Mais l'espace... mais le temps...

 

Source : Discussion par Jorge Luis Borges, éditions Gallimard, collection La Croix du Sud, dirigée par Roger Caillois, relecture Juillet 2012-Janvier 2025

Je ne pense pas que, pour un bon idéalisme, l’espace n’est qu’une des formes qui composent le dense écoulement du temps, et, contrairement à l’opinion unanime et naturelle des non-métaphysiciens, il est situé en lui, et non inversement. En d’autres termes, la relation spatiale, plus haut, gauche, droite, est une spécification parmi tant d’autres, non une continuité. Par ailleurs, accumuler de l’espace n’est pas le contraire d’accumuler du temps : c’est l’une des façons de réaliser cette opération à notre avis unique.

Les Anglais qui, sous l’impulsion obsessionnelle ou géniale de l’écrivain Clive ou de Warren Hastings, ont conquis l’Inde, n’ont pas seulement accumulé de l’espace, mais du temps, c’est-à-dire des expériences, des expériences de nuits, de jours, d’intempéries, de montagnes, de villes, de ruses, d’héroïsmes, de trahisons, de douleurs, de destins, de morts,  de pestes, de bêtes féroces, de bonheurs, de rites, de cosmogonie, de dialectes, de dieux, de cultes.

J’en reviens aux considérations métaphysiques. L’espace est un incident dans le temps et non une forme universelle de l’intuition, comme le décida Kant. Il y a des provinces entières de l’Être qui n’ont pas besoin de lui, comme celle de l’audition. Spencer, dans son examen vengeur des raisonnements des métaphysiciens (Principes de Psychologie, VIIe part., chapitre IV) a fort bien établi cette indépendance et la confirme par une réduction par l’absurde.

« Quiconque croirait que le son ou l’odeur ont l’espace pour intuition se convaincra aisément de son erreur en essayant seulement de trouver le côté gauche ou droit d’un son, ou se de représenter une odeur à l’envers. »

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