Emeth / Meth

 

Pris sur Public Domain Review. « Tu es mon ami » : les premiers androïdes et le langage artificiel par Jessica Riskin, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.

Le terme « androïde » provient du grec, « qui a l’apparence de l’homme » ; il fut inventé par Gabriel Naudé, médecin et bibliothécaire de Louis XIII, puis responsable des collections du Cardinal Jules Mazarin, lesquelles comportaient plus de quarante mille volumes.

Naudé était un rationaliste et un pourfendeur des superstitions. En 1625, il publie « Apologie pour tous les grands hommes, qui ont esté accusez de magie », une défense de la tradition philosophique scolastique dans laquelle il procède à une révision des phénomènes magiques ou légendaires

Ainsi, une légende veut que le dominicain Albert le Grand ait produit un homme artificiel de bronze. Cette légende est largement posthume. Au quinzième siècle, Alfonso de Madrigal, « El Tostado », un commentateur prolixe, collecta et amplifia les contes médiévaux de statues animées et de têtes parlantes.

El Tostado affirmait qu’Albert le Grand aurait consacré trente ans de labeur à ériger son homme de métal, un automate qui lui prodiguait toutes les réponses aux questions les plus épineuses de son temps ; dans certaines versions, la tête parlante aurait même dicté à Albert une grande partie de ses traités. Jusqu’au jour où un des étudiants du maître fracassa la machine, « lassé par son babillage et ses racontars. »

Naudé ne croyait pas à ces fables, qu’il rejetait comme « fausses, absurdes, erronées. » Un tel prodige s’avérait impossible par « l’absence de muscles, de poumons, d’épiglotte, de tout ce qui est nécessaire pour une parfaite articulation de la voix. »

De tels dispositifs manquaient tout simplement de l’outillage nécessaire pour « parler avec raison » et il concluait qu’une telle machine, si Albert le Grand en avait réellement fabriqué une, n’aurait pu produire des réponses articulées : probablement s’était-il inspiré d’un modèle égyptien, la statue de Memnon dont les anciens prétendaient qu’elle murmurait doucement lorsque le soleil brillait sur elle : en fait, la chaleur évacuait l’air contenu dans la statue qui sortait par de petits trous, avec un bruit évocateur.

En dépit de son scepticisme, Naudé rebaptisa la statue d’Albert le Grand en la qualifiant d’androïde. Dans son Dictionnaire (1695), le philosophe Pierre Bayle y voyait « un terme absolument inconnu & une pure invention de Naudé qui l’employait hardiment comme s’il était d’un usage établi. »

L’époque était favorable aux néologismes : le mot fit fortune dans le genre naissant des encyclopédies et des dictionnaires. Bayle le reprit dans son article sur Albert le Grand et il devait réapparaître chez l’encyclopédiste anglais Ephraïm Chambers. En somme, si Naudé avait relégué la tête parlante au musée, il venait de définir une nouvelle catégorie de machines : « un assemblage à forme humaine d’instruments et de parties nécessaires. »

La première manifestation expérimentale d’une telle machine eut lieu à Paris, le 3 février 1738, lors de la foire annuelle de Saint-Germain, sur la rive gauche. L’androïde en question différait des autres automates musicaux qui avaient fait florès et qui étaient actionnés par des voies hydrauliques, pour produire de la musique et résonner des cloches.

Celui-ci accomplissait une tâche complexe : il ne se limitait pas à de simples mouvements, mais jouait de la flûte. De ce point de vue, cet androïde était une nouveauté, mais les badauds le trouvaient sans doute déjà familier car sa stature s’inspirait du Faune jouant de la flûte (1707), une œuvre sculptée par Antoine Coysevox qui s’érigeait alors à l’entrée du Jardin des Tuileries.

Tout comme son modèle de marbre, l’androïde représentait un être mi-homme, mi-bouc, mais lui, sifflotait pour de bon : il parvenait à jouer douze notes de suite. De prime abord, les spectateurs les plus sceptiques crurent à une boîte à musique cachée à l’intérieur de la statue dont les mouvements auraient été purement factices. Mais non… L’androïde jouait pour de bon, il soufflait l’air de ses poumons (trois vessies) et ses lèvres étaient mobiles, sa langue souple, ses doigts habiles étaient recouverts de cuir ; on disait même qu’il pouvait jouer de tout autre instrument qu’on lui apporterait.

L’androïde joueur de flûte était l’œuvre d’un jeune et ambitieux ingénieur, Jacques Vaucanson. Dernier-né d’une famille de dix enfants, parmi une famille de gantiers de Grenoble, Vaucanson vit le jour pendant le glacial hiver de 1709, à la fin du du long règne de Louis XIV, au cours d’une terrible famine, sur fond de guerre de Succession d’Espagne. Et pourtant, de cette noire période pour la France allaient naître les Lumières dont Vaucanson serait un illustre représentant.

Enfant, il réparait des montres et fondait des cloches. Écolier, il commença à dessiner des plans d’automates. Après un bref noviciat à Lyon, un ecclésiastique ordonna que son atelier soit détruit et Vaucanson, âgé de dix-neuf ans, se rendit à Paris, pour y chercher fortune. Il s’essaya tout d’abord comme docteur, suivit des cours d’anatomie et de médecine, mais bientôt il tourna ses efforts vers un autre domaine : recréer le processus du vivant sous forme machinique. Le flûtiste était le résultat de cinq ans de labeur et Vaucanson put soumettre un mémoire à l’Académie des Sciences, un document qui constitue la première étude expérimentale et théorique de l’acoustique de la flûte.

Après huit jours d’exposition à la foire de Saint-Germain, Vaucanson déménagea son androïde à l’Hôtel de Longueville, un ancien hôtel particulier (1622), situé sur la Place du Carrousel, elle-même ouverte sur la grille du palais des Tuileries et la cour royale. Là, le triomphe de la mécanique attira près de soixante-cinq spectateurs par jour, chacun s’acquittant de la somme de trois livres, ce qui représentait alors une semaine de salaire pour un ouvrier parisien. Parmi le public se trouvaient les membres de l’Académie des Sciences auxquels Vaucanson expliquait la constitution de son automate avant de le mettre en marche.

En avril 1738, le Mercure de France écrivait : « Tout Paris vient l’admirer… le plus singulier et agréable phénomène mécanique peut-être jamais vu : il joue vraiment et physiquement de la flûte. » La statue musicienne était « la plus merveilleuse pièce mécanique » et l’abbé Pierre Desfontaines, un chroniqueur et écrivain populaire, recommandait le spectacle de Vaucanson à ses lecteurs, décrivant l’intériorité du flûtiste « qui contenait une infinité de câbles et de chaînes articulées qui reproduisent le mouvement des doigts, de la même manière que pour un homme vivant, par la dilatation et la contraction des muscles. La connaissance anatomique a sans conteste guidé l’auteur dans la réalisation de ce mécanisme. »

Dans l’Encyclopédie, le monumental projet de Denis Diderot et du mathématicien Jean d’Alembert, le joueur de Vaucanson allait devenir le paradigme de l’androïde : l’article, composé par d’Alembert, le définit comme une créature à l’apparence humaine et qui imite nos fonctions et attitudes.

Peu après la visite des membres de l’Académie des Sciences à l’Hôtel de Longueville, Vaucanson leur rendit la pareille et vint leur lire un mémoire sur l’agencement et l’objectif de son flûtiste. Le mécanisme était mû par des poids attachés à deux circuits d’engrenages : celui du bas tournait sur un axe qui actionnait deux vessies, branchées sur trois pipettes, lesquelles servaient de poumons, ce qui réglait trois intensités de souffles différentes.

La partie supérieure des engrenages actionnait un arbre à canes qui enclenchait une série de leviers qui contrôlaient les articulations des doigts, de la trachée, de la bouche et des lèvres. Pour réaliser un tel flûtiste, Vaucanson avait étudié les musiciens humains dans le moindre détail : pour marquer la mesure, il avait demandé à un soliste de jouer pendant qu’un assistant gravait la mesure sur un cylindre rotatif ; cette procédure était l’ancêtre des méthodes d’enregistrement musical.

L’hiver suivant, Vaucanson créa deux autres machines. La première était un androïde musicien, un berger provençal grandeur nature, qui jouait des menuets de vingt minutes, sur un pipeau qu’il tenait de la main gauche, en battant la mesure de la main droite sur un tambour qu’il portait en bandoulière. Le pipeau n’avait que trois trous et les notes provenaient des variations du souffle et de l’arrêt de la langue.

Vaucanson s’était aperçu que, pour produire une note précise, les instrumentistes recouraient à une gamme beaucoup plus étendue qu’on aurait pu le croire ; chaque note résultait d’une position déterminée des doigts ainsi  que d’une intensité de souffle précise ; plus encore, l’intensité de souffle pour une note dépendait de la note précédente, de sorte qu’il fallait plus de pression pour produire un Ré après un La, ce qui nécessitait deux fois plus de types de souffles qu’il n’y avait de notes.

Les harmoniques de la note la plus haute résonnaient plus fortement dans la flûte que leurs équivalents mineurs, mais les instrumentistes eux-mêmes n’avaient pas conscience des mécanismes de compensation ; il faudrait attendre 1860 pour que ces principes d’acoustiques soient expliqués par Hermann von Helmholtz.

Les androïdes de Vaucanson ne se limitaient pas à la musique, comme les autres boîtes à musiques en vogue depuis déjà deux siècles, mais ils présentaient aussi des lèvres flexibles, une langue mobile, des doigts délicats et des poumons qui imitaient la respiration humaine. Ils étaient de parfaites simulations de l’art musical et à mesure que le siècle se poursuivait, leurs tâches se complexifièrent, au point de bientôt imiter les capacités locutrices de l’homme.

En 1739, un an après le canard mécanique de Vaucanson, un chirurgien nommé Claude-Nicolas le Cat publia une description, aujourd’hui perdue, de « l’homme automate, par lequel nous pouvons voir l’accomplissement des principales fonctions de l’économie animale : la circulation, la respiration et les sécrétions. »

Que devint ce projet ? Nous ne le savons au juste, mais Le Cat reprit l’idée en 1744, année où il lut un protocole expérimental à l’Académie de Rouen, où il reçut un vif intérêt. Une foule s’était assemblée pour venir l’écouter. Le magistrat Pierre-Robert Le Cornier de Cideville écrivit à Fontenelle : « Monsieur Le Cat nous apprit son plan pour un homme artificiel… Cet automate serait doté d’un système respiratoire, circulatoire, digestif, il sécréterait aussi de la bile, il posséderait un cœur, des poumons, un foie, une vessie, et que Dieu nous pardonne, tout ce qui s’ensuit. »

L’homme automatique de Le Cat devait posséder « toutes les opérations du vivant » y compris la circulation sanguine, les pulsations cardiaques, la respiration des poumons, la déglutition de la nourriture, la digestion, l’excrétion ; il saignerait aussi, mais, plus important encore, ce qui annonçait le franchissement des limites cartésiennes qui séparaient la machine de l’âme, il pourrait parler et articuler des mots.

Cette simulation du langage articulé avait déjà suscité des interprétations philosophiques au cours des siècles précédents. Dans son Quichotte, Cervantès met en scène des têtes parlantes, en fait actionnée par un acteur caché, et son chevalier à la triste figure leur est beaucoup plus sensible que son valet. Martin del Rio, un contemporain de Cervantès, trouvait absurde qu’une « chose inanimée puisse reproduire la voix humaine et répondre à des questions, car cela requiert la vie, le souffle, une parfaite synchronisation des organes vitaux et une capacité rhétorique. »

Plusieurs décennies après, les réserves de Del Rio semblaient dépassées. Dès 1673, Athanase Kircher évoquait les têtes parlantes d’Albert le Grand et s’accordait avec les sceptiques : « ces mécanismes n’étaient qu’une légende, ou des truquages, à moins qu’ils ne fussent créés avec l’aide du diable. »

Néanmoins, d’autres croyaient possibles la création d’une telle statue et Kircher lui-même produisit une ébauche en ce sens. Son élève, Gaspard Schott, un ingénieur et un philosophe naturel tout aussi prolifique,  adopta le même point de vue et citait une statue répondante que Kircher aurait construit pour la reine Christine de Suède. Voilà qui aurait certainement intéressé le professeur de philosophie de la Reine : Descartes [qu’une légende crédite de l’invention d’un androïde à l’effigie de sa fille.]

Bien que l’idée d’un langage artificiel ne soit donc pas véritablement neuve, vers le milieu du dix-neuvième siècle, des expérimentateurs et des ingénieurs renouvelèrent la question en postulant une fonction langagière du vivant, comme l’étaient la respiration ou la digestion ; les critiques portèrent plus sur la physiologie que sur le principe même soulevé par une telle hypothèse.

En 1738, dans son abondante critique du flûtiste de Vaucanson, l’abbé Desfontaine émettait l’hypothèse que jamais le langage humain ne pourrait être produit par une machinerie : le corps humain resterait à jamais un mystère et « nul ne saura jamais ce qui se passe dans le larynx et la glotte, ni l’action de la langue, de ses plis, de ses mouvements, de ses frottements imperceptibles, de toutes les modifications de la mâchoire et des lèvres. » Le langage était essentiellement un processus organique qui ne pouvait se produire que dans la gorge d’un être humain.

Desfontaines n’était pas le seul à le penser. L’argument des sceptiques consistait à affirmer que le larynx humain, le tractus vocal, la bouche, étaient trop malléables, trop souples, trop fluides pour pouvoir être simulés mécaniquement. Vers 1700, Denys Dodart, médecin personnel de Louis XIV, présenta plusieurs mémoires à l’Académie des Sciences de Paris dans lesquels il soutenait que la voix et ses modulations étaient produites par les contractions de la glotte, lesquelles « ne pouvaient être produites artificiellement. »

L’écrivain et académicien Bernard le Bovier de Fontenelle, secrétaire perpétuel de l’Académie, avançait qu’aucun instrument à vent ne produisait de son par un moyen comparable à l’organisme humain, lequel autorisait des variations à partir d’une seule ouverture ; toute reproduction artificielle lui paraissait « en dehors des possibilités imitatives… la nature recourt à des méthodes qui ne sont pas à notre disposition, elle sait comment en jouer par des voies qui nous sont inconnues. »

Le philosophe Antoine Court de Gébelin le rejoignait : « Les vibrations qui s’étendent à toutes les régions de la glotte, le jeu des muscles, leurs chocs contre l’os hyoïde qui s’élève et s’abaisse, les répercussions de l’air contre les parois de la bouche, tous ces phénomènes ne peuvent se produire que dans des organismes vivants. » De nombreux autres en doutaient : ainsi, le médecin matérialiste Julien Offray de La Mettrie prit la peine d’observer le flûtiste de Vaucanson et conclut : « il n’y rien d’impossible à imaginer une telle machine qui parlerait. »

Au cours des trois dernières décennies du siècle, plusieurs scientifiques reprirent le projet d’un langage artificiel. Tous partaient du principe que le langage parlé nécessitait une structure physiologique aussi proche que possible de la gorge et de la bouche.

Cette hypothèse n’avait pas toujours été dominante : en 1648, John Wilkins, le premier secrétaire de la Royal Society de Londres, élaborait les plans d’une statue parlante qui synthétiserait le langage, plutôt qu’elle ne le simulerait, au moyen de « sons inarticulés. » Dans Mathématiques magick, il écrivait : « Nous pourrions noter le glouglou de l’eau par la lettre L, l’assèchement d’un feu par la lettre Z, le bruit de cordes par Q, etc. »

Au cours de la décennie 1770 et 1780, les constructeurs de machines parlantes supposaient qu’il serait impossible de produire de telles machines sans une tête artificielles qui incorporerait les organes phonatoires.

La première tentative en ce sens fut celle du naturaliste et poète anglais Erasmus Darwin, le grand-père de Charles Darwin. En 1771, il avait conçu une « bouche de bois, avec des lèvres de cuir tanné, une valve au-dessus de la partie arrière, pour servir de narines. » La tête parlante de Darwin possédait un larynx fait « d’un ruban de soie étendu entre deux pièces de bois poli et légèrement incurvé. » L’ensemble parvenait à prononcer, d’un ton très plaintif : « Mama, papa, map et pam. »

Le projet suivant fut celui de l’abbé Mical qui présenta ses deux têtes parlantes à l’Académie des Sciences en 1778. Les prototypes renfermaient « plusieurs glottes de différentes formes, disposée sur des membranes tendues. » Les têtes se livraient à un dialogue en éloge de Louis XVI : « Le roi accorde la paix à l’Europe » disait l’une ; « La paix couronne le roi de sa gloire » répondait l’autre ; « la paix assure le bonheur du peuple » ajoutait la première ; « O roi, père adorable, que la félicité de ton peuple rejaillisse sur l’Europe, pour la plus grande gloire de ton trône. » — Extrait d’un ouvrage qui a pour titre : Système de prononciation figurée, applicable à toutes les langues et exécuté sur les langues française et anglaise, VZ-1853, BNF.

Le chroniqueur mondain Louis Petit de Bachaumont notait pour sa part que les deux têtes étaient grandeur nature, mais enduites de faux-or et qu’elles marmonnaient quelques mots, en avalant certaines lettres ; leurs voix étaient rauques et leur diction lente — elles n’avaient de toute manière aucune véritable conversation.

Et pourtant, elles parlent ! Les académiciens appelés pour constater le phénomène durent convenir de sa réalité, bien que l’élocution fut laborieuse. Il n’empêche : l’œuvre imitait la nature et produisait « les mêmes résultats que nous pouvons observer par la dissection de l’organe de la voix. »

D’après Beaumont, lorsque l’envol du ballon des frères Montgolfier eut lieu le 19 septembre 1783, emportant avec lui un mouton, un coq, un canard, les six délégués de l’Académie des Sciences invitèrent Mical à accompagner leur délégation et à le présentèrent au roi comme l’auteur des célèbres têtes parlantes.

L’année suivante, à l’instigation du mathématicien Leonhard Euler, l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg organisa un concours pour déterminer la nature des voyelles au moyen d’un instrument qui imiterait les organes de la parole ; le médecin allemand Christian Gottlieb Krazenstein remporta le prix. Il s’était servi d’un chalumeau et de tuyaux pour former une bouche dont les lèvres articulaient les voyelles.

Parmi les autres inventeurs concernés, au tournant du siècle, on peut citer l’ingénieur hongrois Wolfgang von Kempelen : dès l’âge de vingt-et-un ans, il travaillait à la cour de Vienne pour le compte de l’Impératrice Marie-Thérèse. En 1769, à l’acmé de sa gloire, il lui avait fait construire un automate turc qui jouait aux échecs… en fait, un comparse était dissimulé à l’intérieur.

Quelques décennies plus tard, Kempelen entreprit de découvrir le secret du langage articulé. En 1791, il publie une « description d’une machine parlante » dans laquelle il explique avoir attaché des vessies et des résonateurs à des hautbois et des clarinettes, instruments qui pouvaient imiter la voix humaine ; à l’instar de Kratzenhein, il aurait également tenté de reproduire la voix par des tuyaux.

Après vingt années de tentatives, il y serait finalement parvenu, assuré qu’il était que le langage humain était reproductible. Le résultat avait des vessies à la place des poumons, une glotte d’ivoire, un gosier de cuir avec une langue mobile, et un nez qui contenait deux petites valves en guise de narines. Deux leviers actionnaient des sifflets et un troisième levier faisait vibrer un câble qui frottait sur le dispositif et pouvait produire des liquides ou des fricatives.

La machine émettait ainsi des sons aléatoires qui rappelaient la découverte de Vaucanson : la pression de l’air pour chaque note dépendait de la précédente. Tout d’abord, Kempelen avait tenté de produire chaque son d’un mot ou d’une phrase pris isolément, mais il avait échoué à produire une véritable harmonie. « Les sons du langage ne deviennent distincts qu’en fonction de l’harmonie qui les réunit, par l’association de mots ou de phrases entiers. » À l’écoute du résultat, Kemplen comprit ce qu’il manquait au projet de mécanisation du langage : toute compréhension s’appuie sur un contexte.

La machine de Kempelen ne réusissait qu’à émettre des voyelles ou des consonnes d’une voix infantile, à prononcer « mama » ou « papa » ou à produire des phrases comme « tu es mon ami, je t’aime de tout mon cœur », « ma femme est mon amie », « viens avec moi à Paris », le tout d’une manière indistincte et brouillée. Néanmoins, la machine de Kempelen réside au Deutsches Museum de Munich. Les admirateurs de Kempelen reconnaissent l’imperfection de la machine laquelle qui valait moins comme machine parlante que comme une machine qui démontrait la possibilité de construire une machine parlante.

Après cette prolifération de tentatives, entre 1770 et 1790, un déclin d’intérêt s’ensuivit. Par la suite, au cours du dix-neuvième siècle, des inventeurs comme Charles Wheatsone et Alexander Graham Bell, construiraient leurs propres versions des mécanismes de Kempelen et de Mical, mais, pour la plupart, les créateurs de langages artificiels tourneraient leur attention sur la synthèse plus que sur la simulation : reproduire les sons du langage humain par d’autres moyens, plutôt que de reproduire les organes phonatoires et les processus physiologique du langage.

En 1828, Robert Willis, professeur de mécanique appliquée à Cambridge, affirmait que tous ceux qui s’étaient intéressés à la nature des voyelles « n’avaient jamais été au-delà de l’étude de l’appareil phonatoire », comme si les voyelles ne pouvaient exister sans les organes de la parole.

Selon Willis, qui ne croyait pas non plus à l’intelligence d’un joueur d’échecs mécanique, l’erreur était de considérer que les voyelles correspondaient à « une fonction physiologique du corps » au lieu de les entendre comme « une branche de l’acoustique. » Les sons du langage pouvaient-ils être reproduits indépendamment d’un appareil phonatoire, telle était désormais la question. Assez tardivement, vers 1850, le physiologiste français Claude Bernard écrivait dans ses carnets : « Le larynx est un larynx et la lentille de cristal est une lentille de cristal, autrement dit, leurs propriétés mécaniques ou physiques ne se réalisent qu’au sein d’un organisme vivant. »

Le désenchantement était tel que lorsqu’un certain Joseph Faber, immigrant autrichien en partance pour les Etats-Unis, produisit une tête parlante à la fin des années 1840, il ne parvint à attirer aucune attention. Et pourtant, son dispositif s’inspirait de Kempelen et de Mical, mais en beaucoup plus élaboré. La tête et le torse étaient ceux d’un homme, comme le Turc mécanique ; à l’intérieur, on trouvait un système de vessies, une glotte d’ivoire et une langue qui formaient une véritable chambre acoustique ; ainsi qu’une bouche avec un palais de caoutchouc, des maxillaires et des joues.

La machine parvenait à prononcer toutes les voyelles et les consonnes ; elle était actionnée par de nombreux leviers et un clavier de dix-sept notes, de sorte que Faber en jouait comme d’un piano. La première exposition eut lieu à New York, en 1844, mais sans grand intérêt. Ensuite, Faber emmena sa création à Philadelphie, sans plus de succès. Lorsque le forain P.T. Barnum la découvrit, il rebaptisa la machine « Euphonia » et l’emmena avec lui à Londres, et là non plus, le succès ne fut pas au rendez-vous. Enfin, en 1870, Euphonia fut exposée à Paris, dans une indifférence à peu près complète… on perd sa trace peu après.

La mode des têtes parlantes avait passé. Au début du vingtième siècle, les créateurs de langage artificiel étaient passés du modèle mécanique au modèle électrique et synthétique. La reproduction des organes et des processus langagiers, de la glotte, au tract vocal, à la langue mobile, caractérisaient les dernières décennies du dix-huitième siècle, lorsque les philosophes et les mécanicistes concevaient le langage articulé comme une fonction corporelle, une manière de combler, par les organes phonatoires, l’écart cartésien entre le corps et l’esprit.

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