Le Temps qui reste

 

Le messager n’arrivera jamais et il est inutile que tu l’attendes à ta fenêtre. En ce moment même, il avance rapidement parmi les hommes qui s’écartent devant l’étoile, mais toi, tu vivras et tu mourras sans avoir reçu le message. Quelque lecteur pervers demandera : s’agit-il d’un symbole ? Pour ma part, avec passion, j’estime que non. Il n’y a rien dans le monde qui puisse donner lieu à une interprétation symbolique, pas même les rêves, cf. leur almanach et la thèse de Freud, ou ces rochers mimétiques qui tentent de distraire le spectateur avec le profil de Napoléon ou celui de Lincoln. Il est très aisé de dénigrer les contes de Kafka en n’y voyant que des jeux allégoriques. Certes, mais la facilité de cette réduction ne doit pas nous faire oublier que la gloire de Kafka, si nous l’adoptions, diminue jusqu'à en devenir invisible. Franz Kafka, symboliste ou allégoriste, est un membre honorable d’une série aussi ancienne que sont les lettres ; Franz Kafka, père de songes désintéressés, de cauchemars sans autre raison que celle de leur charme, parvient à une solitude parfaite. Nous ne savons pas, et peut-être ne saurons-nous jamais, les intentions essentielles qui furent les siennes. Mettons à profit cette chance qu’est notre ignorance, ce don de sa mort, et lisons-le avec désintérêt, avec un pur plaisir tragique. Nous y gagnerons et sa gloire y gagner aussi.

Jorge Luis Borges : Kafka et les cauchemars

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