, non pas un passé et un présent, mais une même présence qui fait coïncider en une simultanéité sensible des moments incompatibles, séparés par tout le cours de la durée. Voilà donc le temps effacé par le temps lui-même : voici la mort, cette mort qui est l’œuvre du temps, suspendue, neutralisée, rendue vaine et inoffensive.

Quel instant. Un moment « affranchi de l’ordre du temps » et qui recrée en moi « un homme affranchi de l’ordre du temps. » Mais aussitôt, par une contradiction dont il s’aperçoit à peine, tant elle est nécessaire et féconde, Proust, comme par mégarde, dit de cette minute hors du temps qu’elle lui a permis « d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser, la durée d’un éclair, ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur. » Pourquoi ce renversement ? Pourquoi ce qui est hors du temps met-il à sa disposition le temps pur ?

Parcourir toute la réalité du temps c’est éprouver le temps comme espace et lieu vide, libre des événements qui toujours ordinairement le remplissent. Temps pur, sans événements, vacance mouvante, distance agitée, espace intérieur en devenir où les extases du temps se disposent en une simultanéité fascinante, qu’est-ce donc que tout cela ? Mais le temps même du récit, le temps qui n’est pas hors du temps, mais qui s’éprouve comme dehors, sous la forme d’un espace, cet espace imaginaire où l’art trouve et dispose ses ressources.

Oui, en ce temps, tout devient image, et l’essence de l’image est d’être toute au-dehors, sans intimité, et cependant plus inaccessible et plus mystérieuse que la pensée du for intérieur ; sans signification, mais appelant la profondeur de tout sens possible ; irrévélée et pourtant manifeste, ayant cette présence absence qui fait l’attrait et la fascination des Sirènes.

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