« Tous ses défauts se justifient »

 

Source : Textes retrouvés : Jorge Luis Borges, essais, portraits, articles, conférences, traduit de l’espagnol par Silvia Baron Supervielle et Gersende Camenen, introduction de Gersende Camenen, postface de Siliva Baron Supervielle.

Tout s’explique, me semble-t-il, à la lumière des paragraphes antérieurs. Le ton catégorique, apodictique, les anathèmes sans fondements, les hyperboles, l’ambiguïté, la préoccupation morale (nous savons tout de l’éthique du Surhomme, mais absolument rien de sa littérature ou de sa métaphysique), les répétitions, la syntaxe archaïque, l’omission délibérée de toute référence à d’autres livres, les métaphores, l’emphase verbale ; ces anomalies de Zarathoustra cessent d’en être, pour peu que nous nous rappelions l’étrange genre littéraire auquel il appartient.

Que dirions-nous de quelqu’un qui réprouverait une énigme au motif qu’elle est ardue, ou la tragédie de Macbeth parce qu’elle inspire terreur et pitié ? Nous dirions que cette personne ignore ce que sont une tragédie et une énigme. Or, nous commettons, avec Zarathoustra, une erreur analogue.

Nous le jugeons parfois comme s’il s’agissait d’un livre dialectique ; d’autres fois comme s’il s’agissait d’un poème, d’un exercice malheureux ou réussi de prose biblique. Nous oublions, nous tendons toujours à oublier quelle fut l’intention démesurée de son auteur : la composition d’un livre sacré. Un évangile qui devait être lu avec la même piété que les Évangiles.

Friedrich Wilhem Nietzsche, ancien professeur de philologie dans les amphithéâtres helvétiques, se vit en apôtre ou en fondateur, de la religion du Retour ; il espéra que l’avenir de martyrs, de théologiens, d’hérétiques, d’enthousiasmes, de dogmes, de bibliothèques. Il ne raisonna pas, il affirma, il savait que de lointains apologistes feraient leur chacune de ses paroles. Il consentit à écrire un livre plus pauvre que lui ; il pressentait que d’autres diraient ce que lui taisait.

Il prodigua de volontaires contradictions, pour l’ambiguïté, pour que l’avenir les réconcilie. Butler, dans The Fair Haven, dit avec ironie que les Évangiles contiennent « les ténèbres et l’éclat de Rembrandt, le crépuscule doré des Vénitiens, l’infinie liberté de l’ombre, et la perte et la rencontre. » Nietzsche rechercha cette liberté pour Zarathoustra. Ainsi interprétés, tous ses « défauts » se justifient.

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