Source : Textes retrouvés : Jorge Luis Borges, essais, portraits, articles, conférences, traduit de l’espagnol par Silvia Baron Supervielle et Gersende Camenen, introduction de Gersende Camenen, postface de Siliva Baron Supervielle.
Le Livre de Nordau, Le Sens de l’Histoire, est
moins célèbre que les autres. Ce livre est un développement d’arguments déjà
formulés par Schopenhauer et nie la possibilité d’une science historique. Selon
cette œuvre, une connaissance de faits historiques particuliers est possible,
mais pas une science générale de l’histoire avec des lois permettant de faire
des prophéties ou des prévisions. Le Sens de l’Histoire est donc une
réfutation anticipée des doctrines de Spengler et de Tonybee. En l’écrivant,
Nordau pensa à Hegel qui avait rédigé une théorie générale de l’Histoire delon
laquelle les sicèles culminent avec l’État prussien.
Max Nordau censura presque toutes les superstitions
occidentales : la monarchiques, la patriotiques, la superstition de la
nouveauté en littérature. Il eut le courage de combattre les plus grands
écrivains de son temps sans cesser de reconnaître leur valeur ; il fut un
exemple admirable de ce genre de juif objectif, de juif en quelque sorte Juge,
dont parle Thorstein Veblen. Il nia également l’immortalité avec une ferveur
que l’on pourrait qualifier de religieuse et qui rappelle celle de Lucrève.
Vers vingt ans, Max Nordau trouva dans le catalogue de
la bibliothèque du British Museum de Londres, le nom de son père, Süsfeld, et
les titres de deux ou trois de ses livres hébreux qu’il avait publiés. Il pensa
que cette trace, dans une bibliothèque éternelle, dans une bibliothèque que
nous pouvons supposer immortelle, était légère mais suffisante.
Quelle trace laissa son fils ? Je crois que de sa
vaste œuvre écrite il ne restera qu’une fraction. Dans l’histoire de la littérature
ou de la philosophie persistent en général les personnes qui se résignent à
être extravagante, à accentuer et à cultiver ce qui les rend différent des
autres et non celles qui s’efforcent simplement de penser avec rectitude.
Nordau n’essaya pas d’être original ou étonnant. Il essaya d’être moins visible
et plus essentiel ; d’avoir raison. Peut-être les opinions raisonnables et
les faits qui font le monde ne sont-ils pas étonnants. Peut-être, contrairement
à ce que l’on croit souvent, la vérité n’est-elle pas un mystère mais quelque
chose que nous savons tous et que nous essayons d’oublier, car elle n’est ni
ingénieuse ni étonnante.
J’ignore si Max Nordau restera dans l’histoire de la littérature universelle, ou, plus modestement, dans l’histoire de la littérature allemande. Peut-être que Nordau, qui était un homme d’esprit, renonça souvent à l’esprit et préféra raisonnablement, suicidairement, avoir raison.
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