« Devenir immortel, puis mourir »

 

Source : L’Espace littéraire par Maurice Blanchot, éditions Gallimard, collection Folio Essais, relecture septembre 2007-janvier 2025

L’œuvre d’art ne renvoie pas immédiatement à quelqu’un qui l’aurait faite. Quand nous ignorons tout des circonstances qui l’ont préparée, de l’histoire de sa création et jusqu’au nom de celui qui l’a rendue possible, c’est alors qu’elle se rapproche le plus d’elle-même. C’est là sa direction véritable. C’est cette exigence qui s’exprime dans ce superlatif qu’est le chef-d’œuvre.

Le chef-d’œuvre n’est pas dans la perfection, telle que le mot, revendiquée par l’esthétique, le fait entendre, ni dans la maîtrise qui est de l’artiste non de l’œuvre. Valéry dit très bien que la maîtrise est ce qui permet de ne jamais finir ce qu’on fait. Seule la maîtrise de l’artisan s’achève dans l’objet qu’il fabrique. L’œuvre, pour l’artiste, est toujours infinie, non finie et par là, le fait que celle-ci est, qu’elle est absolument, cet événement singulier se dévoile comme n’appartenant pas à la maîtrise de l’accomplissement. C’est d’un autre ordre.

Le chef-d’œuvre n’est pas davantage dans la durée qui lui est promise et qui semble le privilège le plus envié, du moins dans notre Occident tardif, du travail artistique. Quand nous sommes devant Les Chants de Maldoror, nous ne pensons nullement qu’ils seront immortels. Ce par quoi ils sont absolument ne les empêcherait pas de disparaître absolument. Ce qui les a placés devant nous, cette affirmation qu’ils nous apportent ne se mesure pas à la durée historique, elle n’exige ni survie dans ce monde, ni promotion au paradis de la culture.

De ce caractère de l’œuvre, c’est Mallarmé qui a eu la plus ferme conscience. « Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur : il a lieu tout seul, fait, étant. » Et son défi au hasard est une transposition de « ce qui a lieu tout seul », une recherche symbolique de rendre manifeste « la disparition élocutoire du poète », une expérience, enfin, pour saisir comme à sa source, non pas ce qui rend l’œuvre réelle, mais ce qui est en elle la réalité « impersonnifiée », ce qui la fait être au-delà ou en-deçà de toute réalité.

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