Source : Henri Bergson par Vladimir Jankélévitch, P.U.F., collection Quadrige.
Le corps exprime ce que la vie a dû surmonter, ce
qu’elle a dû aussi abandonner d’elle-même afin de se rendre visible. On pourrait
dire en ce sens, et sans vaine paradoxologie, que l’animal voit malgré ses yeux
plutôt que par leur moyen. Il n’est guère dans le bergsonisme d’idée plus
profonde et féconde. Les corps, peut-on ajouter, loin d’être la cause ou même
la simple traduction du spirituel, représentent au contraire tout ce que l’âme
a dû vaincre pour cohabiter avec une matière qui paraît lui faire violence, et
où elle se croit à l’étroit. L’âme ne peut être sans corps, et pourtant elle
n’est pas faite non plus pour le corps : tout nous le dit ; elle
proteste, à tort ou à raison, de sa dignité incomparable et de sa vocation
sublime.
La valeur et la beauté du corps résident non point du
tout dans les choses que le corps réussit à exprimer, mais au contraire dans
celles que nous devinons et qu’il n’exprimera jamais, dans la muette
protestation des sous-entendus. Les perfections du corps ne sont qu’une
allusion dérisoire à cet au-delà inexprimé ; l’esprit se débat contre la
lourdeur de la chair qui l’isole et le divise contre lui-même, et de là,
naissent tous les malentendus métaphysiques de la connaissance. Toutefois, il
manquait au principe « soma séma »
pythagoricien la complication dialectique et le paradoxe de
l’organe-obstacle : car le prisonnier a besoin de sa prison, n’est le peu
qu’il est que dans cette prison et grâce à elle. La pesanteur de la chair est
la condition même de son existence personnelle.
Il n’en reste pas moins que le vinculum a quelque chose de gratuit et de contingent : parlant de la pluralité des mondes habités, Bergson n’avance-t-il pas que la vie peut revêtir dans les galaxies inconnues les formes les plus insoupçonnées.
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