Cool memories

 

Pris sur Academia.edu. Cerveau réfrigéré : technologie de l’immortalité par Bronwyn Parry, in. Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences 35 (2004), 391-413, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, human translation is no duplicate content but a work of art and patience.

Introduction.

Le scénario de science-fiction du cerveau dans une cuve trouve son origine dans un essai futuriste publié dans les années 1920 par le physicien et mathématicien John Desmond Bernal (1901-1971). Bernal est principalement célèbre pour ses recherches pionnières dans le domaine de la cristallographie aux rayons X. Il découvrit l’intérêt et l’importance de cette technique non seulement pour l’étude des cristaux mais aussi pour la composition moléculaire à la fois organique et non-organique.

À Cambridge, Bernal poursuivit les recherches de feu Birbeck et se consacra à l’analyse de la structure de graphite puis à la composition des molécules protéiniques ou des virus, une œuvre fondatrice qui culmina avec la première analyse du virus de la mosaïque de tabac. Aujourd’hui, cette découverte est considérée comme la pierre fondatrice de la biologie moléculaire. Comme l’écrit son biographe A. Brown (1999), les recherches de Bernal permirent « d’associer la cristallographie à la biologie et à la technologie. »

Bernal était un touche-à-tout, selon ses propres dires, « sans véritable centre d’intérêt, plutôt intéressé par tout ce que je trouve. » Il refusait de se limiter à la science appliquée et étendit ses investigations dans le domaine de la politique, de l’économie, de la sociologie. Historien et philosophe des sciences, il consacra beaucoup d’énergie à prédire et à analyser les changements scientifiques et leurs conséquences sur les relations humaines. Il en vint à s’intéresser à la combinaison possible de l’homme et de la machine, pour produire des entités cyborgs rudimentaires dotées de capacités motrices et intellectuelles.

Dès l’âge de six ans, il manifestait un intérêt pour la recherche empirique, la fabrication de livres et de lanternes… et faillit mettre le feu à sa maison. Un an plus tard, il s’essaie à la synthèse d’hydrogène et parvient à produire une explosion. Longtemps après, pendant la guerre, il mènerait des expériences sur les explosifs avec le physiologiste Solly Zuckerman, puis avec John Kendrew, prix Nobel 1962 : tous trois iraient jusqu’à s’exposer à des explosions dans des tranchées pour déterminer l’impact du souffle sur les corps. L’expérience serait fatale à Kendrew suite à une erreur de quelques décimales commise par Bernal.

Avec Haldane, Bernal fut un des premiers à émettre le projet de créer des êtres artificiels plus robustes ; sa connaissance appliquée de la structure moléculaire, de la croissance, du déclin et de la réparation des cellules, son côté risque-tout s’associaient dans une quête de l’immortalité.

En 1929, son essai Le Monde, la chair et le Diable cerne la difficulté : « en admettant que l’homme parvienne à atteindre une espérance de vie de près de 120 ans, il n’en resterait pas moins confronté à l’inéluctabilité de sa mort. Quoi qu’il arrive, il finirait toujours par se casser le cou dans un accident hyper-technologique, à moins que ses cellules ne soient trop fatiguées pour se réparer, de sorte qu’il ne reste que deux possibilités pour empêcher cette issue fatale et inexorable : soit abandonner son corps, soit perdre la vie. »

Les deux possibilités ne s’équivalent pas : pour Bernal, « seul compte le cerveau », à la condition qu’il soit « suffisamment irrigué de sang frais et du groupe sanguin adéquat, il peut continuer à vivre et à penser. » Cette réification théorique du cerveau, conçu à la fois comme le centre de l’identité et comme celui de l’action motrice, lui permettait de résoudre à la fois la question de notre mortalité et celle de notre optimisation. L’évolution et la complexification de notre environnement rendraient selon lui nécessaires une adaptation de notre système sensori-moteur : un appareil cérébral plus développé que l’actuel.

L’amélioration du cerveau et l’immortalité pourraient s’atteindre par un coup de force technologique : l’ablation du cerveau et sa réimplantation dans un autre environnement. Bernal décrit ce nouvel environnement comme un « cylindre court dans lequel le tronc cérébral serait immergé dans un liquide cérébro-spinal, maintenu à température uniforme, afin de préserver ses terminons nerveuses à l’abri des chocs. » Le cerveau serait ensuite relié à un appareillage qui garantirait la continuation de sa conscience.

Une fois stabilisé, le processus d’amélioration pourrait commencer. Le cerveau recevrait une batterie d’extensions télévisuelles et sensorielles, des servomécanismes qui en feraient un « Über-Gehirn », un Super-Cerveau, qui pourrait être mis en réseau avec d’autres, de sorte à produire une entité qui « pourrait continuer à exister pendant des milliers d’années, du moins aussi longtemps que les cellules cérébrales survivraient dans leur environnement. »

Aussi fantastiques ces hypothèses nous paraissent-elles, elles n’en ont pas moins exercé une forte prégnance sur les représentations scientifiques du vingtième siècle. La prolongation de la vie par l’extraction et la préservation du cerveau dans un milieu artificiel devait trouver un début d’application en Californie, après la Seconde Guerre mondiale, mais sous une forme quelque peu différentes : la conservation de tissus et d’organes humains dans une chambre cryogénique. Là où Bernal voyait la chaleur, c’est le froid qui l’emporte.

La « cryonie » désigne la technique de conservation des corps à ultrabasse température, à des fins de résurrection ultérieure. Ce projet s’est développé en Californie à partir de la moitié des années soixante, grâce à Robert Ettinger (1918-2011) Dans La Perspective de l’immortalité (1964) il écrit que ce procédé autorise « un repos non définitif pour les individus les plus brillants sur cette planète et constitue le symbole de la plus optimiste des aspirations humaines. »

Le coût du dispositif est tel qu’il pose finalement la question du minimum nécessaire pour préserver le corps en vue d’une résurrection, mais aussi du minimum nécessaire de ce qu’est un corps à ressusciter. Dans l’hypothèse de Bernal, le cerveau est notre identité, c’est lui qui contient nos souvenirs, notre personnalité… Il suffirait alors de prélever le cerveau, de le perfuser le cerveau de glycérol ou d’une substance cryogène et de le placer dans un vase Dewar d’azote liquide, jusqu’à sa résurrection. Un cerveau dans une cuve…

Le but ultime n’est pas simplement de réactiver le cerveau, mais de l’améliorer, de le prolonger. La préservation cryogénique vise initialement à empêcher la décomposition du corps en attendant l’invention ou le perfectionnement de techniques moléculaires comme les nanotechnologies ou le clonage. La communauté cryogénique imagine une réalisation progressive de cette utopie. Ainsi, Steven Bridge, le Président de la Fondation Alcor, une des plus importantes usines à froid des États-Unis, rassure ses clients éventuels : « Sommes-nous prêts à maintenir des patients en animation suspendue sous forme de têtes sur un plateau, avec des tubes et des prises électriques ? La réponse est non »

Il n’empêche que la publicité Criocare évoque la possibilité d’un « cerveau remis à neuf et amélioré, dans un utérus artificiel, immergé dans un fluide futur, quelque part au 22e siècle. » Et bien sûr, il n’y aurait plus qu’à cloner un corps neuf pour accueillir ce cerveau préservé… Les adeptes de la cryogénie pensent même pouvoir un jour faire repousser des membres ou reconstituer de la moelle épinière, « ce qui serait relativement simple pour une technologie ayant maîtrisé la programmation génétique. » À partir d’une seule cellule cérébrale, on pourrait reconstituer tout le cerveau, puis le corps entier…

Narcissique et farfelue, la « cryonie » est un des projets « scientifiques » les plus tournés en ridicule — Clonaid, la société créée par Raël — mais elle n’en conserve pas moins des aspects plus crédibles, moins individualiste et plus démocratiques, auxquels on réservera le terme de cryogénie. Dans le cas qui nous intéresse, les tissus sont conservés non plus à des fins exclusives, pour assurer l’hypothétique survie d’un individu, mais comme banques pour des malades dans des hôpitaux. Certains donneurs atteignent ainsi à une forme d’immortalité plus altruiste et dans le cas des cerveaux, ils permettent des avancées dans les recherches sur des maladies dégénératives comme Alzheimer.

Course au zéro absolu.

La préservation des échantillons de tissus biologiques a une longue histoire de philosophie naturelle. En 1662, Robert Boyle écrivait : « on ne peut imaginer un plus grand service rendu que celui de la conservation des fragments de l’anatomie humaine, afin que les étudiants en médecine puissent les examiner aussi longtemps et aussi fréquemment qu’ils le souhaitent, jusqu’à ce qu’ils obtiennent une Idée gravée dans leur esprit. » Boyle distinguait plusieurs méthodes : l’immersion des spécimens dans de la résine, dans des huiles essentielles, les injecter d’albâtre, ou les fumer, les embaumer dans de l’alcool. Inspiré par Francis Bacon qui avait étudié les propriétés conservatrices du froid sur les poulets morts, Boyle entreprit une série d’expérience sur le froid et les cadavres.

Ses expérimentations sur des cerveaux de bœufs lui apprit que « la congélation était un moyen très pratique » mais en disséquant les cerveaux durcis, il s’aperçut que « la lame tranche une couche multiple de corpuscules de givres, un peu comme une pomme gelée et la matière grise semble pleine de tels cristaux ; les ventricules contiennent des morceaux de glace ou sont entièrement gelés. » Ces cristaux provoquent des lésions irréversibles : « les innombrables corpuscules de glace, le suc vital transformé en gel, s’étendent à toutes leur proportion et compriment certaines régions, en distendent d’autres, altérant gravement leur texture, ce qui accélère la putréfaction au dégel. »

La préservation des denrées alimentaires par la congélation était déjà bien établie, y compris pour la viande, ou les spécimens, mais deux facteurs entravaient la viabilité médicale du processus : l’impossibilité d’empêcher la putréfaction et l’impossibilité d’assurer un environnement assez froid assez longtemps.

Le diariste John Evelyn (1620-1706) décrivit à Boyle un « puits à neige » ou une maison de glace qu’il avait visitée en Italie, en 1683. En fait, il s’agissait de petites casemates en forme de cône inversé, couvertes de chaume et dans lesquelles on enfouissait des blocs de glace. Il faudrait attendre 1818 pour que l’architecte anglais John Buonarotti Papworth (1775-1847) déclare qu’il s’agissait « d’un excellent garde-manger de longue durée pour tout type de nourriture que la chaleur peut abîmer pendant l’été. » Ces puits à glace présentaient l’inconvénient d’être immobiles, leurs blocs de glace devaient être renouvelés et la demande croissante du dix-neuvième siècle, le développement d’une industrie alimentaire, accélérèrent les innovations technologiques pour la réfrigération.

Boyle et Bacon avaient remarqué que l’absorption de chaleur se réalise lorsque les substances passent de l’état solide à l’état liquide, et que l’accélération du processus augmente le taux d’absorption calorifère, ce qui produit in fine une chute de température. Ils parvinrent à ce résultat par l’ajout de salpêtre, ou d’acide dans les bains de glace, ce qui entraîna le résultat escompté : une congélation plus rapide et plus longue.

À la fin du dix-neuvième siècle, le médecin écossais William Cullen (1710-1790) démontra que l’évaporation de l’éther éthylique et de l’acide sulfurique produisait une chute de température encore plus drastique. Il avait également remarqué que lorsque les fluides s’évaporaient rapidement, par compression, la transition exigeait plus d’énergie cinétique, qu’il fallait puiser dans l’environnement idéalement clos, qui se refroidissait alors.

En 1748, il en fit la démonstration à l’Université de Glasgow mais il ne développa jamais la méthode commercialement. Le premier système portatif de réfrigération par compression de vapeur recourait à des réfrigérants très volatiles comme l’ammoniaque, le dioxyde sulfurique que leur toxicité et leur inflammabilité rendaient inutilisables dans des lieux clos, en particulier les navires, raison pour laquelle ils furent remplacés par le gaz fréon.

Le développement des techniques de liquéfaction des gaz et l’intérêt pour les très basses températures restait vif : en 1845, Faraday démontra qu’il était possible de liquéfier des gaz condensés ou « non-permanents » comme le chlore ou le dioxyde de carbone ; Faraday démontra également que des gaz comme l’hydrogène ou l’oxygène, le nitrogène et le monoxyde de carbone ne pouvait être liquéfiés, même à des températures aussi élevées que 400 atmosphères. Il pensait que ces gaz étaient tout simplement non-liquéfiables, ou « permanents. »

Le jour de Noël 1887, le secrétaire de l’Académie française des Sciences annonça qu’il avait reçu non pas une mais deux communications de scientifiques qui prétendaient avoir réalisé une liquéfaction transitoire de l’oxygène. La découverte de son compatriote Louis-Paul Cailletet (1832-1913) et de Raoul Pictet (1848-1929) allait donner le coup de départ à une course à celui qui parviendrait à des résultats semblables ; pour ce faire, on pensait alors à des températures proches du zéro absolu, où le mouvement moléculaire était censé s’arrêter.

En 1877, James Dewar, responsable de la chaire de Philosophie naturelle à Cambridge, commença à travailler sur les très basses températures ; Cailletet lui fournit un dispositif et il entreprit d’étudier des méthodes de stockage de gaz liquide, dans des tubes à double épaisseur ; il parvint ainsi à démontrer que « l’argentage » du vide contenu entre les deux parois d’un tube produisait un plus haut degré d’isolation que celui obtenu par du charbon, de la silice, ou de l’alumine ou d’autres substances. Dewar perfectionna son tube à essai, lui donna son nom et en 1897, le vase Dewar était né, la référence pour l’isolation thermique.

À partir de la fin des années 1890, Dewar parvint à produire de l’oxygène liquide en quantités et il poursuivit en 1898 avec la liquéfaction de l’hydrogène. En 1901, il tenta de liquéfier l’hélium dans un tube réfrigéré à 20.5 degrés Kelvin au moyen d’hydrogène liquide, mais son expérience échoua.

Dewar disposait d’une vaste gamme de matériel, de compresseurs, de pompes à vide, et d’autres outils de liquéfaction mais il travaillait seul, ce qui allait ralentir ses efforts. En 1887, le seul laboratoire à suivre une approche collective était celui du Professeur Heike Kamerlingh Onnes de Leyde : c’est là qu’en 1908, l’hélium fut liquéfié, ce qui valut le Prix Nobel à Onnes en 1913. La température d’ébullition de l’hélium était de 4.25 degrés Kelvin, soit -268 degrés Celsius.

La course au Zéro absolu venait d’être remportée : la liquéfaction des gaz « permanents » ouvrait la voie à de nouvelles disciplines et à la création de nouveaux instituts. La cryogénique était née, un terme que les laboratoires d’Onnes employaient déjà  en 1894. Le terme cryogénie désignait au départ les recherches à ultrabasses températures, soit 120K ou -153°C, voire en-deçà, au point d’ébullition des gaz permanent. Par la suite, la cryogénie allait désigner les recherches biologiques et médicales menées de la température ambiante à 120K.

L’émergence de la cryobiologie.

Ce domaine de recherche trouve son origine dans des études bien antérieures sur les effets du froid sur la conservation des cellules, en particulier les gamètes. Inspiré par Van Leeuwenhoek et ses recherches sur la composition du sperme, le père Jésuite italien Lazzaro Spallanzani (1729-1799) entreprit « d’étudier cette race d’animalcules au plus fin et d’enquêter avec précision sur leur forme et leur modus vivendi et leur habitus. » Il soumit les cellules spermatiques à un ensemble de variations environnementales : exposées à la neige, elles ne mouraient pas mais s’immobilisaient, comme en animation suspendue. Les gamètes et d’autres microorganismes survivaient-ils à une température en dessous de zéro ?

Réaumur, contemporain de Spallanzani, entreprit également des recherches cryogéniques avec des œufs de papillons, des vers à soie et d’autres insectes, mais aussi avec des spermatozoïdes. Il les plongeait dans une solution gelée de roc, de sel et de glace (-21°C) et d’esprit de nitre à -30°C. Les œufs et certains insectes survécurent et se régénérèrent. Des spermatozoïdes résistèrent également. En 1866, Mantegazza, un naturaliste italien, reproduisit l’expérience de Spallanzani avec du sperme humain conservé à -17°C. Malgré ces progrès encourageants, peu de recherches furent menées dans ce domaine jusqu’à la fin des années 1930.

Les recherches sur les effets des ultrabasses températures sur les organismes progressèrent significativement grâce à la liquéfaction des gaz permanents. Pictet et ses collaborateurs testèrent les effets du super-froid obtenu par la vaporisation d’oxygène sur des bactéries et découvrirent qu’elles pouvaient survivre pendant trois jours à des températures inférieures à -70°C et même à une exposition à -120°C pendant trente-six heures.

En 1900, le nitrogène, l’air et l’oxygène liquides étaient produits en quantités par Linde et Dewar ; leurs expériences exposaient les bactéries à l’air liquide et plongeaient des tissus dans des bains de gaz liquides. Deux autres biologistes, Jahnel et Shettles, s’inspirèrent de ces techniques pour poursuivre les recherches sur la résistance des spermatozoïdes à la congélation, au dioxyde de carbone (-79°C), au nitrogène liquide (-196°C) et à l’hélium liquide (-265°C)

Cependant, ce centrage des recherches sur l’effet des basses températures sur les systèmes biologiques et sur les méthodes de stockage ne devait pas se produire avant le début des années 1940. En 1938, un autre Jésuite et naturaliste, Basil Luyet, reprit les recherches de Spallanzanni et entreprit des études systématiques sur les effets de la congélation sur la levure et les œufs de grenouille.

Luyet s’inspirait d’expériences menées à Leyde entre 1908 et 1935 par le biologiste français Paul Becquerel. Ce dernier avait démontré qu’une cellule déshydratée pouvait être congelée au zéro absolu et ensuite être réchauffée, et réhydratée. Le tout était d’éviter la formation de cristaux de glace. Dans son maître-livre, Vie et mort à basses températures, Luyet émit l’hypothèse que le substrat métabolique des spermatozoïdes, le fructose, pouvait servir de milieu protecteur en cas de cryoconservation. Par la suite, la science démontra que cette méthode entraînait à la fois une perte de mobilité et d’espérance de vie des spermatozoïdes.

Les spéculations de Luyet stimulèrent néanmoins l’intérêt pour les isolants cryogéniques afin de limiter la formation des cristaux de glace. La percée se réaliserait en fait par un coup de chance et par ricochet suite à des erreurs méthodologiques. Dans l’après-guerre, à Londres, au Laboratoire de Mill Hill, une génération de cryo-biologistes, Chris Polge, Audrey Smith, Alain Parkes, commencèrent à étudier la conservation de la semence d’oiseaux.

En 1948, en dépit de leurs efforts, Smith déclarait « il y a peu de chances d’un quelconque progrès dans l’emploi des ultra basses températures pour conserver des cellules. » Leurs recherches démontrèrent que les lésions consécutives à la congélation étaient en grande partie le résultat d’une cristallisation extracellulaire de l’eau. C’était l’eau interstitielle, bien plus que l’eau contenue dans les tissus, qui provoquait les dégâts.

Peu de spermatozoïdes retrouvaient leur mobilité après le dégel. La coloration des spécimens montrait une désorganisation de la tête et du flagelle. Afin de réaliser cet examen morphologique, il était nécessaire d’immobiliser les spermatozoïdes avec un fixateur et c’est ainsi qu’un jour, les chercheurs découvrirent avec étonnement qu’un certain dosage parvenait à sauvegarder une mobilité après décongélation, avec un taux de réussite supérieur à 50%.

C’était un succès inattendu. Mais le lendemain de l’expérience, l’équipe fut tout aussi étonnée de découvrir que le taux de mobilité était descendu à 5%. La seule variable qui avait été modifiée était l’ouverture d’une nouvelle fiole de conservateurs. L’examen du fond de l’éprouvette révéla la présence de glycérol, du fixateur, au lieu de l’autre isolant. En fait, les étiquettes étaient tombées puis avaient été mélangées par un laborantin et c’est ainsi qu’une erreur entraîna une découverte majeure.

Banques de corps : nouvelles technologies, nouveaux imaginaires.

Les découvertes sur le glycérol et d’autres agents cryogéniques allaient révolutionner la conservation des cellules de mammifères. Les avantages étaient nombreux : avec des cellules vivantes réfrigérées à -79°C, toutes les altérations biochimiques sont soit ralenties à une infime fraction de leur vitesse habituelle ou stoppées nettes, ce qui empêche ou freine tout vieillissement. L’archivage de tissus humains à basses températures, pour une période indéfinie, devenait réalité et ouvrait la voie à la création de banques de tissus, un environnement sécurisé, contrôlé à long-terme, pour des ressources moléculaires exploitables.

Ce changement de mentalité impliquait trois conséquences : 1) l’animation suspendue et la réanimation de cellules laissait imaginer une application à l’être humain. 2) l’archivage de tissus humains suggérait qu’une transplantation était possible. 3) le stockage de tissus cryogénisés pouvait fournir des échantillons d’étude sur les maladies dégénératives.

Dans les années 1950, Audrey Smith fut à l’origine de la première avancée dans le domaine de la cryogénie et de l’animation suspendue appliquée à des mammifères. Smith s’était détournée des spermatozoïdes pour s’intéresser à des protocoles de congélation et de réanimation de petits mammifères, comme les rats ou les hamsters. Une fois anesthésiés, elle plaçait ses cobayes dans de la glace fondue qui contenait 50% de glycérol de propylène à -5°C jusqu’à ce que la température de l’animal se stabilise entre -1 et -5°C.

Les cobayes étaient maintenus à cette température environ pendant une heure, jusqu’à ce qu’ils soient complètement gelés. Malgré le glycérol, l’autopsie révéla la présence de cristaux de glace dans certains organes, dont le cerveau. [En 1955] James Lovelock inventa la diathermie qui permettait de « décongeler » vivants des hamsters qui avaient étés maintenus à -5°C pendant près de soixante-dix minutes. D’après la rumeur, les laborantins de Mill Hill se seraient également servi du dispositif de Lovelock pour cuire des saucisses à leur barbecue annuel d’été… en tout cas, ils ne saisirent pas rapidement le potentiel commercial de l’outillage, qui allait donner naissance aux micro-ondes.

Les hamsters gelés furent ressuscités grâce à cette technique : sur les vingt cobayes qui avaient été gelés pendant 50 à 70 minutes, dix-sept regagnèrent la vie ; sept des « survivants » devaient mourir dans les 24 heures et deux autres dans les dix jours qui suivirent. Les huit autres vécurent encore 450 jours, soit la durée de vie normale pour ces animaux.

Cependant, ceux qui avaient été congelés plus longtemps, entre 70 et 90 minutes, ne se remettaient pas, souffraient de convulsions et décédaient dans les dix minutes qui suivaient leur décongélation. Les hamsters adultes ne survivaient pas au traitement plus d’une heure s’ils avaient été congelés à -5°C et si plus de 50% de l’eau interstitielle avait été gelée. Le maintien en animation suspendue, à long terme, dans un environnement de grand froid, laissait donc peu de chance à une réanimation.

Malgré tout, ces tentatives cryogéniques allaient inspirer Robert Ettinger qui, comme il le disait de lui-même, « n’avait d’autre mérite que d’avoir pris sa retraite de professeur de physique et de mathématique. » Ettinger croyait qu’il était possible de geler des cadavres humains à très basses températures, jusqu’à ce que la science ait suffisamment progressé pour les ressusciter et les guérir de leurs maux, « y compris les dégâts provoqués par la congélation, la dégénérescence mentale ou tout autre cause de la mort. »

Sa thèse principale, La perspective de l’immortalité (1964) allait stimuler l’intérêt pour la cryogénisation ; il y cite Smith et comment « des animaux retrouvèrent une activité apparemment normale après que l’eau se soit transformée en cristaux de glace dans leur cerveau, ce qui prouve que l’on peut survivre à la congélation et au dégel. »

Bien que les échelles soient incommensurables, sans compter les conditions d’expérimentation (les hamsters n’avaient été congelés qu’une heure en dessous de zéro), Ettinger s’appuie sur les thèses de Smith pour émettre l’hypothèse d’une conservation à très longue durée et d’une résurrection. Il suffisait de trouver un moyen d’accélérer les techniques existantes. Ce que Smith précisait, c’est qu’il était extrêmement difficile d’établir un protocole unique pour des compositions cellulaires aussi différentes, avec des températures de conservation et de décongélation différentes.

Ces recherches essentielles seraient entreprises par les spécialistes du domaine des transplantations, qui étaient les plus concernés par ce problème. Deux problèmes se posaient à eux : la rapide détérioration des organes du donneur et l’insuffisance de compatibilité des tissus. Les principales innovations de protocoles de cryogénisation des organes provinrent du centre de recherche médicale de la Marine américaine au cours des années 1950.

Les médecins militaires américains avaient développé avec succès des méthodes de congélation des os, de la peau, de la dure-mère, du cartilage et des tissus cardiovasculaires, à des fins de transplantation ; c’est eux aussi qui furent à l’origine de la première banque d’organes américaine. La plupart des tissus étaient employés pour les greffes de peau, ou pour des greffes osseuses. Tout le problème était que la fraîcheur des tissus ne se conservait qu’à des températures légèrement supérieures à zéro et pour une période qui n’excédait pas trois à quatre jours.

Congeler du sang ou des tissus prélevés ou encore des organes vitaux était extrêmement difficile. On employait en général du glycérol car cette substance pénétrait la barrière cellulaire et empêchait la formation de cristaux. Néanmoins, on s’aperçut vite que l’altération de la tension osmotique abîmait les globules sanguins au cours de l’opération : des chercheurs britanniques revinrent sur les travaux entrepris par Luyet en 1938, sur la congélation du frai de grenouilles.

Luyet avait démontré que l’on pouvait revitaliser des cellules après exposition à l’air liquide, à ultra basse température, à -192°C, mais seulement à la condition d’une déshydratation préalable ; en outre, il fallait que la congélation/décongélation se réalise très vite. D’après Luyet, le peu d’eau qui restait dans ou entre les cellules pouvait se transformer directement d’une solution aqueuse à un solide inerte vitreux, sans jamais passer par le stade de la formation de cristaux. Il avait baptisé ce processus vitrification.

Avec cette théorie en tête, Rinfret et d’autres travaillèrent sur les polymères, capables de fixer l’eau extracellulaire aux molécules sans jamais franchir la barrière cellulaire. Perfusé de la sorte, le sang pouvait être congelé à très basse température, entre zéro et -196°C en moins de quatre-vingts dix secondes, puis décongelé tout aussi rapidement. Grâce à l’absorption de l’essentiel de l’eau extracellulaire, les dégâts étaient minimes.

Au début des années 1960, les premières tentatives aboutirent à congeler du sang et depuis on sait que le sang congelé à ultra basse température conserve ses enzymes pendant une dizaine d’années au moins.

Vers la même époque, d’autres tentatives eurent lieu pour congeler des organes par injection de conservateurs dans le système vasculaire avant leur mort, mais la plupart échouèrent. D’après Kenneth Ierson, « un rein occupe un volume un billion de fois supérieur à celui de chacune de ses cellule : pour le décongeler, il faudrait décomposer la vitesse de congélation pour chaque type de cellule. »

Selon toute vraisemblance, une congélation à -179°C dans le nitrogène liquide d’organes ou d’un corps humain entraînait une mort immédiate et irréversible de toutes les cellules et pourtant, ce fut cette technique que choisit le professeur James Bedford (1967) pour placer un corps humain en état d’animation suspendue.

Cette procédure demeure le protocole de conservation pour les cerveaux mais les techniques se sont perfectionnées depuis. Au milieu des années 1980, deux biologistes de l’Institut national de la Santé (USA), Greg Fahy et William Rall, employèrent le processus de vitrification de Luyet sur des organes complets, au grand enthousiasme de la communauté cryogénique.

Fahy parvint à élaborer un conservateur qui protégeait les cellules du gel lors d’une congélation rapide à -196°C et son collaborateur Brian Wouwk parvint récemment à réfrigérer des reins de lapins à -7°C pour une période d’une heure avant de les décongeler et de les transplanter avec succès. Bien que le progrès soit mince par rapport aux recherches d’Audrey Smith, Fahy affirme que cette expérience « défriche le terrain et prépare un affinage du processus. »

Ce défrichage s’avère considérable. Tout d’abord, reste le problème essentiel : comment produire un taux élevé de vitrification dans les organes ou dans le corps et comment l’inverser lors de la décongélation ; comment refroidir assez vite les organes ou les corps pour empêcher la formation de cristaux et comment les réchauffer assez vite pour empêcher la « dé-vitrification » ou l’effondrement cellulaire.

La fracturation est le plus gros inconvénient : le risque devient important à partir de vingt degrés en dessous du seuil de transition ; il est certain à la température du nitrogène liquide, pour de vastes échantillons. Faute de conservateurs et d’une température adéquate, les craquelures du cerveau, de l’épine dorsale ou d’autres organes sont inévitables.

L’hyper-perfusion provoque un rétrécissement du cerveau qui semble éviter les fractures mais, comme le note Fahy, « la déformation des tissus qui s’ensuit est si importante que l’équilibre chimique s’en trouve gravement perturbé. »

Après décongélation, les corps ou les organes cryogénisés semblent intacts vus de l’extérieur, mais, intérieurement, les dégâts sont profonds, même après vitrification. « Ce n’est pas parce qu’un corps mort à l’air d’un corps vivant à l’œil nu que les deux états sont semblables. »

Rénovation et réanimation.

Ce qui nous amène au cœur de la thèse d’Ettinger : peu importe les dégâts physiques occasionnés par la réfrigération, il sera toujours possible d’inverser le processus.

En réalité, pour y parvenir, il faudrait à la fois résoudre le problème des dégâts cellulaires provoqués par la mort ou par la maladie, mais aussi ceux induits par la décongélation. Il faudrait non seulement un progrès dans la biologie moléculaire contre les maladies dégénératives, dans le domaine des nanotechnologies et encore une fois, il est paradoxal que les récentes avancées dans ces domaines se soient en grande partie fondées sur les banques d’organes humains, sur les cellules souches d’ADN, toutes conservées dans des chambres froides.

D’autre part, si, comme le prétendent les cryogénistes, l’identité réside tout entière dans le cerveau, pourquoi ne pas se limiter à cet organe ? Problème : il est illégal de congeler un patient en bonne santé et la plupart des cerveaux en banque appartenaient à des personnes âgées, de plus de soixante ans, dont certains présentant des signes de maladies dégénératives. En revanche, là où la cryogénisation a apporté un progrès, c’est dans la conservation des spécimens de cerveaux. Auparavant, les cerveaux étaient conservés dans le formol, ce qui permettait un examen général des tissus et de la morphologie, mais pas une étude génétique ou biochimique approfondie.

Avec la cryogénisation, les tissus sont en état d’animation suspendue et les interactions entre protéines, l’immuno-réactivité n’est pas détruite. À partir des années 1960, les banques de cerveaux aux États-Unis et au Royaume-Uni commencèrent à développer des techniques de cryogénisation du cerveau non seulement comme un organe séparé, mais comme une source d’information sur les causes et le traitement des maladies neuro-dégénératives. Des protocoles simples et efficaces servent aujourd’hui dans toutes les banques d’organes du monde et archivent le cerveau à -85°C en prévision d’études microscopiques, radiographique ou neurochimiques.

Les recherches de pointe les plus récentes dépendent elles aussi d’organes cryogénisés, y compris les cellules embryonnaires et les cellules souches. Plusieurs études récentes ont démontré que le tissu neuronal humain extrait des fœtus et cultivé in vitro pouvait être transplanté avec succès dans le cerveau des malades de Parkinson où il établissait de nouveaux réseaux synaptiques qui renouaient des connexions avec les autres tissus environnants.

Les capacités de renouvellement des cellules souches sont innombrables : elles peuvent servir de vecteurs pour produire des molécules de thérapie génique, contre les maladies dégénératives du système nerveux. Néanmoins, pour mener de telles recherches, il a fallu développer une nouvelle méthodologie de stockage et de manipulation des cellules souches.

Beaucoup proviennent d’embryons humains et peuvent être cultivées, mais leur conservation sur une période indéfinie pose un ensemble d’inconvénients techniques et économiques quasi insurmontable. Des souches essentielles peuvent être infectées, altérées, subir des modifications génétiques ou des contaminations. Sans la cryogénisation de ces cellules souches modifiées génétiquement, la recherche serait impossible. Or, les retombées sont considérables pour le traitement du diabète, de l’artériosclérose, et d’autres affections dégénératives.

Récemment, une recherche israélienne annonçait avoir réussi à vitrifier des cellules souches embryonnaires, une découverte qui pourrait faciliter la création de banque de cellules souches à grande échelle.

La biologie moléculaire et la cryogénie sont essentielles pour un autre domaine : la nanotechnologie. Le prix Nobel de Physique Richard Feynman suggéra le premier (1959) que les principes de la physique impliquaient la manipulation de la matière, « atome par atome. »

Selon cette perspective, Eric Drexler, un ingénieur biochimiste du MIT, a théorisé la création de systèmes moléculaires qui seraient capables d’assembler des atomes et des molécules un par un, afin de générer d’autres structures moléculaires. Ces manipulations s’opèrent à l’échelle du nanomètre ou du trillionième de mètre. Là aussi, la cryogénie a joué un rôle important, bien que souterrain : en 1990, deux enquêteurs d’IBM annoncèrent qu’ils étaient parvenus à employer un microscope capable d’opérer à des températures de 4K, à visualiser les atomes d’un atome de cristal de nickel, avec une précision extrême. Le procédé pouvait être appliqué à la manipulation de molécules.

D’autres développements inaugurèrent l’application des nanotechnologies dans le domaine biomédical, ouvrant un champ nouveau aux bio-nanotechnologies. Dans son essai fondateur Engines of Creation, Drexler avance l’hypothèse comme quoi les nanotechnologies pourraient créer des assembleurs, des systèmes robots microscopiques pour réparer et se déplacer à travers des tissus congelés, sans causer de dommage aux parois cellulaires. Bien que de telles machines ne disposent pas assez de mémoire pour accomplir tous les programmes, en théorie, leur mise en réseau pourrait, par l’intermédiaire d’un serveur de stockage.

De telles spéculations ont, évidemment, reçu l’attention de la communauté cryogéniste et Merckle lui-même a fourni une analyse détaillée des retombées des bio-nanotechnologies dans le domaine de la congélation de cerveau. Il suffirait de réorganiser la structure atomique des cellules cérébrales, « un processus qui nous permettrait de rétablir les structures gelées ou abîmées pour les rendre de nouveau fonctionnelles. » C’est impossible pour l’instant. D’après Scientific American, ces prédictions font preuve « d’une certaine témérité dès lors que la science est encore très loin de produire des machines nanoscopiques qui pourraient rétablir les fonctions vitales de cerveaux congelés en animation suspendue. »

Conclusion.

Ces spéculations de science-fiction nous font passer d’un rêve à l’autre et produisent ainsi un imaginaire prégnant de palingénésie : depuis les profondeurs gelées de la chambre cryogénique à la chaleur rassurante d’une perspective d’immortalité. Les « transhumanistes » les plus extrêmes misent tout sur le « téléchargement » cérébral qui permettrait de copier l’esprit d’une personne sur un autre support, non-organique, construit de la main de l’homme, ou de transférer l’identité individuelle dans un système artificiel par « une simulation intégrale du cerveau. »

Le cerveau du patient cryogénisé subirait ainsi une transplantation parfaite : une fois congelé, il serait ensuite découpé au microtome, chaque tranche scannée par un ordinateur à haute définition qui reconstruirait tout le réseau neuronal sur un « support artificiel », un programme de simulation cérébrale qui reproduirait ensuite l’environnement du patient doté d’un nouveau corps de lumière. Du moins, c’est que certains s’imaginent…

Que le patient ressuscite dans un nouveau corps cloné ou sous forme d’icône sur l’écran d’un ordinateur, voilà qui exige un degré de maîtrise moléculaire et de connaissance neurologique surhumain et cela ravive l’hypothèse du malin génie ou du cerveau dans la cuve.

Si la cryogénisation suscitait au départ l’ironie, il serait néanmoins malvenu de négliger son impact dans le domaine biomédical et sur les nanotechnologies. L’archiviste de l’institut américain de recherche cryogénique me déclarait : « La plupart des visiteurs extérieurs me demandent : avez-vous le cerveau de Walt Disney quelque part ? » cette question montre à quel point le narcissisme est toujours présent dans les représentations populaires et obscurcissent les véritables enjeux qui sont collectifs.

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