Dorian

 

Source : Le rêve de Coleridge, in. Enquêtes suivi de Entretiens par Jorge Luis Borges, éditions Gallimard, collection Folios, relecture mars 2011-janvier 2025.

Wilde a été accusé de pratiquer une sorte d’art combinatoire, à la façon de Raymond Lulle ; on peut sans doute expliquer ainsi certaines de ses plaisanteries : « un de ces visages britanniques qu’il suffit d’avoir vu une fois pour les oublier toujours. » Mais non, par exemple, par l’idée selon laquelle la musique nous révèle un passé inconnu et peut-être réel (The Critic as Artist) ni cette autre idée, que tous les hommes tuent ce qu’ils aiment (The Ballad of Reading Gaol) ni cette autre, que se repentir d’une action, c’est modifier le passé (De Profundis), ni celle enfin, digne de Léon Bloy ou de Swedenborg, selon laquelle il n’est pas d’homme qui ne soit, à chaque instant, ce qu’il a été et ce qu’il sera.

Je ne transcris pas ces lignes pour provoquer l’admiration du lecteur ; je les cite comme indice d’un état d’esprit très différent de celui qu’on attribue généralement à Wilde. Il a été, si je ne me trompe, beaucoup plus qu’un Moréas irlandais ; ce fut un homme du dix-septième siècle, qui condescendit quelquefois à s’adonner aux jeux du symbolisme. Comme Gibbon, comme Johnson, comme Voltaire, ce fut un esprit ingénieux qui, de surcroît, avait raison. Ce fut, disons une fois pour toutes le mot fatal, un classique, en somme...

Qu’on me permette une remarque. Le nom d’Oscar Wilde est associé aux cités de plaine ; sa gloire à la condamnation et à l’emprisonnement. Toutefois, comme Hesketh Pearson l’a parfaitement senti, le bonheur est la saveur essentielle de son œuvre. Par contre, l’œuvre valeureuse de Chesterton, modèle de santé physique et morale, est toujours à la limite du cauchemar. Le diabolique, l’horrible la guettent ; dans la page la plus inoffensive, elle peut prendre des formes terrifiantes. Chesterton est un homme qui souhaite retrouver son enfance ; Wilde, un homme qui, malgré l’habitude du mal et de l’infortune, garde une invulnérable innocence.

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