Pris sur
Academia.edu. Remarques préliminaires sur le corps et la pratique corporelle
dans la kabbale théosophique et théurgique, par Moshe Idel, châpo
et traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended,
human translation is no duplicate content but a work of art and patience.
« L’acte de l’homme qui exerce un rite est
l’image corporelle finie de quelque chose d’infini, qui existe en soi, dans le
plérôme des Séphiroth. »
Gershom Scholem : La Kabbale et sa symbolique
*
Corps et pratique : entre livre et corps.
Voici deux
générations que l’interprétation diverse quant au judaïsme : un courant
décrit les Juifs comme le peuple du Livre, de la Bible ou du Talmud ; un
autre courant, plus récent, les décrit comme le peuple du corps. Les deux
lectures sont à la fois une source d’inspiration et de contresens. La première
insiste sur le texte dans la formation de la pensée des élites alors que la
seconde, comme je tenterai de le démontrer, insiste sur la pratique physique des
Commandements.
Cet intérêt plus
récent pour le corps, que l’on peut considérer comme un rééquilibrage
salutaire, ne rend pas justice à une vision plus générale de l’évolution
historique de la tradition. En tout cas, il existe peu de comparaisons possibles
avec un tel statut du corps dans l’esthétique grecque et les deux approches,
celle du corps et celle de l’esprit relèvent surtout du modus vivendi au sein
du judaïsme traditionnel. À tout le moins, sans un corps physique, il serait impossible
d’accomplir les 613 mitzvoth ce qui, dans la pensée rabbinique, est un objectif
crucial.
Toute étude
historique sur la conception du corps juif implique les prescriptions
religieuses qui lui sont associées, mais aussi les conséquences de leur pratique
sur le corps. Accomplir les commandements-mitzvoth ne relève pas simplement
d’une attitude corporelle, telle que perçue par les observateurs, mais aussi de
la manière dont le corps se transforme, par la circoncision, par la coupe des
cheveux, par le port de vêtements, etc.
La pratique forme
le corps et le corps forme la pratique. Le corps de l’individu, entité
discrète, peut lui-même être considéré comme part d’un corps plus vaste, Corpus
Christi dans le christianisme, « Kelal Yisrael », nation juive,
dans le judaïsme. Cette articulation détermine aussi le comportement
individuel, dans ce monde ou dans un autre. Ainsi, les stigmates reflètent
l’intériorisation d’événements passés ; la théorie du corps astral ou celle
des deux corps du roi sont d’autres exemples de lectures performatives du
corps, tout comme le balancement lors de l’étude de la Torah.
L’accomplissement
des commandements, ou de tout autre rite, n’est pas une simple question
d’activité corporelle, mais modélise des formes d’expériences. La répétition
quotidienne du rituel conditionne au fil des années des réactions cognitives,
émotionnelles, ou physiques. Dans certains cas, on peut même parler d’une
approche dynamique ou ergétique : acquérir un savoir ou une expérience par
la pratique s’apparente à une mystique ou à une magie.
En d’autres termes,
le judaïsme traditionnel ou la mystique juive nous procurent des exemples où
l’accomplissement spirituel ne vise pas à transcender l’intériorité corporelle
mais de parvenir par le corps à la transcendance.
En effet, il existe
une isomorphie entre le corps humain et le corps surnaturel et celle-ci fournit
le cadre d’une expérience du spirituel par le corporel. Cette conception
n’explique cependant pas toutes les conceptions de la kabbale : l’importance
des postures et du rituel que l’on rencontre dans le rabbinisme traditionnel est
fortement atténuée dans la kabbale extatique, en comparaison de la kabbale
théurgique théosophique.
C’est dans cette
dernière qu’on rencontre des représentations anthropomorphiques de la divinité,
à la fois masculine et féminine. Mais il se trouvait aussi beaucoup de
kabbalistes pour les refuser, au motif qu’il s’agissait de grossières
simplifications. Néanmoins, ce qui importe dans ces écoles, c’est l’importance
d’une vision du divin sous forme d’Evarim : les membres et les
articulations d’un homme surnaturel, l’Adam Elyon.
Ces schèmes jouent
un rôle important, non seulement dans la description du monde surnaturel, mais
aussi dans l’articulation entre les postures rituelles et leurs équivalents
célestes, lors de la pratique des mitzvoth. « Un membre renforce
l’autre » Ce dictum kabbalistique s’impose vers la fin du treizième
siècle et on rencontre parfois des phrases comme « le membre de la
Merkavah » ou « le membre de la Shekhina » ; il
existe en effet une correspondance entre les 613 articulations du corps et le
nombre des commandements, les mitzvoth positifs et négatifs.
On ne peut
surestimer l’importance de cette corrélation dans le développement de la
kabbale théurgique et théosophique. S’il existe, dans certains textes
rabbiniques, un isomorphisme entre la
forme humaine et celle de Dieu, conformément à Genèse 1:26, nous distinguons une
conception rituelle beaucoup plus élaborée dans les principaux courants kabbalistiques
où le corps humain est un des plus importants symboles de toute la structure
divine.
C’est
particulièrement vrai dans la kabbale lourianique qui abonde en traits
anthropomorphiques. Par ailleurs, ce symbole ne pouvait remplir sa fonction que
par sa complexité dynamique et sa flexibilité d’adaptation.
Dans la kabbale
théurgique et théosophique, le corps humain n’est pas seulement un reflet du
divin mais l’extension même du corps de Dieu ou de son lieu de résidence. De
même, l’âme est parfois décrite en termes concrets et physiques, comme une
sphère ou comme un corps humain.
Si les kabbalistes
médiévaux avaient adopté des théories philosophiques ou métaphysiques sur Dieu
ou l’âme, ils ne renonçaient pas pour
autant au registre anthropomorphique.
Les trois
obligations de l’époux : Interprétations zohariques.
Exode
21 :10 : « Si le mari prend une autre femme, il ne
retranchera rien pour la première à la nourriture, au vêtement et au droit
conjugal. » De telles obligations visaient à préserver les intérêts et
le statut de la première épouse, pour que l’homme ne l’abandonne pas si une nouvelle
femme venait à entrer dans le cercle familial.
Implicitement, la
polygamie s’affirme, mais sous une forme atténuée : l’obligation de tenir
compte du plus faible importe plus que de maintenir la joie familiale ou
l’amour entre les deux, même si ces objectifs ne sont pas négligés. Ces
obligations ont surtout trait au corps de la femme, moins à ses sentiments ou
même à son sens de l’honneur. Ces obligations furent acceptées et développées
au sein de la littérature rabbinique, où l’on trouve d’autres instructions
similaires.
Une transformation
importante, pour ce qui est de la lecture kabbalistique, figure dans le Zohar.
Ce vaste corpus, rédigé à la fin du treizième siècle en Espagne, comprend des interprétations
de la kabbale des débuts, en Provence, Catalogne et Castille, ainsi que
d’autres concepts, d’apparition plus récente. L’ensemble est attribué à R.
Shimon bar Yohai, qui vécut au deuxième siècle après Jésus-Christ et voici ce
que nous y lisons à propos d’un traité imaginaire cité dans le Zohar.
« Le secret
que nous trouvons dans le livre de R. Hamnuna Sabba interprète ce verset [Exode
21 :10] comme s’il traitait de toute notre communauté, car il est écrit
qu’il ne retranchera rien de sa nourriture, de ses vêtements, de sa dot et que s’il
retranche de sa part, alors, « elle sortira gratuitement sans
argent » [Exode 21 :11] car il est écrit « quel est l’acte de
divorce par lequel j’ai répudié votre mère » [Isaïe 50 :1] tout comme
il est écrit : « Vous avez été vendu pour rien » [Isaïe
52 :5] et vous serez sauvé pour rien. Quiconque retranche la Torah,
retranche la dot et elle reste alors veuve, mais sans être veuve. »
Historiquement,
cette lecture a bouleversé l’interprétation du verset par la kabbale. Le
kabbaliste anonyme attribue à un traité imaginaire, celui de R. Hammuna Sabba,
une allusion à une puissance féminine cachée et qui désigne la communauté
israélite, Kenset Yisrael, qui est aussi la dernière Sephira. Quant à l’époux,
bien que cela ne soit pas clair, il s’agit sans doute du kabbaliste ou de la
Sephira Tiferet et je penche plutôt pour la première possibilité.
Le verset mentionne
la femme qui est à la fois l’épouse d’Israël et la mère. Néanmoins, les trois
commandements [ne rien retrancher à la nourriture, au vêtement, au droit
conjugal] y sont réinterprétés dans une perspective rabbinique d’étude de la
Torah, implicitement sur un mode théurgique. L’accomplissement des
commandements-mitzvoth entraînera l’union sexuelle entre la puissance féminine
et son époux surnaturel.
Comme dans d’autres
strates de la littérature zoharique, le symbolisme théosophique reste
implicite : nous ignorons à quelles relations symboliques obéissent les
trois règles conjugales. Toutefois, si l’époux (ou l’étudiant de la Torah) et
les trois obligations conjugales ne sont pas traitées symboliquement,
l’élévation de l’épouse au rang de puissance surnaturelle est patente. Dans les
développements ultérieurs du Tikkunei Zohar, nous trouvons une
interprétation symbolique plus explicite encore.
« Ils demandent
la nourriture, les vêtements, et l’Onah [le séjour], le temps de
la relation sexuelle, car il est dit d’Elle : « Rien ne lui sera
retiré » Il n’y a personne qui réclame la nourriture, c’est-à-dire la
Torah, qui est la nourriture de la Shekhina et Elle est la Mère surnaturelle
dont il est dit : « N’abandonne pas la Torah de ta Mère » Sa
parure, ce sont les franges (Tzitzit), son châle, le phylactère
de la main ; et son Onah est la Kryat Shema. Et s’il ne fait pas ces
choses avec elle, avec la Shekhina, alors, elle sera vendue pour rien et le
salut viendra sans argent et l’insolent quittera la Shekhina sans honte. »
L’auteur développe
l’extrait zoharique cité ci-dessus. La communauté israélite, « Keneset
Yisrael », devient la Shekhinah ; alors que la nourriture était
la Torah ; à présent, le vêtement devient le châle, Tallit et les
phylactères, alors que l’Onah devient le Kryat Shema [la prière
du soir]. Les obligations envers l’épouse physique s’adressent à présent à une
entité surnaturelle ou, pour le dire autrement, à l’approche existentielle
d’une puissance surnaturelle et féminine.
De mon point de
vue, cette « élévation » implique la prédominance des injonctions
bibliques sur l’action des hommes en ce monde. En fait, tout ne passage a trait
à ceux qui ne font pas ce qu’ils devraient avec la Shekhinah. Dans un autre
extrait du Tikkunei Zohar, les trois obligations symboliques prennent un sens
plus précis. Après une remarque sur la métempsycose, l’auteur anonyme attribue
à R. Siméon Bar Yochai les propos suivants.
« R. Siméon a
dit : Sabba, Sabba. Ouvre les mots davantage puisque tes mots sone
obscurs. Sabba lui dit alors : « She’erah, c’est l’émanation du côté
droit, car toute nourriture vient de ce côté, ainsi qu’il est écrit : Et
tu leur donnes la nourriture en son temps » [Psaumes 146.16] Son châle, c’est le côté gauche
qui couvre les yeux car il y a l’inceste à gauche car le côté gauche est le
mauvais, car il est écrit : C’est du septentrion que la calamité se
répandra [Jérémie 1.14] Et c’est la raison pour laquelle il est dit
d’Isaac : « Ses yeux étaient affaiblis au point qu’il ne voyait plus »
[Genèse 27.1] et le châle est nécessaire et c’est la raison des franges et
des phylactères qui la couvrent, ainsi que de l’Onatah, qui est le
pilier du milieu, qui est Israël, nommément : Écoute, ö Israël, parce
qu’elle est Une. »
On rencontre une idée
similaire dans un traité hébreu rédigé par le même kabbaliste, sans doute à un
stade précoce du Zohar. Les trois obligations correspondent à trois côtés, qui
sont les trois Sephiroth : Hesed, la nourriture ; Gevurah, le
châle ; Tiferet, l’union sexuelle. Les trois pouvoirs surnaturels sont
interprétés en fonction de leur contribution à la Shekhinah et non le
contraire. C’est bien la Shekhinah qui est au centre de l’évocation et de la
pratique des trois obligations.
Leur
accomplissement, associé aux trois Sephiroth supérieures, est subordonné au
statut particulier et aux tribulations de la Sephira féminine inférieure.
L’interprétation théosophique est présentée ici comme un grand secret qui est
révélé au mystérieux Sabba qui n’est autre que R. Hammuna, protagoniste du
Zohar. Même R. Shiméon, un des personnages les plus importants dans
l’imaginaire mystique juif, attend la révélation de ce secret de la bouche même
d’une figure d’autorité.
Les idées exprimées
dans les dernières strates zohariques ne produisirent pas une forte impression
sur les kabbalistes avant l’expulsion d’Espagne : c’est seulement après
1492 que ces strates commencèrent à devenir une source d’inspiration importante
pour eux.
On peut citer R.
Meir ben Ezéchiel ibn Gabbai, actif aux alentours de 1530, dans la région
grecque de l’Empire ottoman. Il cite le passage du Tikkunei Zohar et
l’interprète comme une forme de théurgie du Zorekh gavoah, l’attraction
surnaturelle par laquelle on accomplit les commandements pour la gloire de la
divinité, et non pour soi.
Le terme « kavod »,
ou gloire, représente ici la dernière Sephira qui joue un rôle central ;
pour le reste, la théosophie d’Ibn Gabbai suit en général le Zohar et la kabbale
espagnole.
R. Moshe ben Jacob
Cordovero et R. Abraham Azulai.
La kabbale de
Safed, qui poursuit les courants majeurs de la kabbale espagnole, ajoute une
dimension importante à notre sujet.
Cet apport, bien
que difficile à discerner a priori, s’affirme avec le temps et dans deux
directions : à Safed, les thèmes théosophique et cosmogonique se précisent.
Par ailleurs, on discerne une approche plus individuelle de la kabbale. C’est
ce deuxième aspect qui nous importe car il insiste sur l’individu et implique
une attitude corporelle.
Deux importants
kabbalistes ont écrit sur l’importance de la pratique des trois obligations
pour aider la Shekhinah : Moshe Cordovero et son célèbre Tomer Devorah
et R. Abraham Azulai et son Hesed le-Abraham dans lequel il écrit :
« Quiconque
souhaite des relations avec la fille du Roi, pour qu’elle ne le quitte jamais,
devra d’abord se faire beau et porter des charmants atours qui sont
l’accomplissement des commandements. Quand il se sera préparé de telle sorte,
il pourra La recevoir quand il étudiera la Torah et qu’il accomplira les
Commandements selon le secret de son intention, pour l’union, toujours.
« Et il
accomplira alors ces choses et alors, Elle l’épousera de suite et il ne se
séparera pas d’Elle ni Elle de lui, à la condition qu’il se purifie et qu’il se
sanctifie. Après, il sera pur et saint et il devra lui fournir la nourriture,
les vêtements et le sexe, qui sont les trois choses qu’un homme doit à sa
femme.
« La
première chose fait descendre l’influx du côté droit, la nourriture. La
deuxième La voile du côté du Jugement, pour que les puissances extérieures ne
l’emporte pas sur Elle et cela vaut pour toute chose du côté gauche, du côté
mauvais, de la pulsion maléfique ; ce côté ne doit pas être impliqué dans
l’accomplissement des commandements car Elle s’envole toujours au loin
lorsqu’Elle est nue. C’est la raison pour laquelle Sa nudité doit être couverte
et cachée, pour que ce côté ne l’emporte pas sur Elle.
« Comment
toutes ces choses sont-elles accomplies pour la gloire du Ciel. C’est parce
qu’elles le sont sans participation du côté maléfique. Les phylactères et les
franges La protègent hautement de sorte à ce que les puissances extérieures ne
puissent rien sur Elle ni sur lui.
« La troisième
obligation est qu’Elle s’unisse à la Sephira de Tiferet lorsque le Shema est
prononcé, aux heures établies pour l’étude de la Torah. Lorsqu’il aura fixé des
heures pour toute chose, alors, il pourra satisfaire les besoins sexuels de la
Shekhinah, la Fille du Roi. »
Ce passage à deux
centres de gravité : individuel et théosophique théurgique. Tournons-nous
vers le cœur de la dernière partie : la structure triadique de la
discussion est évidente. Les trois obligations bibliques du mari envers
l’épouse sont décrites en termes de relations entre la Shekhinah et les trois
Sephiroth Hesed, Gevurah, Tiferet. L’obligation de fournir la nourriture relève
de la protection contre les puissances maléfiques (Gevurah) et le sexe est du côté
de la Sephirah Tiferet.
Ces obligations
sont perçues à la fois comme le sens et le mode opératif des
commandements : la première obligation est théurgique, elle attire
l’influx de la Sephira supérieure vers la Sephira inférieur ; la deuxième
a trait à la piété pure lorsque tout doit être accompli pour la gloire de la
seule Shekhinah, et non du pratiquant.
Cette dernière
approche peut être décrite comme apotropaïque : elle protège la Shekhinah
des puissances infernales. C’est pourquoi elle reçoit le châle et les
franges et ce recouvrement implique une dissimulation de la Shekhinah,
mais j’avoue que le reste ne m’apparaît pas très clair.
La dernière obligation
pratique, l’Onah, a trait à l’union sexuelle avec la Shekhinah, qui
s’accomplit par la récitation liturgique des versets de la Bible que les
kabbalistes interprètent comme un processus d’unification avec les puissances
divines.
Cette
interprétation de l’objectif du rituel se concentre sur la relation entre la
Shekhinah et les trois autres puissances surnaturelles, mais il est clair que
le bien-être de la puissance divine et féminine en constitue le centre de
gravité ; ensuite, seulement, vient Sa relation au kabbaliste et les
modifications induites dans les trois Sephiroth.
Ce deuxième centre
de gravité mérite une étude plus détaillée. L’intention du kabbaliste est
décrite comme une relation sexuelle permanente avec la puissance divine et
féminine et c’est la raison pour laquelle le kabbaliste doit accomplir les
trois actions qui sont isomorphes à sa relation à son épouse.
Si les trois
obligations envers l’épouse concernent le bien-être matériel, la relation avec
la Shekhinah s’établit par une gamme plus complexe de rituels où le spirituel
est décrit comme une relation sexuelle. On peut considérer cette substitution
comme une forme de « raffinement » du domaine matériel au profit du
spirituel, sans pour autant considérer le côté matériel comme négligeable.
Cette présence permanente
de la Shekhinah auprès du mystique est une expérience érotique, à laquelle
aspirait le Kabbaliste, et qui dépendait de sa pratique. Les trois obligations
bibliques du mari envers sa femme étaient le cadre de compréhension d’autres
commandements.
Au contraire
d’autres explications, qui présentaient les commandements comme un moyen
d’unifier les dix Sephiroth, ou pour réunir le masculin et le féminin
transcendant, ici, c’est la centralité de la Shekhinah qui suscite l’exégèse de
ces mitzvoth. D’après moi, cette forte affinité entre les commandements e la
Shekhinah est un indice important sur le statut de cette dernière, plus que sur
les effets purement théosophiques à proprement parler.
Sans doute les
Kabbalistes considéraient-ils qu’il existait deux types d’attitudes pour ce qui
avait trait aux obligations du mariage : le comportement
traditionnellement escompté de l’époux envers sa femme et l’attitude du
kabbaliste envers les pouvoirs surnaturels et féminins qui impliquaient
certains rites : l’étude de la Torah, le port de phylactères, et le Keryat
Shema [prière du soir].
Au contraire de la
conception d’Ibn Gabbai et de son orientation théosophique, dans les écrits de
Cordovero / Azulai, le point de départ est l’établissement d’une relation permanente
entre le Kabbaliste et la Shekhinah, déterminée par l’accomplissement des trois
obligations du mari selon une approche théosophique et théurgique.
Le rapport sexuel
entre le kabbaliste et la Shekhinah amorce cette relation censée mener à la prolongation
indéfinie de l’expérience. Cet aspect d’abord théurgique et théosophique,
central dans la kabbale des débuts, est passé au second plan, avec la
possibilité d’un contact constant avec la Shekhinah.
C’est seulement si
la Shekhinah a été célébrée par l’accomplissement des commandements qu’elle
pourra résider auprès du kabbaliste. En un sens, le système rabbinique, au
départ simplement théurgique, est devenu un mode de communion avec la puissance
féminine surnaturelle et il faut bien comprendre que c’est le corps physique
qui constitue le lieu de rencontre.
Tournons-nous vers
la description du kabbaliste idéal, tel que le décrit le Tomer Devorah. [Le
Palmier de Deborah] Le port des vêtements suit les idées d’un autre extrait du
même livre : imiter la splendeur de l’homme divin : « Et la
Shekhinah ne peut venir qu’à la condition de ressembler à l’homme divin. »
Voilà une
déclaration intéressante : elle est anthropomorphique et elle considère le
rituel comme une préparation du corps masculin à la réception du surnaturel
féminin. La Splendeur n’est pas seulement une forme de lumière, mais la Sephira
de Tiferet, qui désigne en général le pouvoir masculin. Ailleurs dans le texte,
on rencontre le même idéal d’imitatio dei, toujours dans le contexte des
trois obligations du mari envers l’épouse.
« L’homme
se tient entre deux femmes, la femme de chair, d’en bas, qui reçoit le manger
et les doits conjugaux et la Shekhinah qui se tient au-dessus pour le bénir et
en retour, l’homme donne à la femme avec qui il a contracté alliance. La
Splendeur se tient entre deux femmes : la Mère supérieure qui déverse tout
le nécessaire et la Mère inférieure qui reçoit la nourriture, le couvert et les
droits conjugaux, l’amour, la tendresse, la justice et la charité. »
Le corps masculin
n’est pas fermé sur lui-même mais en relation avec deux autres : physique
et spirituel et il en va de même avec le corps féminin. La Mère supérieure est
la Sephirah de Binah et la Mère inférieure est la Sephirah de Malkhout.
La situation des
entités masculines, entre deux entités féminines, tient à la fois au niveau
théosophique et matériel. Dans les deux cas, le féminin surnaturel est à la
source de l’influx, qu’il soit humain ou divin, que reçoit le pôle masculin et
ce dernier le transmet à la puissance féminine inférieure, qu’elle soit humaine
ou divine.
Reste à savoir si
la puissance masculine surnaturelle, Tiferet, accomplit aussi les trois
obligations envers la Mère inférieure, Malkhout. La question est de savoir
comment s’articulent deux aspects de la mystique de Cordovero : celle du
rapport sexuel entre humain et divin ; et celle de la relation entre le
kabbaliste et une puissance supérieure, en l’occurrence, la Mère, conçue comme
divine.
Quel est le rapport
entre ces deux aspects [la Mère supérieure / la Mère inférieure et le
kabbaliste] Est-il quelque part question d’inceste ? Je n’ai pas trouvé
d’extrait sur un homme divin accomplissant les trois obligations pour la Mère
inférieure. Ces questions mériteraient de plus amples développements, mais ce
n’est pas notre sujet.
Entre l’homme
physique et le Féminin divin.
Examinons l’incipit
du Tomer Devorah de Cordovero. Le kabbaliste recourt au verbe « le-hizdavveg »
à propos de la Shekhinah, ce qui veut dire un rapport sexuel. L’expérience se
veut accessible à tout pratiquant qui se purifie et qui accomplit les mitzvoth,
pas seulement l’élite juive comme Moïse dans le cas de la littérature
zoharique. En fait, le kabbaliste de Safed popularise une notion élitiste,
présente dans la kabbale des origines.
Le terme hébreu
pour désigner le séjour de la Shekhinah est « il doit chercher à La
recevoir auprès de lui lorsqu’il étudie la Torah. » L’extrait que nous
avons étudié traite donc de la descente du féminin divin sur le kabbaliste à
cette occasion. Néanmoins, cette réception du féminin par le masculin est
qualifiée par le verbe « le-hizdavveg » et reflète une forte
tonalité érotique, donc physique. Un parallèle intéressant figure dans le
Commentaire du Zohar par Cordovero.
« Bien que
la Shekhinah soit sur tous le peuple d’Israël, Elle se tient essentiellement
auprès de lui [le Kabbaliste] et à partir de là, elle rejaillit sur le monde.
Et la raison est qu’il est un Juste ; même si l’unification du monde a lieu,
cette réunification [celle du kabbaliste et de la Shekhinah] la parachève et
c’est la raison pour laquelle la Shekhinah tient à lui en son essence, lorsque
ses rameaux s’étendent sur tous.
« C’est
pourquoi il est dit [dans le Talmud] : Le monde entier est soutenu par
Hanina mon fils [référence à Hanina ben Dosa] et il est le char de la
Shekhinah. C’est lui qui produit l’existence de Yesod et de Tiferet dans le
monde inférieur, lié à la Shekhinah et c’est aussi la raison pour laquelle la
Shekhinah adhère à lui, quand elle se purifie pour Yesod et Tiferet sans les
trouver, mais en ne trouvant que lui. »
Le corps du
kabbaliste est le char de la Shekhinah : c’est un point de vue midrashique
qui vaut pour les patriarches d’Israël et ceci est à comparer avec la réception
de la Shekhinah par le kabbaliste lorsqu’il célèbre les trois obligations du
mariage. Néanmoins, ici, ce sont des personnalités de haute importance qui sont
convoquées et elles sont décrites en termes quasi phalliques, comme substituts
aux deux Sephiroth associées à la masculinité.
Toutefois, il n’y a
pas de changement de sexe, pas plus que chez Cordovero : le féminin reste
féminin et agit en tant que tel et il en va de même du masculin. Localiser une
entité féminine à l’extrémité du royaume divin n’a pas seulement changé la
manière dont la divinité était destinée à se révéler à l’être humain, mais a préservé
la masculinité des kabbalistes et leur conscience de genre. Cela contredit
l’affirmation d’Eliot Wolfson qui affirmait (1995) : « dans la
mystique juive, le kabbaliste est toujours confronté visuellement à une
divinité masculine. »
De plus, toujours
selon cet extrait, il apparaît que ce n’est pas l’homme mais la femme divine
qui cherche un partenaire. Le processus interne de l’unification du divin, ce
que j’appelle l’aspect théurgique, vient donc avant la communion du divin et de
l’humain.
Chez Cordovero,
cette expérience est d’ailleurs d’écrite dans des termes fortement sexuels
ainsi qu’avec une identification du kabbaliste avec les pouvoirs masculins
divins, Tiferet et Yesod, de sorte à ce que l’union entre masculin divin et
féminin divin, empêché par l’exil de la Shekhinah, se réalise en bas, par
l’activité du kabbaliste.
D’une certaine
manière, la communion avec la Shekhinah n’est plus ici simplement un
perfectionnement individuel, comme dans l’extrait du Tomer Devorah, mais
une recréation de l’union entre le masculin et le féminin divins, en ce monde,
selon la volonté de Dieu.
La perfection
individuelle est ici directement liée à l’amélioration du plan divin. Une
comparaison entre Cordovero et Ibn Gabbai révèle le déplacement d’accent qui
s’est opéré dans la kabbale de Safed : les buts spirituels ne
correspondent plus seulement des processus théosophiques, zorekh gavoah,
mais aussi aux besoins du kabbaliste. Il est question de vêtements, de leurs
ornements, les phylactères et les franges, le tallith, et tous dépendent du
corps. En outre, les principales activités sont corrélées à une zone précise du
corps : la bouche, pour prononcer les mots, pour prier, pour étudier la
Torah.
D’après ce passage,
ce n’est pas l’ascension de l’âme hors du corps vers le divin qui permet le contact avec le monde
spirituel, mais, au contraire, le séjour d’une entité spirituelle auprès du
corps humain.
Il faut également
noter que cette approche kabbalistique diffère du traité Avot où il est
dit que la Shekhinah réside parmi ceux qui étudient la Torah. Dans les textes
antérieurs, la présence divine était ressentie parmi un groupe sans que le
corps ne joue un tel rôle, comme c’est le cas chez les kabbalistes.
Cette approche plus
positive du corps en tant que creuset de la rencontre du divin féminin
s’explique, je le suppose, par l’influence de la magie astrologique ou la
tradition hermétique qui visent à provoquer la descente du divin sur terre, sur
la matière.
Isomorphisme et
Kabbale théurgique-théosophique.
L’isomorphisme
entre l’humain et le théosophique est un autre problème soulevé explicitement
par le dernier texte de Cordovero que nous avons cité. Ses sources, présentes
dans la kabbale des débuts, repose sur l’association des 613 mitzvoth avec le
char de Dieu, les dix Sephiroth de la Gloire divine, et pas seulement avec les
membres du corps humain.
Dans certains cas,
les mitzvoth sont décrits comme des émanations ou des descentes de la structure
divine. Ces notions font partie de ce que je suggère de décrire comme un
processus de ritualisation intégrale du monde divin. Voici un autre exemple
d’isomorphisme trouvé dans le même texte.
« C’est un
fait bien connu : le désir des entités spirituelles envers les entités
inférieures dépend directement de la préparation de ces dernières. Une preuve
éclatante en est la construction du tabernacle : tous ses membres, dans
l’ensemble et le détail, correspondent aux sphères supérieures, en l’occurrence
aux chars de Dieu.
« C’est la
raison pour laquelle les mondes supérieurs et les chars de dieux sont attirés
en bas et déversent leur influx sur le monde. Dès lors que cette matière était
inerte, il apparaît que certaines actions ont attiré le divin sur elle, et
c’est ainsi que la Shekhinah réside parmi nous et que la Gloire de Dieu rayonne
dans le palais.
« C’est la
matière du corps qui devient alors semblable à celle du spirituel et il revient
au spirituel d’adhérer au corps de la par la force de son désir et la raison en
est que les entités inférieures constituent le substrat de celles d’en haut. »
Ce passage est
d’une importance cruciale : il montre explicitement que le spirituel
recherche le matériel tout comme l’émanation féminine dans un autre extrait
du même kabbaliste, recherche sa contrepartie masculine. Dans les deux cas, une
préparation corporelle par l’effectuation de rites est impérativement
nécessaire : ce n’est pas le corps seul, la forme passive qui compte, mais
« certaines actions »
Cette importance de
la physiologie et de l’anatomie importe pour comprendre ce qui inspire la
kabbale théurgique-théosophique. La seule anatomie est le point de départ pour
comprendre cette complexité de l’humain et du divin, telle que la concevaient
les kabbalistes. La structure divine seule ne suffit pas à comprendre les
courants kabbalistiques : il faut y adjoindre à la fois l’intelligence
d’une dynamique surnaturelle et, à notre niveau, la manière dont s’articulent
les membres du corps humain.
Même dans les cas
où le corps humain n’est pas conçu en isomorphie avec le divin, son rôle
demeure essentiel : sans pratique corporelle, il n’y a pas d’intention,
c’est-à-dire de production d’un surcroît spirituel au cours du rite. Voici
un exemple de la manière dont le corps « matériel » sert de substrat
au développement spirituel, mais aussi de condition première. Chez Cordovero,
nous lisons :
« Quand l’homme
accomplit les commandements physiques, ils deviennent un corps et un substrat
pour l’intention qui provient de son âme. Cette intention se drape dans
l’accomplissement des commandements et c’est pourquoi quand l’intention manque
au commandement, il n’y a qu’un corps sans âme. Nous pouvons en déduire que
l’intensité de l’intention s’applique à l’accomplissement des commandements et
qu’elle croît en mesure ; la vie spirituelle en sera améliorée et elle
montera vers les degrés les plus hauts… Observez l’union [sexuelle] entre un homme et une femme, de la
juste manière, avec l’intention adéquate, celle de L’adorer, celle de Le bénir,
afin d’unir le mari et l’épouse, afin de faire descendre sur lui une âme
[du divin] ; le Très-Haut, béni soit Son nom, mènera alors une nouvelle
âme à naître. »
L’accomplissement
même des commandements est ici décrit comme une activité physique : le
corps y gagne une dimension spirituelle. La référence à l’âme n’a de sens en
dehors de la conception du fœtus, pour laquelle l’acte sexuel est
indispensable, mais il en va aussi de l’intention : elle seule parvient à
attirer une âme.
Cette âme est
elle-même le résultat d’un coït dans les sphères supérieures, du moins est-elle
induite par une activité théurgique ici-bas. L’isomorphisme n’est pas
explicite, mais le lien entre le haut et le bas, indique bel et bien cette
direction.
Toutefois, ce qui
importe le plus pour comprendre l’extrait ci-dessus est le fait, mentionné
explicitement, comme dans beaucoup d’autres textes kabbalistiques, que les
relations sexuelles ne dépendent pas d’une perfection physique humaine ou
divine, mais qu’elles visent à engendrer un autre corps, lui aussi capable
d’accomplir les commandements.
La dichotomie du
corps et de l’âme est évidente : on n’y trouve pas de condamnation du
corps, au contraire d’autres textes kabbalistiques. D’autre part, Cordovero,
conformément à des courants kabbalistiques antérieurs, place à égalité les
principes divins du masculin et du féminin.
Conclusions.
Les kabbalistes du courant
théurgique-théosophique concevaient les corps non comme des entités
autosuffisantes, mais comme des instruments nécessaires à l’accomplissement des
commandements et à la procréation.
Ces corps
s’inscrivent dans une dimension dynamique et le divin n’est pas un canevas
statique de puissances célestes, mais un ensemble lui aussi dynamique où les
actions et les processus sont aussi importants que la manifestation elle-même.
Ces kabbalistes ont consacré deux genres littéraires aux deux aspects théosophique
et théurgique : les commentaires des dix Sephiroth et une explication des
mitzvoth.
On ne peut lire
l’un sans l’autre, au risque d’une interprétation partiale qui déforme
l’essentiel de ce type de kabbale. Au cours de la modernité, sous l’influence
de la kabbale chrétienne, une lecture plus théologique s’est imposée en se
limitant à l’aspect théosophique, à la configuration des Sephiroth.
Cette approche a
induit une insistance sur les motifs corporels, conçus en eux-mêmes et séparés
de leur contrepartie, ce qui a produit une anthropologie auto-suffisante. Cela
pourrait expliquer l’apparition de dessins de l’Adam Elyon à la Renaissance au
lieu des motifs géométriques qui prévalaient dans la kabbale médiévale.
Si les termes et
schèmes corporels sont présents dans la littérature kabbalistique, notamment
dans le Zohar, la meilleure clef de lecture reste selon moi de les associer aux
comportements rituels et à leurs relations avec d’autres corps. Les Juifs forment
une entité collective et nationale que les exégètes décrivent parfois comme une
personnalité commune ; de même, la femme représente la moitié manquante
d’une entité plus vaste.
Les kabbalistes cherchaient, par leurs rites, à produire d’autres corps, qui auraient été l’extension et l’accroissement du corps divin en ce monde. Mais leurs modèles d’intégration ou de réintégration des corps au sein de structures surnaturelles dépendent moins de la forme humaine que de sa traduction en une pratique rituelle.
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