Ill. : Denis Forkas. Texte : Histoire des enfers par Georges Minois, éditions Fayard
[Chez les Égyptiens], une série de tortures visent à
l’anéantissement du méchant voué à la seconde mort. Tortures variées et
atroces, mais non gratuites et qui ont pour but de le réduire au néant :
c’est bien ce que redoute le défunt qui, dans le Livre des morts,
déclare : « Grand Dieu, fais que mon âme [le ba] vienne à moi,
en quelque lieu qu’elle soit, qu’elle voie mon corps… Ainsi, il ne périra pas,
il ne sera pas anéanti, jamais. »
L’anéantissement peut être obtenu par l’action d’Ammit,
cet animal monstrueux à la tête de crocodile et au corps de lion, et
d’hippopotame qui dévore les méchants, à la suite du jugement, comme on le voit
sur des fresques tardives. Cependant, le processus est souvent beaucoup plus
long. Les « damnés » que les égyptiens appellent les
« morts », par opposition aux « transfigurés », sont
entassés dans des espaces obscurs et restreints : ils sont nus, boivent
leur urine et mangent leurs excréments ; la puanteur est
insupportable ; plaintes et gémissements sont les seuls bruits de cette
atroce prison où tout se déroule à l’envers et où l’on marche sur la tête.
Dans d’autres représentations, ce processus de
déshumanisation est remplacé ou suivi par un dépeçage actif : la
décapitation est fréquente, en particulier dans les peintures de la tombe de
Ramsès IV, où les victimes sont représentées alternativement en rouge, le sang,
et en noir, l’anéantissement ; ailleurs, des épées enflammées découpent
les corps attachés à des poteaux de torture ou enfermés dans des cages ;
chaque élément de la personnalité est détruit séparément : le ba,
élément spirituel, comparable à l’âme, le cœur, l’ombre elle-même, sont
déchirés, piétinés ou anéantis par le feu : bouillis dans des chaudrons,
jetés dans des étangs de feu, sur des chardons ardents, brûlés par des serpents
cracheurs de flammes, et ainsi de suite.
Cette imagerie infernale influencera fortement les conceptions
juive, chrétienne et grecque. Elles n’en retiendront que l’aspect sacrificiel,
alors que les Égyptiens exprimaient sans doute une idée beaucoup plus
profonde : la réduction de l’individu au néant par la destruction de ses
composantes. C’set là le danger et le sort fréquent des images, allégories, et
comparaison de toutes sortes ; l’expression finit par faire oublier la
réalité exprimée ; par dégradation, l’aspect concret en vient à devenir la
réalité elle-même. Nous avons ici une bonne partie des éléments qui
constitueront la « peine des sens » dans l’enfer chrétien :
obscurité, bruit, puanteur, feu et déchirure des chairs.
Les supplices constituent en fait ici une exécution qui
doit se terminer par la seconde mort. Ils se déroulent dans le « domaine
de l’anéantissement », que le Livre des Portes situe au-dessous du
monde souterrain. Ils devraient donc cesser pour chacun assez rapidement. Tout
se passe comme si l’anéantissement était une limite idéale, jamais atteinte.
Les mythes égyptiens montrent que l’on ne peut éliminer définitivement les forces
du mal, sans cesse tuées par les dieux.
L’éternité des peines est ici en germe. Elle n’est cependant pas affirmée. L’enfer égyptien vise à la destruction des méchants, non à leur souffrance perpétuelle. Il incarne le désordre, comme le montrent les motifs de condamnation retenus contre eux : ces motifs sont toujours d’un ordre très général. Peu importe le détail de leurs fautes : ce qui compte c’est qu’ils ont favorisé les forces de désordre et mis en danger le Maat, l’ordre social et cosmique.
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