Il se peut que plus l’œuvre est estimée, plus elle soit
en péril : elle devient une bonne œuvre, elle est rangée du côté du bien
qui l’utilise, qui en fait œuvre utile. L’œuvre, jugée mauvaise, trouve dans ce
jugement l’espace où parfois elle se préserve. Mise à l’écart, vouée aux enfers
des bibliothèques, brûlée, oubliée : mais cet exil, cette disparition au
sein de la brûlure du feu ou de la tiédeur de l’oubli, prolonge aussi dans une
certaine mesure la distance juste de l’œuvre, correspond à la force de son
éloignement. Cela ne veut pas dire qu’elle trouvera nécessairement dans un
siècle les lecteurs qui lui ont fait défaut. La postérité n’est promise à
personne, et elle ne fait pas le bonheur d’aucun livre. L’œuvre ne dure pas,
elle est ; cet être peut ouvrir une nouvelle durée, il est un appel au
commencement, rappelant que rien ne s’affirme que par la fécondité d’une
décision initiale, mais l’avènement même de l’œuvre s’éclaire aussi bien par
l’éclat de la disparition, que par le faux jour d’une survie devenue
inhabituelle. Le sentiment que les œuvres échappent au temps trouve son origine
dans la « distance » de l’œuvre, exprime, en le travestissant,
l’éloignement qui vient toujours de la présence de l’œuvre, dans la lecture,
arrive toujours pour la première fois et chaque fois la seule.
Maurice Blanchot : L’Espace littéraire
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