« Elles se rendent pas compte »

 

Source : Villiers de l’Isle-Adam, exorciste du réel, par Alan Raitt, Librairie José Corti, 1987, collection Rien de commun.

Villiers avait rencontré sa bien-aimée dans une loge à Covent Garden : « il fut imprécis et tumultueux. Il récita son prochain livre à l’étrangère, la noya de lyrisme, l’épouvanta : elle le prit pour un évadé de Bedlam. Le soir même, la jeune miss encore frissonnante, déclara préférer le célibat éternel, et même le cloître, à la couronne comtale de Villiers de l’Isle-Adam. » Une autre version est donné par Mallarmé à Gustave Kahn, qui note, avec exactitude, que l’agent matrimonial s’appelait Lahoussaye ou Lahousset : il ajoute que le personnage passait pour avoir été négrier, avant d’essayer de détrousser la malle des Indes, après quoi il s’était fait négociant à Paris et à Londres.

« Lahousset accusa Villiers d’avoir consacré le temps de sa rencontre à une affolante conférence sur Hegel. » Roujon et Kahn sont d’accord pour affirmer qu’à la disparition de la jeune fille, l’agent, furieux, s’en fut à Paris, laissant Villiers seul à Londres, avec son dentier, mais sans la montre à répétition, ni son pardessus à col de fourrure. Villiers dut sans doute se faire rapatrier par le consulat français. Pour invraisemblable que soit l’histoire, et pour comique qu’elle ait paru à certains de ceux qui l’ont connue, elle a profondément et douloureusement marqué Villiers.

Pour une fois, ses espérances les plus extravagantes avaient été sur le point de se réaliser et des amis, de sens rassis, Mallarmé, Payne, Judith Gautier, l’avaient encouragé à croire que sa vie allait enfin être transformée. Puis, juste au moment où le succès semblait assuré, le château de cartes s’était brusquement effondré et il s’était trouvé seul et sans ressource dans un pays étranger.

On pourrait évidemment penser que Villiers n’a guère pu prendre tout à fait au sérieux une aventure aussi incroyablement romanesque et que le mal devait donc être plus imaginaire que réel. Mais ce serait méconnaître son extraordinaire puissance d’illusion, l’intermittence de ses contacts avec la réalité, le monde de rêves où il passait son temps. Ses lettres à Mallarmé et à Judith, de même que celles à Payne à Mallarmé, prouvent qu’il s’était jeté corps et âme dans cet amour pour Anna, dont le caractère fantasque a certainement facilité la croyance au coup de foudre mutuel.

Que d’autres aient pu y voir plus clair, que Houssaye ait été un aventurier et un escroc, que la jeune fille ait été une sorte d’Emma Bovary irlandaise, tout cela peut être vrai, mais est sans importance quand il s’agit de comprendre Villiers. Il s’engageait à fond dans toutes les aventures qu’il a vécues et celle-ci fut la déception la plus cruelle et la plus humiliante qu’il ait connue.

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