« Je ne changerai rien, je n’arrêterai pas le déclin »

 

Source : Textes retrouvés : Jorge Luis Borges, essais, portraits, articles, conférences, traduit de l’espagnol par Silvia Baron Supervielle et Gersende Camenen, introduction de Gersende Camenen, postface de Siliva Baron Supervielle.

Wordsworth compose au cours de l’été 1805 son poème discursif « The Prelude » Je résume ici le résumé qu’en donne De Quincey. Le rêveur, le prérêveur, l’ancêtre de tous les autres rêveurs littéraires, lit le Quichotte sur la place, et sous le poids du soleil au zénith, il s’endort, les yeux fixés sur le sable. Ces détails ne sont pas inutiles : ils préparent et justifient le rêve. Celui-ci, par déformation naturelle, transforme la plage en un Sahara et l’équestre et aimable Quichotte en un Arabe armé d’une lance qui avance vers lui à dos de dromadaire.

L’Arabe s’approche et Wordsworth remarque sur ses traits l’agitation et la peur. Dans sa main libre, il tient deux livres : l’un est les Eléments de géométrie d’Euclide ; l’autre est un livre et n’en est pas un, parce qu’il ressemble aussi à un coquillage et qu’il a ces deux choses à la fois et aucune d’elles.

L’Arabe lui dit de le coller à son oreille ; Wordsworth s’exécute, il entend une voix qui dans un langage étrange mais déterminé prophétise la dévastation imminente du monde entraînée par un déluge. D’un air grave, l’Arabe confirme le présage et que sa divine mission est d’enterrer ces livres : le premier, « qui côtoient les étoiles, sans s’embarrasser de l’espace et du temps » et l’autre, « qui est un dieu, de nombreux dieux. »

Il s’agit en somme de sauver la poésie et les mathématiques de la ruine générale de l’humanité. L’horreur envahit le visage de l’Arabe. Wordsworth se retourne et voit une grande lumière briller à l’horizon. L’Arabe annonce que ce sont les eaux qui submergent déjà la planète. Sur ce, il s’enfuit, et le poète se réveille, empli de terreur, devant le spectacle serein de la mer.

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