Ill. : Chestov, marteau sans maître ! Texte : Henri Bergson par Vladimir Jankélévitch, Presses Universitaires de France, collection Quadrige.
L’intelligence, dit Bergson dans l’Évolution créatrice,
regarde éternellement en arrière ; le regard constitue, dirons-nous à
notre tour, son infirmité naturelle. L’intelligence retardataire n’est
compétente que dans les choses accomplies, et les symboles avec lesquels elle
travaille sont toujours postérieurs à l’événement.
Cette méthode n’offre que des avantages quand elle
s’applique aux êtres sans durée et sans mémoire qui forment le royaume de la
matière. Il n’y a pas ici, entre pendant et après, de différence profonde, et
l’on peut dire qu’il n’est jamais trop tard pour connaître les choses sans
durée. Mais les êtres qui deviennent ont futur et passé. Ici, ce n’est plus du
tout la même chose d’arriver « pendant » l’événement ou « l’après »,
d’être en deçà ou au-delà, ou de surprendre l’instant présent dans sa
garance, in vivo et sur le fait.
Mieux encore, il y a un « kaïros », un événement irrévocable et unique, comme tous les événements, et cette circonstance nouvelle nous impose une obligation d’opportunité que la matière ignore. Tout à l’heure, il sera trop tard et l’occasion perdue ne se représentera jamais ; pendant le fait et sur le moment, ils m’apparaissent avec toute la vivacité et la fraîcheur d’une expérience particulière, présente, effective ; après coup, et dans la perspective du passé, ils deviennent au contraire des généralités indifférentes et inactuelles.
L’intelligence retarde donc perpétuellement sur la vive durée ; elle essaiera néanmoins de se représenter, au futur antérieur, la façon dont les choses auront dû se passer pour être conformes à son propre schéma d’immobilité.
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